A double sens

L’un de mes exercices favoris en classe consiste à donner une liste de mots, et à demander à mes élèves de former une phrase autour de chaque mot. J’applique d’ailleurs la recette à mon propre apprentissage du chinois, y prends, certes, moins de plaisir que quand je tente l’expérience en français, mais néanmoins c’est efficace, et a le mérite de vous faire sentir tout a coup capable de quelque chose, de vous donner prise sur la langue, de la faire vibrer soudain, non plus comme un amas de sons, signes et autres tournures grammaticales alambiquées, mais comme quelque chose de vivant.

Mes étudiants traitent l’anglais comme une langue morte, ils feraient un carton en latin ou en grec ; nul doute que les Chinois pourraient rafler prochainement le marché des traductions bibliques et autres éditions de Lettres classiques – ils ne sont plus à un marché près, après tout… Peut-être a-t-on réellement peine à croire, en Chine, que l’étranger vit bel et bien, s’agite, dort, mange et parle, de l’autre côté des frontières ? Il n’y a qu’a voir l’étonnement quotidien que nous suscitons, et ce d’autant plus lorsque, quoique dotés de longs nez, longues jambes et cheveux mous, nous nous livrons à des activités étrangement comparables à celles de nos nouveaux compatriotes : manger, aller aux toilettes, et parler…

Sans aller chercher si loin cependant, il semble que l’autre explication à ce traitement résolument mortifère de la langue anglaise soit à chercher du côté de l’éducation… Une fois qu’ils ont compris la teneur de l’exercice, et ravalé tout un arsenal de mimiques étonnées et de commentaires paniqués en chinois, mes étudiants se précipitent sur leurs livres pour chercher à faire ce qu’ils ont été éduqués à maîtriser depuis vingt ans, à savoir, recopier. J’espère un jour pouvoir me glisser dans une classe primaire, et observer comment on enseigne le chinois aux enfants. Nul doute qu’une langue aussi solidement basée sur l’écriture incite à une rigueur méthodique dans le recopiage, ainsi qu’à une redoutable faculté de stockage en mémoire. Plus j’avance dans ma découverte du chinois, plus je réalise à quel point il vaut mieux ne pas oublier un trait dans le dessin d’un caractère, et combien il importe de savoir écrire autant que de parler, car les sons au total ne sont pas si variés, et une même prononciation (même déclinée en quatre tons distincts…) correspond à des dizaines de caractères différents… L’une des phrases utiles à savoir, d’ailleurs, est celle qui permet de vérifier, lorsque l’on doute du sens d’un mot, l’orthographe de ce dernier en le comparant aux mots de quelque formule courante : « tu veux dire, zuo de zuo fan, ou zuo de qing zuo ? » (« zuo de faire la cuisine, ou zuo de assieds-toi s’il te plaît ? »).

Mais rassurez-vous, étant encore dans la dure phase de rabâchage des dites formules courantes, je n’ai pas encore trop à me préoccuper de les rapprocher de quoi que ce soit de trop poétique ni technique… Cela dit, je constate que ma « Méthode 90 » (du Livre de Poche, pour lui faire un peu de publicité méritée), prototype pédagogique de l’enseignement des langues « à l’occidentale », est plus efficace que le professeur chinois que se paie l’une des mes collègues américaines deux fois par semaine : en trois mois, elle a ingurgité des dizaines de caractères, mais n’a aucune idée de la façon de les articuler entre eux, et est proprement incapable de composer une phrase, ne serait-ce que pour demander son nom à quelqu’un, ou le gratifier du fameux « as-tu déjà mangé ? », l’équivalent de notre « comment vas-tu ? »… C’est à se demander si le professeur a bien compris qu’elle souhaitait, non pas étudier la calligraphie, mais parler chinois et se sortir enfin du pétrin quotidien dans lequel se trouve ici le non initié linguistique… Elle songe, cela dit, à prendre ces trois derniers mois comme une expérience intéressante de l’éducation à la chinoise, et à tirer prochainement son chapeau au cher professeur.

Pour revenir à cet exercice de création de phrases, à mettre sans doute plus du côté du creative thinking des Américains que de l’esprit confucéen des Chinois, je dirais qu’en dépit du fait qu’il déstabilise en général totalement mes étudiants, il me révèle parfois des informations tout à fait intrigantes. C’est ainsi que j’ai pu obtenir, dans deux classes distinctes et à des moments différents, autour du mot Chine (nous venions d’étudier en long et en large comment dire que le Yunnan est au Sud-ouest de la Chine, Pékin au Nord, etc.) : « La Chine est un pays développé » et« La Chine est un pays en voie de développement »… Difficile de contredire l’un comme l’autre des élèves, l’objectif n’était pas de rentrer dans une polémique géopolitique, ni de créer un incident diplomatique ou de faire passer les laowai (étrangers) pour encore plus déplacés qu’ils ne le sont déjà, ni, encore moins, de faire perdre la face aux étudiants… Leur grammaire était correcte, et je les ai donc félicités, very good indeed.

On obtient parfois des révélations édifiantes ; un professeur canadien de l’école s’est vu répondre l’autre jour, tandis qu’il demandait à sa classe ce qu’ils pensaient pouvoir découvrir d’intéressant au Vietnam : « poor people »… Voila un résumé qui ferait sensation sur une brochure touristique…

De mon côté, cette histoire de pays développé ou non m’a laissée perplexe. Même s’il a pu y avoir réelle confusion entre deux termes de la part de l’un des deux élèves, et qu’il ait pu vouloir dire l’exact contraire de ce qu’il a bien voulu réussir à prononcer (béni soit-il, du moins, pour cela), la question mérite d’être posée… Sans doute les deux étudiants avaient-ils bien en tête la même définition du « développement » : progrès matériel, équipement technologique, meilleures conditions sanitaires, élévation du niveau de vie, etc. Mais sur cette base, que dire ? Je suis partagée sans cesse entre des phases d’adaptation tranquille à mon nouvel environnement, où je me laisse gagner par cette nouvelle « norme », pensant que les choses viennent facilement à moi, finalement (mais oubliant que c’est moi qui vais à elles et fais sans doute un puissant effort d’adaptation), et des phases ou soudain, prenant du recul, j’ai comme un deuxième œil qui s’éveille, et s’étonne : « non, mais qu’est-ce qu’il fait celui-là ? Il tire sa carriole à cheval à contresens dans la piste cyclable… » Pendant qu’un autre, à côté, fait vrombir son 4×4 à vitres teintées sur la route à trois voies (enfin, à voies : impossible de déterminer le nombre de voies en Chine ; il y a autant de voies, dirons-nous, qu’il n’y a de place sur la chaussée pour ceux qui s’y trouvent, qu’ils y roulent, marchent, pédalent ou rêvassent, en avant ou à contresens…).

Le trafic est une source intarissable d’étonnement, les engins à deux, trois ou quatre roues qui s’ébattent ou se poussent péniblement, les chevaux et leur crottin au milieu de tout ça, ces vélos dont la selle une fois sur deux est trop basse, ça donne des allures rocambolesques, les genoux en éventail sur les côtés et l’air d’être tranquillement assis devant la télé (je me demande si les clefs à molettes sont chose rare en Chine, ou si tous ces vélos sont du type « just stolen » et utilisés tels quels ; ou si le vélo de la petite sœur sert à la famille tout entière, sans que l’on se donne la peine de relever la selle de temps à autre… en tout cas, j’ai mal aux genoux pour eux quand je les vois…)… Il y a aussi ces nouveaux vélos électriques, qui ne font pas de bruit, mais se font doubler par les vélos traditionnels… Ces bébés plaqués contre le dos de leurs parents, sur les tricycles débordant de bazar, dont la tête endormie pend sur le côté, par-dessus les motifs éclatants du porte-bébé brodé. Ces marcheurs pliés sous des paniers surchargés. Ces minibus dont le klaxon semble être le principal combustible, et puis ces camions monumentaux, qui soulèvent autant de poussière qu’ils n’en laissent tomber de leurs chargements.

Et puis il y a des téléphones portables dans toutes les mains, ­dans celles des cyclistes également, il y a des hôtels étonnants de luxe (du moins en apparence : je ne m’avance pas sur la solidité de la construction, ni sur la qualité de la prestation…), des frigidaires, des télévisions, des jeans sur toutes les paires de jambes âgées de moins de 30 ans, des Mac Donald, des chaînes de donuts, Carrefour et Wal Mart qui rivalisent dans l’accumulation de denrées dont seules un petit volume finira dans les caddies (on vient se promener là en masse, mais les paniers à la sortie sont réduits)… Je suis allée réviser mes Christmas Carols chez Wal Mart, d’ailleurs, avant-hier : toutes les caissières étaient affublées, en plus de leur habituel gilet étiqueté d’un prénom américain, d’un chapeau de Père Noël, et la foule se pressait dans les rayons aux sons de « Jingle Bells » et autres « Santa Claus is coming to town »…

D’apparence, mes étudiants ressemblent fort à ce que nous pouvons être, nous autres Français et plus largement Occidentaux, dans nos années de tranquillité estudiantine : des jeans, et encore des jeans, des tentatives tous azimuts pour se démarquer tout en respectant la mode, des promenades nonchalantes le long du campus, et l’ingurgitation d’une dose phénoménale de snacks en tous genres, tout au long de la journée… Mais parfois je réalise l’immense écart qui me sépare d’eux : dès ma naissance j’ai eu droit à un passeport, obtenu en dix jours pour une somme raisonnable, et non en six mois pour une liasse inabordable de billets ; au fil des années, j’ai pu voyager, lire un paquet d’informations de sources variées (et a priori non censurées), découvrir plusieurs aspects de cette culture américaine qui semble incontournable dans le monde aujourd’hui – et non simplement me contenter de goûter un ou deux hamburgers made in China, d’écouter du rock tout en ne saisissant pas un traître mot des paroles, et de porter des t-shirts bardés de mots anglais mal orthographiés et placés au hasard, pour leur côté esthétique… (Cela dit je serais curieuse de savoir ce qui est écrit sur les innombrables t-shirts à calligraphie asiatique que nous portons nous autre, à Paris et ailleurs…).

Plus généralement, et à force de comparaisons interculturelles, on m’a inculqué le devoir de cultiver ces fameux « esprits d’analyse et de synthèse », perçus chez nous comme des valeurs suprêmes, à mettre sur tous les CV et à développer toute sa vie durant, avec leur comparse, l’« esprit critique »… Du coup je sais ce que « résumer », « comparer » et « donner mon avis » veulent dire, ce qui est loin d’être évident pour mes étudiants ici, qui seraient surpris de voir ce qu’on enseigne dans les écoles de commerce outre-plaines de l’Asie Centrale…

Conséquence, sans doute, de cette éducation sur le continent de la critique pure, raisonnable et reine, aujourd’hui je considère l’ordinateur comme une source prioritaire d’information et comme un outil de communication, pas comme une machine à jouer aux « computer games », seul usage véritablement reconnu aux alentours du campus, et il me semble que quand j’avais 20 ans j’avais déjà opéré le changement, et laissé Arkanoïd et autres Pac Man au placard… Ou du moins, j’étais curieuse de savoir comment on pouvait éventuellement utiliser un ordinateur à d’autres fins, et d’aller voir ce qui pouvait bien se passer sur Internet… Enfin, si les computer games sont la drogue locale (les étudiants y passent souvent la nuit, et leur regard tend parfois à se « zombiser » dangereusement), c’est un moindre mal, et de ce côté là ils sont peut-être encore protégés…

Quand j’avais 12 ans également, à l’école un médecin ou une infirmière est venu m’expliquer comment on fait les bébés ; à 15 ans on m’a parlé du SIDA ; à 17 ans, vaccinée contre l’hépatite B. Ici, nous avons appris il y a quinze jours (soit trois mois après le début des événements) que derrière cette apparence générale de sourires à gogo, douce nonchalance et organisation bien rodée, les étudiants filaient les uns après les autres à l’hôpital pour des périodes de deux ou trois mois, pour cause d’épidémie d’hépatite B… L’une de mes étudiantes est effectivement réapparue la semaine dernière, me racontant, tout sourire, son séjour à l’hôpital, comment elle était seule là-bas parce que sa famille est du Shandong, dans le Nord-Est, et aussi comment elle avait rencontré une Australienne qui avait fini par demander à se faire rapatrier… Jolie petite histoire, j’ai trouvé, et je me suis immédiatement renseignée de plus près sur ce charmant virus… Je me suis aussi permis de suggérer à l’école de mettre du savon dans les toilettes, et de faire en sorte que la chasse d’eau collective soit tirée un peu plus souvent, trouvant tout à coup que ce qui m’avait paru fabuleusement exotique et un véritable challenge d’adaptation lorsque j’étais ici en voyage, avait à présent, non seulement moins de charme, mais un autre visage : celui de la santé publique et de la sacro-sainte éducation à l’hygiène… Ma suggestion n’a pas eu beaucoup d’effets : mais non, m’a-t-on répondu, les étudiants attrapent ça en mangeant des fruits ensemble dans les dortoirs… Des fruits défendus ?… Les Chinois ont l’art de la métaphore, décidément. Ou une naïveté et un sens du tabou à toute épreuve…

Ah tiens, au moment ou j’écris, une petite fille est en train de se rincer les dents dans les plantes vertes, sur le balcon d’à côté. Je me demande ce qu’il se serait passé si j’en avais fait autant à son âge… Et aussi ce que vont donner les plantes ; je vais suivre ça de près…

Je vais pour ma part aller prendre une douche, puisque j’ai la chance, en tant que professeur étranger, d’avoir un appartement équipé, un ballon d’eau chaude électrique si je veux me chauffer un peu, et de l’intimité. On est dimanche, mes voisins sont quant à eux occupés, sur le toit d’en face, à se laver les cheveux dans une bassine, et à frictionner leur linge, accroupis. Peut-être est-ce le secret de ces cheveux magnifiques qu’ont les Chinois, ils sont « pollution proof », j’en ai bien l’impression, et restent inconditionnellement brillants malgré la couche de poussière qui vient quotidiennement se plaquer sur les miens, et sur le sol et les meubles de mon appartement… Je me demande combien d’années d’acclimatation il faut pour contrecarrer les lois de la génétique : le débat est ouvert…

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Cooking in the sun…

On s’habitue à tout, n’est-ce pas, et même plongé dans la jungle de Hai Yuan Cun (le nom de mon village), il faut veiller à entretenir le feu de la créativité et de la curiosité. Me voici donc dans une phase d’expérimentation – la dernière en date datant d’il y a trente secondes : tentative d’installer un système d’accents sur le clavier pour vous épargner la lecture difficile de ce français tronqué ; mais je crains que le dit système ne soit, comme on dit, une vraie galère, et ne nuise à la spontanéité de ma pensée – voire ne pèse fortement sur mon état de calme et ne réduise à néant l’effet de ma séance matinale de yoga… Je m’en tiendrai donc à la version non accentuée[1], bien désolée et espérant que malgré tout vous continuerez à me lire et à partager vos réactions qui, by the way, me font extrêmement plaisir…

Expérimentation, donc, couplée d’une phase deconsommation aiguë, pour améliorer mon quotidien et commencer à me sentir vraiment chez moi. Je dis progressivement adieu à la cantine, qui a rythmé mes jours depuis bientôt trois mois, bains de foule quotidiens vers midi quand tous les étudiants se ruent sur leurs bols de riz (j’ai renforcé à cette occasion ma capacité à bousculer tout le monde, foncer dans le tas comme si de rien n’était, avec douceur, calme et obstination, un art tout particulièrement chinois, sans la maîtrise duquel on ne survit pas deux jours ici…), essai d’une centaine ou plus de plats différents, observation des rites en vogue dans ce « restau U », notamment de la façon qu’ont les Chinois, même quand ils sont contraints de manger dans un bol individuel, de partager avec leur voisin, de lui faire goûter au moins l’un des trois ou quatre ingrédients qu’ils ont empilés dans leur bol, d’un coup tacite et bref de baguettes.

A propos de baguettes, j’ai vu hier, dans un magasin de chaussures (ceci pour vous donner une idée du genre de rapprochements abrupts que l’on peut trouver par ici), mon premier chien nourri à la baguette, c’est-a-dire aux baguettes… Mais ceci est un aparté, revenons à nos moutons, ou plutôt à nos poulets, lirez-vous plus bas. J’ai reconstitué ces quinze derniers jours mon équipement minimal et vital, à savoir : un wok, un rice-cooker et des épices, à quoi j’ajoute la guitare, une petite lampe de bureau pour arrêter de me fusiller les yeux sur ces maudits caractères chinois et, enfin, un vélo ! Je redécouvre les joies de la cuisine, expérimente toutes les combinaisons possibles avec le wok, apprécie infiniment la cuisinière au gaz (jamais un Chinois ne cuisinerait sur une plaque électrique : il lui faut un feu de charbon, ou une flamme du moins, quelle qu’elle soit), même si je dois fermer la bouteille après chaque usage, ayant eu un jour la surprise odorante de rentrer dans un appartement parfumé au gaz naturel… Je me fais une raison, et ajoute cet incident sur la liste des appareils et objets défectueux, anticipant que statistiquement chaque jour quelque chose va se casser ou tomber en miette – tant que ce n’est pas le ballon d’eau chaude de la douche, tout va bien, car vivre sans chauffage est une chose tout à fait envisageable, tant que l’on peut compter sur ses cinq minutes de chaleur aquatique le matin…

Le seul objet manufacturé qui, peut-être, tienne la route pourrait être le vélo : sa durée de vie semble illimitée, les modèles qui courent les rues ont l’air de faire concurrence aux œufs de cent ans. Le mien y compris, bien entendu, mais c’était le but de l’opération, car tout vélo un peu trop rutilant connaît un turn-over de propriétaires absolument démesuré, et il faut donc viser la discrétion… Ceci explique sans doute que les vélos ont intérêt à être bien conçus et solides : à chaque nouveau vol, la pauvre monture doit s’adapter à un nouveau style de conduite, à un nouveau poids, à une nouvelle force de freinage… Ayant été dressée à l’école parisienne, j’ai investi, pour un coût total avoisinant la moitié du prix du vélo lui-même (négocié à 100 kuais[2], un prix normal pour un vélo « fraîchement volé », je n’en doute pas…), dans trois cadenas, passe dix minutes à les attacher à chaque fois, mais pense pouvoir dormir l’esprit tranquille – je vous tiendrai au courant en tout cas de la durée de notre vie commune, le vélo et moi… J’ai aussi un petit panier, à l’avant, et un porte-bagage, au cas où je souhaitais me lancer dans quelque transport de marchandise inédit (je vous renvoie pour cela à la saisissante galerie photos de mon ami François, sur http://www.culture-aventure.net/velosdechine, qui reflète tout à fait ce que l’on croise quotidiennement dans les rues ici).

L’école parisienne est peut-être bel et bien la meilleure pour qui veut s’adonner aux joies du cyclisme citadin, et rouler ici, malgré les apparences de jungle absolue qui sautent aux yeux et au cœur quand on circule à pied ou en bus, est cent fois plus aisé que parmi ces fous de Parisiens, équipés de moteurs à quadruple injection, et par ailleurs farouches ennemis des vélos et de toute personne tentant une approche calme et tranquille du transport personnel… A Kunming tout le monde, y compris les piétons, a compris depuis longtemps que la seule règle qui tienne la route (au sens propre comme au sens figuré) est d’avoir des yeux tout autour de la tête, et d’avancer tranquillement mais sûrement, sans à coups… Ah, le sans à coups serait-il la clef de l’esprit chinois ? L’avenir me le dira je l’espère, à mesure que je comprendrai mieux ce peuple immense mais solidaire… Enfin, solidaire dans la limite des vols disponibles, bien entendu.

Etrangement solidaire, également, quand on considère la taille de l’Empire. Un challenge résolu, apparemment, par cycles, à travers l’histoire de la Chine : régulièrement, un régime vient en remplacer un autre, mais s’attache toujours à remettre en place les mêmes objectifs, et notamment celui de maintenir la solidarité nationale, même à l’approche desfrontières, terreur des Chinois han… Kunming est proche d’une frontière, et a eu un passé agité, étant le siège d’une communauté hui, musulmane, matée il fut un temps et aujourd’hui contenue. La ville a également la réputation d’être moins stricte côté traditions ; les jeunes s’habilleraient ici de façon plus délurée que dans le Shandong (mère patrie de Confucius), par exemple. Je constate pour ma part un nombre intéressant de suçons dans le cou de mes élèves, indices qu’ils aiment sans doute exhiber pour contrebalancer leurs légendaires timidité et faculté d’obéissance absolue (l’une de mes collègues, philippine, s’est permis de leur expliquer que ce n’était pas nécessairement l’ornement corporel le plus esthétique, et a tâché de leur faire croire que cette forme de tatouage pouvait rester imprimée ad vitam aeternam… Mais la naïveté a certaines limites, je pense, même en Chine…).

Mon professeur de danse est un Hui, il ne mange que dans les restaurants hui, que l’on reconnaît à leurs devantures vertes ornées de calligraphies emmêlées (je n’ai pas encore résolu la question de savoir si c’était de l’arabe ou une autre langue[3]), aux petits chapeaux cylindriques que porte le personnel, aux morceaux de bœuf qui, souvent, pendent à l’entrée (voire parfois des vaches entières, écorchées vives). Ils ne servent pas de porc. Les Chinois han auraient tendance à dire : « mais que peuvent-ils bien manger alors ?… » Un reflexe humainement borné face à la différence d’autrui, car c’est oublier leur propre capacité à avaler, outre le porc qui, certes, trône royalement au cœur des menus, une variété infinie d’animaux : volailles, poissons, grenouilles, chiens, et pourquoi pas ratons laveurs, lapins, buffles… Et bien sur le bœuf, mais celui-ci est plus cher que le porc, et il est vrai que si un milliard de Chinois se mettaient à manger quotidiennement du bœuf, il pourrait y avoir un problème de densité animale, voire de rejets de méthane… Le porc a par ailleurs l’avantage de manger n’importe quoi, et si vous vous promenez en vélo, vous partagerez sans doute la piste cyclable avec quelques uns de ces tricycles chargés de bidons de plastique, pleins de restes de soupes et autres plats, collectés dans les restaurants et partout où l’on jette de la nourriture : une vision charmante pour le promeneur, et qui vous met instantanément en appétit, tout en vous déculpabilisant, cela dit, d’avoir dû, comme c’est d’usage en Chine, commander une foule de plats pour n’en manger qu’une partie…

Pour revenir à mes dernières expérimentations, et poursuivre sur ce registre carné, je vous dirais que, finissant enfin de tourner la page sur ces derniers mois pénibles et balayant de mes nuits les derniers cauchemars humainement ressourçants, je me retrouve peu à peu et reviens, entre autres, à mes convictions de végétarienne. Pour finir en beauté cette période carnivore, je vous donnerai tout de même la recette du poulet à la chinoise, que peut-être vous aurez plaisir à expérimenter, à Paris ou ailleurs.

Procurez-vous un poulet, ou un demi-poulet, chez un boucher chinois (ou mieux, chez un paysan qui le plumera devant vous, mais j’avoue que, grippe aviaire et sensibilité obligent, je n’ai pas opté pour cette solution, pourtant commune sur les marchés…), c’est-à-dire une bête fraîchement déplumée, non pas roulée sur elle-même et ficelée dans la position yoguique dite du « bébé », mais étalée, cou et pattes allongés, parmi un tas d’autres bestiaux, sur une table, devant une bouchère joviale et armée d’une machette étincelante. Montrez la bête, la bouchère d’un coup de machette l’ouvrira dans le ventre, étudiera d’un coup d’œil les entrailles, allez savoir pourquoi celles-ci ne seront pas de bon augure, elle saisira donc une autre bête, jugée satisfaisante, et vous présentera fièrement les deux moitiés, une dans chaque main. Faites votre choix, vous avez droit, de toute évidence, à un œil, une aile, une patte. Elle pèsera le morceau choisi, qui s’élèvera à 500 grammes mais vous réaliserez plus tard que le poulet a les os lourds. Vous demandera si vous voulez qu’elle le débite, ce que vous accepterez sans rechigner, sachant certes manier la machette, mais pas forcement enclin à l’exercice. En trois secondes environ, vous vous retrouverez avec un tas de tronçons inégaux, dans un sac plastique. Vous aurez tout juste le temps de préciser que non, vous ne voulez pas cette patte crochue. La marchande aura l’air navré, vous expliquera que c’est ennuyeux, car c’est la partie la plus chère, et elle a pesé la bête avec. Pour ne pas vous léser, elle vous proposera la demi-tête, restée de côté sur la table. Non plus. Ah… Enfin, elle vous offrira les gésiers, un morceau de choix qui devrait combler le manque à gagner…

Vous rentrerez chez vous armé du sac plastique, et commencerez à examiner la situation. Voici donc la solution au problème, une solution en tout cas : faites mariner le tout, versez d’un coup le contenu du sac dans un récipient, hachez tout un tas de trucs épicés et un peu huileux, et mélangez le tout. Vous n’aurez plus qu’à faire sauter cela au wok, avec des légumes… Précisez à vos invités que non, il n’y a pas forcement grand-chose à manger sur ce tronçon là, c’est le haut de la patte, mais c’est gras et glissant, les Chinois adorent, et à force de sucer on finit forcement par obtenir la substantifique moelle… Le plat est sans doute gorgé de calcium, tout droit sorti des os, et par ailleurs il permet de travailler ses maxillaires, un exercice, comme je le disais dans mes débuts sur ce blog, utile pour qui veut tenter de parler chinois. Prévoyez une poubelle de table, car vous réaliserez soudain que vous n’êtes pas au restaurant ici, mais chez vous, et que donc c’est à vous qu’incomberont les conséquences d’un crachat en bonne et due forme, sur la table ou sur le sol. Et comme vous faites le ménage à l’eau froide, honnêtement, vous n’avez pas très envie de mettre les ossements et les bouts de gras sur le carrelage… Last but not least, ne donnez pas le contenu de la poubelle de table à votre chien : je le confirme, les os de poulets sont extrêmement dangereux, il n’y a qu’à voir la façon dont ils peuvent attaquer l’intérieur des joues pour imaginer ce qu’ils peuvent faire dans un intestin canin…

Voila, vous êtes armés pour une séance culinaire épatante. Cela dit, si quelqu’un est intéressé par l’aspect non pas proprement technique, mais épicier de la recette, je peux le lui donner, car la marinade n’était pas mauvaise du tout et l’on peut, n’est-ce pas, l’appliquer à un poulet fou français bien désossé, ou, bien sur, à du tofu, des pois, des haricots secs, du seitan, et autres tempeh…

Ici, à propos de volaille, nous nous préparons à fêter Thanksgiving, entre professeurs étrangers (à l’occasion je vous parlerai de nous, nous sommes onze, de sept pays différents si je compte bien). Et nous projetons une soirée de Noël le 21 décembre, pour nos élèves et pour les professeurs chinois, avec peut-être déguisement de l’un d’entre nous, Peter (70 ans, canadien : tellement fou de son métier qu’une fois à la retraite, il est parti avec sa femme, après avoir tout vendu, continuer à enseigner en Chine…), en Santa Claus, et si tout va bien, Christmas Carols : je me fais les doigts sur la guitare en ce moment sur « Jingle Bells » et autres « Les Anges dans nos campagnes… », en anglais et en latin (le « Gloglogloria » étant apprécié des Anglophones également…). Lundi soir, en attendant, c’est la soirée « Quiz » : comme dans un bon vieux pub anglais, nous allons cuisiner nos étudiants de questions (politiquement correctes) et remettre des prix aux meilleurs.

Il fait un temps de rêve, la ville du Printemps tient ses promesses. Le ciel au-dessus de la montagne quand nous nous couchons (et quand nous nous réveillons…) est noir et plein d’étoiles. Il faut simplement s’habituer à la contradiction entre ce soleil de montagne, puissant et détonnant (voire corrosif…), et le froid qui peut régner le matin et le soir. Mais le chauffage est, pour les Chinois, comme la salade verte crue, une bizarrerie qu’ils laissent aux Occidentaux. Je me porte pour ma part plutôt très bien de ces nouvelles habitudes, ayant enfin l’équipement approprié : une paire de pantoufles comme on en voit partout ici, monumentales, bordées de fausse fourrure et ornées de motifs chatoyants et ridicules, en l’occurrence, pour ma paire, d’un couple d’écureuils noisette… Et me tenant prête à dégainer mes sous-vêtements de coton, l’autre accessoire indispensable, vendu à tous les coins de rues, en taille XXL car c’est ici ma mesure – et je suis heureuse d’être un petit modèle français, et non ma collègue américaine, qui n’a plus qu’à se tricoter elle-même ses culottes si elle veut se tenir au chaud cet hiver… Je mange par ailleurs abondamment le la jiao, le piment, très prisé ici, un bon radiateur interne je suppose…

Je ne vous ai pas parlé des progrès de mes élèves cette fois-ci – non qu’il n’y en ait point : j’arrive parfois, dans mes grands jours, à leur faire lever la main et prendre la parole ; mais c’est rare, et ne fonctionne qu’à condition de doubler la demande d’un numéro clownesque, sur le thème : « je veux que vous touchiez le plafond ! », en me contorsionnant et en m’arrachant le bras vers le haut, condition sine qua non pour les détendre, les faire rire, et obtenir un vague coude posé sur la table, avec une vague main pendant mollement à hauteur du visage. Je voudrais voir un cours d’aérobic en Chine, my goodness… A part ça, de certains autres, j’obtiens chaque jour des rivières de perles rares, comme : « I like can go shopping », qui cela dit est un progrès car il y a un verbe : mieux vaut trois que pas du tout, après tout…

Affaire à suivre, donc, mais le plafond est encore loin, pour sûr…


[1] Entretemps j’ai procédé à l’édition des textes, accents à la clef…

[2] Yuans, « kuais » étant le mot argotique, utilisé de façon courante et universelle, y compris pas les expatriés dans leur discours anglophone… 100 yuans équivalent à peu près à 10 euros.

[3] Il semble en fait que ce soit une traduction phonétique du mandarin utilisant un alphabet basé sur l’arabe (mais incluant également la transcription des voyelles, nombreuses dans la prononciation du mandarin).

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Romantisme

J’ai regardé la télévision hier soir et suis tombée sur Jacques et Bernadette opinant activement de la tête, avec force, très certainement, « nin hao » et « renshi nin wo hen gaoxing » (bonjour, enchanté), face à des rangées de Chinois tout aussi poliment animés. Puis, dans une grande salle officielle, Français et Chinois ont parlementé, de quoi je ne saurais dire (j’ai toutefois entendu deux mots de français prononcés par Jacques, une affaire de quotas m’a-t-il semblé : serait-il en train de réparer l’accroc d’il y a deux ans ?), en tout cas ils étaient alignés, les uns d’un côté, les autres en face, et à défaut de comprendre deux mots de plus que « Faguo » (France) et « Che-Ra-Ke », j’ai pris un plaisir analphabète à les observer et à constater combien les premiers étaient agités comparés aux seconds.

Non qu’un conseil politique soit jamais très remuant en termes d’expression corporelle, mais les Français semblaient, en comparaison avec leurs interlocuteurs très droits et souriants d’en face, un tant soit peu plus mobiles et dispersés. Absorbés, semblait-il, autant par la conversation en cours que par, qui sait, la pensée de ce qu’ils auraient à faire juste après, de ce qu’ils pensaient de la couleur du tapis ; ou déjà en train de tirer des conclusions, de penser à faxer à leur secrétaire à Paris je ne sais quelle résolution, de se remémorer leur costume oublié à l’hôtel ou l’anniversaire de leur femme… Les Chinois, en face, étaient peut-être en train de se demander à quoi pouvait ressembler un conseil des Ministres en France, et aussi à quoi pouvait ressembler une cour de récréation au Pays de la Loi (« Fa-guo », c’est le nom de la France). Incroyable ce que ce genre de scènes peut soudain sembler grotesque quand on coupe le son, ou du moins qu’on ne peut l’interpréter autrement qu’en termes musicaux (et de ce côté là, la mélodie grave de la voix des commentateurs télé vient encore subtilement augmenter le comique de l’ensemble…).

Avant-hier, j’ai allumé la télévision et suis tombée sur une série d’autres représentations officielles. La semaine dernière, aussi. Un coup c’est une affaire de fruits taïwanais, un coup c’est une ambassadrice du Japon, en kimono, qui vient parader.

Voici la description d’une heure et demi de télévision il y a quelques jours (description visuelle, une fois encore, en attendant de pouvoir vous expliquer le contenu des messages sonores qui accompagnent…) : d’abord une émission culturelle sur un site plus ou moins mystique, quelque part en Chine, présentée par un homme affable en costume de prêtre (je me suis fait la réflexion que le col Mao était cousin du collet blanc ecclésiastique), l’air très inspiré. Puis une page de publicité, à peu près quatre spots pour vanter différentes villes de Chine, à coups d’images dynamiques de ponts autoroutiers flambant neufs, de costumes folkloriques, de gratte-ciels tout propres en contre-plongée et de jeunes gens souriants, puis un spot incontournable pour les produits laitiers, concluant « pour des Chinois forts ! » (évidemment si je faisais partie d’un lobby laitier je m’attaquerais à la Chine, et je parlerais de « force » avec tout autant de conviction : il y a là un marché juteux, laiteux c’est le cas de le dire… Cela dit tout Chinois traditionnel qui se respecte vous dira que c’est mauvais pour la santé et réservé aux nourrissons…), puis un ou deux spots supplémentaires, pour une voiture aérodynamique glissant au son d’une musique entrainante le long des endroits célèbres du monde au coucher de soleil, et enfin pour un plancher en bois naturel, lisse et pur, très surprenant quand on sait que le sol est considéré en Chine comme l’ultime zone dont on prend éventuellement soin : on jette, on crache, on urine par terre, puis on passe un grand coup de balai et on recommence…

Après ça, le journal télévisé : série édifiante de rencontres officielles, descentes d’avion sur tapis rouges, poignées de mains, salles de réception aux rideaux épais et peintures traditionnelles, micros et tribunes… Je crois que les images de terrain se comptent sur les doigts d’une demi-main. Le pouvoir se montre, en tout cas, en personne, pas de doute là-dessus. Suite à ça, générique de ce qui s’annonce comme un film d’action flambant et sanguinolent, chars d’assaut, explosions, uniformes verts courant et sautant partout, musique tout aussi explosive : du terrain, en voici ! Mais ce qui suit s’avère être une série TV tout à fait calme et posée, et tout à fait officielle également : ouverture sur une énième salle de réunion, bordée de militaires en pleine discussion ; conflit, l’un d’entre eux quitte la salle ; puis pendant quarante-cinq minutes il s’explique aux uns et aux autres, qui eux-mêmes s’expliquent entre eux, prenant les femmes officiers comme confidentes si possible, pour une touche d’intrigue de cœur, au cours de promenades ou de dîners confidentiels sur ce qui ressemble étrangement à un campus pour adultes… La version martiale d’Hélène et les garçons ? Tout à fait possible, quand on connaît le succès qu’Hélène rencontre ici. Outre Zidane et le romantisme, voici que j’ai trouvé un troisième ambassadeur de la culture française, notre chère Hélène, via ses talents musicaux, forts prisés dans les karaokés et connus de tous apparemment. On me demande à tout va de traduire ses mots doux, « Hélène, je m’appelle Hélène, je suis une fille comme les autres… ». Evidemment je ne peux m’empêcher de rire, ce qui sans doute sera interprété de multiples façons…

A propos de karaoké, voici que j’ai pu vivre ma première expérience de « KTV », l’appellation locale pour ce loisir originellement nippon. J’avais eu la chance d’essayer ça au Japon, dans un « snacku », sorte de bar miniature, rempli par un groupe et un seul, où l’on achève de se noyer au saké et au whisky tout en chantant à tour de rôle, les yeux rivés sur les clips sentimentaux de l’écran. Nulle comparaison ne devrait jamais être faite entre la Chine et le Japon, c’est la règle, mais de mes yeux d’Occidentale lointaine je ne peux m’empêcher d’évoquer ce souvenir. Quoi qu’il en soit, j’ai passé une soirée mémorable, dans l’un de ces palaces nocturnes qui clignotent un peu partout dans la ville, où vont les Chinois après le dîner pour chanter et continuer à boire.

Soirée d’autant plus mémorable, qu’imprévue et polymorphe… Un ami chinois me propose, un banal mercredi soir, de sortir dîner. Je pense à une petite partie de nouilles vite avalées aux abords du campus, mais nous voici embarqués dans un taxi, pour un quartier de Kunming que je ne connais pas, au son délicat d’une conversation construite − comme la musique préhistorique l’était peut-être après tout…−, autour de deux ou trois accords de vocabulaire, pour ma part, en chinois, à peine un et demi pour la sienne, en anglais. Périlleux exercice, où le ahanement nasillard pseudo sinisant, accompagné de force hochements de tête et de jeux de mains tout latins, s’avèrent d’une grande utilité pour meubler le vide. Quoi qu’il en soit, nous arrivons à un restaurant un peu plus élaboré qu’un stand de nouilles, même si la distinction reste tangiblement délicate pour qui n’est pas encore aguerri aux subtilités du décor chinois, où nous rejoignent d’autres de ses compagnons, qui pour certains parviennent à injecter quelques accords anglophones supplémentaires. Il faut croire que la soirée bat son plein et qu’ils se sont donné carte blanche pour ne pas en rester là, car sitôt les dernières lampées d’un dessert de riz macéré à la liqueur avalées (apporté par une petite vendeuse ambulante dans un panier par ailleurs empli de paquets de cigarettes), nous voilà en route pour le « KTV Palace », à quelques blocs de là. Evidemment je ne résiste pas à l’envie d’aller explorer les entrailles d’un tel lieu…

L’entrée pourrait ressembler à celle de n’importe lequel de nos casinos ou de nos night-clubs, à l’exception que, dès les escaliers, un haut-parleur assomme quiconque aurait eu la velléité de parler ; en même temps, une double rangée d’hôtesses en robes rouges traditionnelles lancent des salutations distinguées, tachant de couvrir le haut-parleur de leurs voix, mais c’est difficile. Personne ne réclame d’argent, cela se traite à la fin, une fois que le client a bien bu, mais surtout il me semble que les Chinois aiment prendre du plaisir sans compter, et n’anticipent pas, comme nous le faisons, la quantité qu’ils consommeront. D’autres hôtesses, en minijupes fendues et décolletés cette fois-ci, nous conduisent le long d’un couloir, et ce que j’adore c’est que celui-ci a beau être en marbre avec des lumières partout et un plafond en lamé brillant, on y trouve l’éternel balayeur occupé à trainer péniblement un espèce de plumeau de serpillière irrémédiablement gris (cela dit je n’ai plus rien à dire, j’ai le même à la maison…) dans les pieds des clients ; le contraste ne choque personne, ce qui rajoute encore à ma délectation et à mon amusement, c’est vraiment quelque chose qui me touche en Chine, cette volonté d’en mettre plein la vue et de plaquer certains codes dits du « haut-de-gamme », tout en ne pouvant gommer, sous le vernis écaillé et les paillettes qui n’arrivent pas à la contenir, la vie quotidienne et multiséculaire… Au bout du couloir, enfin, le saint des saints, une petite salle où nous allons pouvoir épanouir nos voix sans risquer de perdre la face devant des inconnus (c’est là où le karaoké diffère de la pizzeria française où tout le monde se met à chanter en public entre les tables à la fin du repas…), le son est monté à bloc, dans trois mètres carrés il y a de quoi faire résonner l’esplanade de la tour Eiffel (autre référence française privilégiée, mais je n’ai pas encore réussi à saisir la prononciation exacte du mot tel qu’il est remâché ici).

Evidemment en tant qu’étrangère j’ai un droit particulier au micro, on me somme de monter en scène, c’est-à-dire dans l’espace de quarante centimètres qui sépare la table basse, l’écran et le haut-parleur, où certains osent parfois danser, mais point trop n’en faut, on n’est pas là pour ça… On est là pour boire, pour pousser la chansonnette de façon somme toute sobre et assez individuelle, et pour observer, surtout, le spécimen étranger qui, contrairement à certains de ses homologues féminins autochtones, l’apprendrai-je assez vite après coup, semble enclin à s’amuser librement, sans même l’intervention excessive du riz fermenté en fût de chêne, ni de la bière multi-bulles, monocolore et mini-gustative…

Je me réjouis de cette occasion de me libérer, enfin, d’un surcroit de tension linguistique et d’efforts maxillaires internationaux, et me retrouve, à mesure que la soirée avance, à chanter, en toute relaxation pour le coup, tout le répertoire anglophone de l’ordinateur, y compris tout un tas de groupes chinois chantant dans la langue de Shakespeare (qui se repèrent facilement aux sous-titres plus ou moins orthographiés… et dont bien sûr je n’ai aucune connaissance), pour finir même par chanter en chinois (disons, faire des vocalises et parsemer de-ci de-là un ou deux caractères identifiés, O joie, sur l’écran…).

Régulièrement, des hôtes viennent rapporter un carton de bière, que l’on boit dans des petits verres, uniquement en groupe et au son de « ganbei », qui veut dire « tchin tchin » mais il faut vider son verre (personnellement, je manque sérieusement d’entrainement ; surtout que je n’ai pas bu, à l’exception de cette soirée, une goutte d’alcool depuis deux mois, ayant réussi jusque là à porter les incontournables toasts avec d’autres breuvages…). Ils apportent aussi des graines et des fruits. Et puis les hôtesses viennent à leur tour, équipées d’autres bouteilles et de paquets de cigarettes, les yeux pleins de paillettes, et elles veulent porter des toasts, remplissent les verres, allument les cigarettes, s’asseyent auprès de ces messieurs et jouent à des jeux de mains censés faire boire le perdant. La première, m’explique l’un d’eux qui l’enlace par la taille à l’occasion, est le « manager » du lieu, très sympathique, très « romantique ». La deuxième, une demi-heure plus tard, est elle aussi « manager »… Elle a un art très particulier de danser avec la fente de sa jupe, très « romantique » également. Je trouve enfin l’explication à ce concept de romantisme, celui-là même, peut-être, que l’on vante tant à propos des Français : l’un des hommes de la fête – célibataire, mais les autres sont tous mariés – m’explique que les hommes chinois sont romantiques, mais que le problème est que les femmes chinoises ne le sont pas. Du moins, elles le sont pendant leurs études, avant le mariage, mais sitôt mariées elles abandonnent cet état pour rentrer, j’en conclus, dans l’état rébarbatif de commères, car ce que cet homme semble qualifier de romantisme, c’est la capacité à s’amuser, la légèreté, le flirt, l’autodérision, dont les hommes en manque viennent se rassasier dans les karaokés. Les épouses des hommes présents ne viendraient pas chanter ici, et si elles étaient venues, me dit-il enfin, ils ne se seraient pas autant amusés.

Voici mes observations du moment, je ne tirerais pas de conclusion hâtive pour le moment, à part celle que les Chinois aiment chanter, et que ça aussi, ça me plait bien.

Le lendemain, le clairon de 6 heures du matin a été un peu moins bien accueilli que de coutume, et j’ai enchaîné sur six heures de « test » de mes élèves, c’était le « mid-term exam », je dois les interviewer un par un pendant cinq minutes en privé, et je continue la semaine prochaine car je n’ai pas réussi à tout faire dans la journée… A la fin de la session, après avoir posé quatre-vingt fois les mêmes questions (du type : « What did you do last week end ? », « What will you do next week end ? », « Tell me about your family » ou « Can you introduce yourself ? » – mais le problème est qu’ils ne comprennent même pas le mot « introduce », qui était pourtant le titre de la leçon, sans parler du mot « week end »…) et reçu plus d’une fois sur deux des regards désemparés ou des réponses tordues, j’ai donné aux derniers élèves présents une harangue en chinois – incroyable ce que la fatigue et l’agacement peuvent produire comme miracles, peut-être même que l’Esprit saint, qui fait parler mille langues dans la Bible, n’était rien de plus qu’une bonne vieille colère –, en tout cas pour vous donner une indication de mon niveau actuel en chinois : il est meilleur que celui de mes élèves en anglais.

Je poursuis donc le travail, il y a espoir, et il y a beaucoup de plaisir car c’est fou ce qu’apprendre une langue peut être intéressant. Je suis toujours frappée par la façon dont les hommes, où qu’ils soient sur la planète peut-être, peuvent ressentir le besoin d’exprimer les mêmes idées : les notions de temps, d’espace, de réciprocité, les modulations telles que « déjà », « sûrement », « dernier » ou « prochain »… Finalement nous avons conçu différents langages, mais ce qu’il nous semble important d’exprimer reste assez similaire… La Tour de Babel eut elle été encore plus haute et ambitieuse, peut-être aurions nous eu droit en retour à un challenge encore supérieur, la diversification et l’étrangeté absolue des structures mentales ?…

Cela dit l’histoire n’est pas finie, et cela pourrait bien nous arriver un jour, qui sait ?

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Huitieme lune

Les choses changent vite en Chine, c’est non seulement une légende, mais une réalité, et le temps de délaisser ce blog quelques semaines, voici que Coca Cola & Co a annexé la terrasse de la cantine : quatre tables et parasols aux couleurs de la boisson aux extraits végétaux – le rouge de la chance, dirait-on par ici…

Les échafaudages de bambou sur la maison d’en face sont tombés, elle est peut-être déjà en fonction. Il faut dire qu’on y travaillait sept jours sur sept, ici le dimanche a certes un statut particulier (il s’appelle « Xingqi tian », ou « Jour de la semaine », le seul d’entre les sept à n’avoir pas de numéro, mais un nom propre), mais dans certaines limites. Je crois que voici encore une chose qui me plaît ici, ce fonctionnement continu des choses, des gens, et du bruit… J’ai beau être « en banlieue », la vie est dense et bourdonnante comme partout ailleurs ; la vue sur les montagnes en prime, ce qui continue de me réjouir tous les jours…

De mon côté, je change aussi, à vitesse presque chinoise. Voici que je me suis mise au parapluie pare-soleil, une coutume ma foi très pratique, et parée de vertus, la coloration du paysage en ombrelles aux tons pastels, par exemple, à défaut de la peau, qui doit, pour les Chinois, rester aussi blanche que possible. Pourquoi les Occidentaux sont-ils si prisés ? Non pas pour leur long nez, mais pour leur haute taille et leur peau blanche…

J’ai donc investi dans un parapluie local, fatiguée un beau jour de ruisseler sous les douches de la saison des pluies, que même le Gore Tex a du mal à contrecarrer, et en fais à présent usage sous les rayons brûlants de ce soleil d’altitude qui donne aux Yunnannais leur teint un tant soit peu éloigné des figures de lune des mannequins pékinois dans les pubs à la télé… Comme il est d’usage, ledit parapluie, par ailleurs mauve et métallisé, est orné d’une contrefaçon de « Hello Kitty » : « Lovely Baby », ou quelque chose comme ça. Ici, la broderie, le motif et l’imprimé sont rois, Snoopy, Cinderella, les petits chats et les petits cochons en particulier. Parmi les éléments introuvables (ou quasi introuvables), le pyjama uni non brodé, le coton à démaquiller (néanmoins j’ai pu dégoter une boite de marque « Princess Cinderella », garnie de précieux petits carrés blancs et, miracle, unis), le soutien-gorge non-rembourré (il parait en revanche que la culotte rembourrée, pour un postérieur tendance Vivienne Westwood, est un élément tout à fait envisageable). Il y en a sans doute d’autres, mais j’avoue que je me trouve par ailleurs entièrement satisfaite ici et ne pousse pas la recherche d’articles manufacturés trop loin, étant, contrairement aux Chinois modernes, et au grand étonnement de mes étudiants, peu versée dans le shopping dominical.

Je n’ai pas encore les yeux bridés, ai toujours mes cheveux (ai poussé l’individualisme jusqu’à tenter une coupe « maison », sans dégâts majeurs ; en attendant d’aller tenter l’un des innombrables coiffeurs qui bordent le campus – le changement de coupe semble être, avec le basketball, le sport favori des étudiants), pas encore de vélo mais y songe car la balade au vent et l’exercice me manquent un peu, et je mesure la distance parcourue en termes d’acclimatation, par rapport à il y a trois ans, à ma capacité nouvelle à pouvoir fréquenter n’importe quel type de toilettes, collectifs et en panne d’hydratation (pour rester neutre et léger), sans réfléchir ni m’armer de toute une stratégie de mouchoirs sur le nez, regards au plafond et efforts de motivation et de concentration dignes d’une séance de méditation.

Plus généralement, si d’acclimatation il faut parler, je dirais que je me sens bien dans ce type de climat humain : les décisions de dernière minute, l’activité continue mais sans à coups, et surtout l’humilité, je crois, des Chinois, qui n’ont pas l’air de se prendre au sérieux, et s’effaceront toujours au profit de l’harmonie du groupe. Le climat du campus, en outre, est particulièrement stimulant, je me sens portée à étudier moi aussi un maximum de choses (et notamment un maximum de caractères chinois…), et tout bruyant qu’il soit, il dégage une force tranquille : sept-mille étudiants remuants mais là encore, sans à coups… Je réalise que si je me suis si souvent entendu dire en France combien je pouvais être soi-disant « si calme », ici en revanche il ne viendra à l’idée de personne de me faire ce genre de remarque. Comme c’était bizarre, comme c’était étrange à Paris, comme cela semble naturel ici : il semble que de ce côté là, je me fonde à peu près dans le paysage…

Tout à fait prête à contribuer à l’harmonie collective, car les bénéfices, il va sans dire, en sont grands, je ne sacrifie pas pour autant mes tendances individualistes occidentales, profite de mon statut particulier d’étrangère pour donner mon avis (notamment lorsque mon emploi du temps est changé quatre fois en deux semaines, et que je rentre parfois dans ma salle de classe pour découvrir trente nouvelles têtes, qui m’affirment en cœur que si, si, ils sont bien mes élèves…), et pour m’adonner à une coutume peu pratiquée ici, le voyage en solitaire, un régal pour moi et dont je guette la moindre occasion…

J’ai ainsi pu retourner à Dali, la ville où j’avais passé trois semaines en 2004, et rendre visite au monastère ou j’étais restée une semaine pour étudier le Kung-fu. Quel plaisir de retourner dans un endroit connu, quel mélange, aussi, de découverte et d’énergie passée à analyser les différences… La découverte a cependant repris le dessus, renouvelée car tout un tas de choses qui m’avaient parues si locales alors, sont rentrées dans le paysage plus généralement chinois de ce que j’ai pu constater dans ma vie quotidienne, ici à Kunming. Mon point de repère ne fut plus, lors de cette nouvelle visite, le mélange hétéroclite de six mois de voyage, mais ma maison ici − ou il fut par ailleurs bien étrange de rentrer après une semaine de dortoir et de « backpacking »…

Dali est un lieu prisé, l’un de ces paradis qu’ont élus les Occidentaux sur les routes de leurs voyages, mais aussi les artistes branchés de Pékin en quête d’inspiration, et pour finir le tourisme de masse chinois, qui vient lui aussi y prendre l’air montagnard, se régaler de folklore bai (la minorité ethnique locale), mais surtout voir les Occidentaux, car il y a là une occasion unique de les observer en grand nombre, en costume traditionnel (i.e. énormes sacs à dos, barbes et chevelures plus ou moins entretenues, attributs folkloriques glanés au fil de divers pays étranges et lointains), livrés à leurs activités habituelles, notamment l’art de la terrasse de café (et parfois aussi, autre bizarrerie majeure pour les Chinois, à des pratiques inutilement épuisantes telles que le Mountain bike ou la randonnée pédestre…), et à leurs collations quotidiennes (pancakes, pizzas, steaks, bière et chocolate brownie), des mets 100% exotiques que les Chinois osent parfois affronter, car cela fait aussi partie du voyage à Dali…

C’était la Fête de la Lune, cette semaine là, juste à la suite de la Fête Nationale (anniversaire de la création de la République populaire, en 1949) : autrement nommée fête de la Mi-Automne, cette fête est, avec le Nouvel An, l’autre grand rassemblement familial chinois. La lune, avec ses changements cycliques constants, symbolise la vie, elle aussi douée d’un incessant balancement. Sa rondeur invite au rassemblement, et ceux qui ne peuvent rejoindre leurs proches peuvent la regarder ce soir là, le quinzième jour de la huitième lune du calendrier, et penser à eux. A la fête se sont aussi associées différentes légendes, et les fêtes traditionnelles de la moisson et de l’abondance. Les trois semaines qui précèdent, et pendant la dite fête, tout n’est que « mooncakes », des gâteaux ronds fourrés à toutes sortes de graines, de fruits ou de viandes, dont on fait partout la publicité, à la télévision, dans les magasins, sur les écrans plasma des bus même (eh oui, certains bus en sont équipés…).

Les moines m’ont invitée à me joindre à eux pour la soirée de sortie de la pleine Lune ; je suis montée à pieds, et non plus en taxi exorbitant comme il y a trois ans, lorsque, totalement analphabète et éthérée dans mon rôle de touriste, je n’avais qu’à me fier aveuglément aux indications passablement business oriented des locaux, et suis arrivée cette fois par le chemin qui gravit la montagne, dans la forêt, où l’on croise des chevaux tirés par des cueilleurs, des bâtisseurs, des arpenteurs de monts, tous toujours ravissamment ébahis de découvrir, au détour d’un lacet, une étrangère en Gore Tex. Le Gore Tex il fallait, car la lune avait choisi, pour sa sortie théâtrale annuelle, un jour de pluie majeure et exemplaire, autrement dit un rideau de scène parfaitement aquatique, purificateur sans doute, et créateur d’effets floutés aussi délicieux que les mooncakes empâtés du dîner…

Celui-ci est un moment de joie : les retrouvailles avec ces souvenirs du Kung-fu, de ce mois de janvier glacial où j’avais pu passer, à l’époque, une semaine au rythme du gong et des entraînements, logée dans une cellule sur la cour où bruissait la fontaine, éclairée de bougies dégoulinantes et de ma lampe de poche, le matin, lorsqu’il fallait descendre en courant dans le noir jusqu’au torrent voisin pour récupérer une pierre et la rapporter, le cœur joyeux et presque réveillé, sur sa tête, bras levés histoire de se faire les épaules… Cette semaine où j’avais découvert, ébahie, le Kung-fu, la rigueur des Chinois dans l’entraînement, ma capacité à enchaîner, moi aussi, les séries martiales, à me tordre les membres dans toutes les positions au son rythmé des « yi, er, san, si… », jusqu’à cinquante pour chaque étirement − un à cinquante, mes cinquante premiers mots de chinois, gravés irrémédiablement dans ma mémoire après ça ; l’incroyable vie monastique, l’accueil fait par ces moines à des enfants orphelins, à qui l’on offre là une chance de se former à quelque chose d’utile, et de trouver une force pour leur vie déjà déracinée ; les longues séances de thé avec le « Chefo », le Maître, imperturbable méditatif qui fait régner la discipline, la rigueur et le goût du thé bien préparé sur l’endroit ; cet homme au chapeau étrange, autre hôte des lieux, perdu dans ses sourires benêts, qui préparait, à longueur de journée, de l’eau chaude et des thermos fleuris cabossés ; cette eau glacée qui coulait, par ailleurs, de la montagne, et qu’il fallait endurer au moment critique de se laver les dents, la seule partie de mon corps que j’osais encore approcher de la toilette, autrement gardée prudemment ensevelie sous un empilement de couches de polaires et de crasse bienveillantes ; le son du gong dans le noir, à 5h30, et mes tentatives pour aider les deux femmes, à la cuisine, à effiler des pommes de terre avec une machette géante…

Le repas de la fête, en l’honneur de la Lune, est fabuleux, il réveille ces saveurs et ces gestes que j’avais tant appréciés en vivant là quelques jours… Mes mains engourdies par le froid, qui n’arrivaient plus à manier les baguettes, et les rations que les uns et les autres me poussaient dans le bol, voyant mon handicap… Les regards, l’attention, la vivacité des enfants, et puis leur retenue, leur respect de tout et de tous. Un grain de riz par terre, et il faut le ramasser : on ne jette pas le riz… Tout est fait à base de plantes, de racines, de mousses étranges glanées dans la forêt parfois et portées là par les villageois, qui soutiennent le monastère et participent à sa vie, construisant, réparant, nourrissant, et venant s’y nourrir. On célèbre la fin du repas par un « Amida Fo », qu’il m’avait fallu quelques mois pour identifier, a posteriori, comme n’étant pas la chanson du « Only tofu », comme je l’avais d’abord imaginé, mais bien l’invocation d’Amitaba, le Bouddha originel… Il faut dire que le tofu est l’autre compagnon du riz, dans le bol, aux côtés des légumes, et qu’on en fait une consommation gastronomique qui achève de me convertir à son charme certain… Chacun se lève à son tour, et va rincer son bol d’un coup d’eau froide, avant de le remporter dans sa chambre, en attendant une prochaine partie de baguettes.

Ce soir là, nous poursuivons la soirée dans l’un des halls de prière du temple, à défaut de pouvoir observer la lune, qui a choisi non pas seulement de baver, mais de se perdre dans un opéra cataractique de ruissellements célestes, des trombes d’eau dont le bruit achève de nous resserrer, au chaud contre les bougies et les bassines de braise posées dans les coins, autour d’une longue table basse croulant sous les offrandes de gâteaux, de fruits, de noix et de jus d’orange industriel, une rareté que les enfants savent apprécier avec enthousiasme. Ils s’enfilent à peu près autant de mooncakes que leur estomac pourrait s’arrondir, plein comme la lune lui aussi, le temps d’une année d’attente par la suite. Je n’ai pas encore les mots pour leur expliquer que chez nous, c’est en croissant que l’on aime la lune, plutôt demi-lune en somme, mais tout aussi nourrissante et étouffe-chrétien − toute christique que soit la terre où l’on en conçoit la forme beurrée… Je n’ai pas beaucoup de mots à mon actif, mais la soirée est magique, je me sens en conversation avec tous, nous communiquons à travers les noix, les rires, les échanges de lueurs dans les flammes de bougies et dans les yeux imbibés de joie, d’amusement, et de fatigue aussi.

Après ça je passe la nuit au monastère, on me prête une cellule où, comme au bon vieux temps, je retrouve des couettes empilées, soigneusement pliées en trois puis encore en trois, à la manière chinoise, à défaut d’être jamais lavées, sur un lit de planche de bois ; et des coussins en synthétique et dentelles brodées, l’autre élément incontournable d’une literie chinoise, même monastique, proprement inlavable semble-t-il, ce qui la pare d’une caractéristique odorante à laquelle je suis, une fois de plus, extrêmement sensible, et redevable d’émotions particulières (toute plaisanterie, ou presque, mise à part…).

Suite à cette dernière nuit incroyable, j’ai dû me lever à l’aube et redescendre, encore abrutie par ce coup de lune, la pente de la montagne, afin d’être à l’heure pour mon bus, direction Kunming car les vacances avaient atteint leur fin et il fallait reprendre, ces retrouvailles avec Dali passées, le rythme de l’éducation post-adolescente anglophile…

A présent les mooncakes sont rentrés sous terre, on n’en entend plus parler, et la saison des pluies, habituellement cantonnée aux mois d’août et septembre – mais le réchauffement planétaire, contrairement à certains nuages atomiques aux facultés miraculeuses d’auto-restriction, a franchi les frontières et vient tout bouleverser… –, commence à se retirer et à nous laisser d’incroyables couchers de soleil et un ciel plein d’étoiles. Mon objectif d’ici la fin de l’année universitaire est de passer une nuit à la belle étoile sur le terrain de football, en bas (et de dégager rapidement avant 6h15 le matin, pour ne pas risquer de rajouter de couche supplémentaire à notre vernis indélébile de bizarrerie occidentale). Et avec un peu d’espoir (et encore beaucoup de travail !), de rêver en chinois…

Pour commencer, il devrait prochainement y avoir sur le site de l’école la photo du terrain de football en question, agrémenté des onze joueurs de l’équipe étrangère. Et peut-être même des photos de nous en pleine action, face au tableau noir et noyés sous la craie, avec présentations individuelles, s’il vous plait ! Je vous laisse découvrir (et guette ça moi-même avec impatience, n’ayant aucune idée de ce qui va bien pouvoir être écrit…)…

Pour finir sur une note footballistique encore, j’ai fait étudier l’autre jour à l’une de mes classes un texte sur Zidane, et ai dû m’inventer pour l’occasion un costume de « uncommited fan » (le terme employé par le journaliste dans l’article), « desperate » because Zidane, on a beau ne rien comprendre au foot et encore moins au plaisir de suivre une balle blanche sur un carré vert, c’est quand même quelqu’un, m…, indeed !

Qu’est ce qu’il ne faut pas faire pour transmettre le feu de l’apprentissage à des teenagers finalement anglo-footballophiles, mais pas toujours extrême-anglophones… C’est à croire que je suis, moi aussi, gagnée par la folie montante du feu olympique, ou que les mirages baveux de la lune arrondie ont laissé une trace d’orbite quadrillée dans mon œil écarquillé, mais pas encore, je l’espère cela dit, totalement hypnotisé…

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Marche libre

Libre marche au pays du marché libre… Une fois libérée de ses accents (par la faute d’un clavier non seulement qwerty, mais dénué d’accents…)[1], la langue française prend une richesse double, semble-t-il. Il faudrait soumettre la question à l’Académie, et nous aurions sans doute pour cela le soutien de quelques millions d’étrangers, notamment quelques Chinois, menacés de calvitie si les accents ont bien, outre leur fonction sémantique, le don de faire s’arracher les cheveux par poignées à quiconque ose s’approcher pour la première fois d’une grammaire française.

Pour parler doublement, je dirais donc que je marche plutôt librement par ici, tout en pratiquant un marché libre et plutôt pas noir, le libre échange de bons procédés pour lequel les Chinois semblent particulièrement doués, et qui, paraît-il, serait en accord avec leur conception – peut-être similaire, en tout cas plus explicite que la nôtre – des rapports interpersonnels : le don implique sa réciproque, et mieux vaut finalement être celui qui donne que celui qui reçoit, car ce dernier est redevable, à plus ou moins long terme, d’un don équivalent.

Rien de très nouveau sous le soleil humain, me direz-vous, à ceci près que cette loi fondamentale me semble ici facile à mettre en pratique de façon ouverte et sans complexe, et donne lieu aux échanges les plus incongrus. J’ai ainsi pris conscience que ma pratique de la langue française avait ici une valeur non seulement poétique, « romantique » (le mot récurrent par excellence quand on en vient à citer la France, après « Zidane » et « Eiffel Tower »), et marketique (quotient d’image entièrement satisfaisant, puissance 10 sur l’échelle du potentiel sympathie), mais aussi marchande : entendre deux mots de français, ça se paie cher par ici il faut dire…

Je fais donc du trafic de langue de Molière, non pas à la sauce gribiche car de ce côté là ils n’obtiendront rien de moi, je ne sais cuisiner qu’au wok, mais à ma sauce commerciale personnelle, c’est-à-dire à l’instinct : une demi-heure de français contre une demi-heure de chinois, le jeudi, avec une professeur d’anglais chinoise (nos chers étudiants apprennent la grammaire avec des professeurs chinois, et nous gardons la cerise sur le gâteau : le vocabulaire, la pratique orale, le « fun » de la culture occidentale, l’exotisme de notre présence sur l’estrade, censée leur rappeler, tout de même, que derrière la frontière de l’Empire, existent bel et bien ces diables d’étrangers, et que l’anglais, ce mythe vivant, est une langue bel et bien pratiquée par des gens à peu près censés).

Et un cours particulier (!) d’une heure et demie, hier, de danse classique, sur le campus voisin de l’Ecole Normale du Yunnan, par un professeur intrigué de voir une Française vouloir pratiquer le « ballet » en Chine (c’est comme si, m’a-t-il dit, il allait étudier l’Opéra de Pékin à Paris…), et que je vais aider, pour ma part, à prononcer le vocabulaire technique, tous ces « plié », « jeté », « enveloppé » grâce auxquels nous maintenons notre présence impériale à travers le monde – loués soient-ils. 

Pour ne pas trop m’appesantir sur ces expériences tout à fait intéressantes par ailleurs, je dirais que, de la première, je retire une conscience nouvelle et saisissante de l’absurdité de notre langue, et la sensation curieuse d’articuler quelques mots de français une fois dans la semaine, sensation buccale pâteuse, et résonnance des mots dans les tympans, comme si je m’entendais soudain parler. De la deuxième, je retire d’horribles courbatures, et la recommandation de pratiquer dix minutes tous les matins le maintien de posture, l’assouplissement du coup de pied, la jambe sur la barre et les six positions des bras, en attendant de tenter de suivre le cours avec les élèves après les vacances de la Fête Nationale, d’ici quinze jours… Je profite de cet intermède douloureux pour glisser que j’ai récemment compris ce qui me fascinait (en tout cas, l’une de mes sources de fascination, je crois) chez les Chinois : ce mélange de relâchement, de traitement des problèmes « à la dernière minute » (i.e. quand le mur menace de s’effondrer) dans l’entretien matériel des choses comme dans leur posture personnelle, la démarche large et posée qu’ils ont, sans encombre de parade ni de nulle tentative d’esbroufe ; et, d’autre part, de discipline incroyable, de capacité à avancer, pas à pas, et, par le travail, à obtenir ce qu’ils veulent…

Ce mélange savant ne semble toutefois pas tout à fait s’appliquer à mes élèves, chez qui j’observe un dosage aigu de la première tendance, la capacité à réviser en catastrophe, sous mes yeux et pendant le cours même s’il le faut, la leçon d’avant, si la question publique (danger suprême, car risque de perdre la face devant le groupe) menace à l’horizon. Cependant là encore, j’ai trouvé une valeur particulière à ma position de Française : avoir eu moi-même à passer par les mêmes affres pour apprendre l’anglais (et notamment, avoir connu l’horreur de la prise de parole, dévoilement honteux au groupe d’un accent lamentable, que les Français partagent avec les Chinois…) est un atout certain, et un argument de vente imparable pour leur faire accepter l’idée que oui, il va falloir bosser un peu, les gars, si vous voulez décrocher deux mots d’anglais un jour, mais c’est possible… A cela, j’ajoute une deuxième couche, le fait que je suis également en train de galérer pour apprendre le chinois, ce qui, là aussi, m’aide à comprendre leur façon parfois passablement intrigante d’envisager certaines structures, me sert de deuxième joker pour leur imposer l’idée du travail (et non la croyance en « l’Anglais Saint », souffle divin directement tombé du ciel dans leurs cerveaux frais et dispos), et les détend sérieusement quand par hasard je tente un mot dans leur langue et perd lamentablement la face (sans avoir aucun moyen de savoir ce que j’ai bien pu dire de si drôle ; mais chez eux aussi, les accents ont des vertus poétiques insondables, bien plus variées encore que les nôtres…)…

Tout ça pour dire que la langue de Zidane a encore de l’avenir, toute pleine de corners, de tacles et de coups fourrés qu’elle soit, et que je compte bien lui découvrir encore d’autres avantages. En attendant, je profite des avantages de l’anglais, sans qui je ne serais pas là pour participer, moi aussi, à « aider et soutenir l’école » : c’est là la mission pour laquelle nous avons été principalement remerciés, au cours de l’un des nombreux toasts dont nous faisons l’objet tous les quinze jours, en dînant avec le Président et les Vice-présidents. Ultime échange de bons procédés, et ultime preuve que les langues ont, ici, une valeur économique universellement admise et proclamée, pour laquelle il vaut bien l’investissement de soigner dignement une bande de onze professeurs comme la nôtre…

Cela dit, je sens, outre ces considérations marchandes, un profond respect et une curiosité sincère de la part de chacun, que je retourne au centuple pour ma part, éprouvant par ailleurs la reconnaissance d’être accueillie sur une terre qui, comptant déjà un milliard d’individus, n’avait pas nécessairement besoin de ma présence supplémentaire pour continuer à avancer. C’est du moins le sentiment que je peux éprouver, régulièrement, dans la rue, au cœur de la pulsation incessante de la vie qui bat partout ici. Dans l’enceinte de l’école néanmoins, et dans quelques moments d’échanges volés au coin des trottoirs et des parcs, j’ai parfois le sentiment inverse que si, après tout, il y avait bel et bien une place pour moi ici… Chère Chine…


[1] Entretemps je me suis procuré un clavier français, et ai procédé à l’édition des textes, accents compris… Le petit jeu de mot « marche/marché » fonctionne moins bien alors…

 

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Eternel ménage de printemps

Kunming, si attirante, peut-être, parce que son nom sonne comme « come in ! », me faisait remarquer un ami anglais, est la ville de l’Eternel Printemps. « The Spring City », affirment partout les bus, couverts de placards enthousiastes, ces bus verts qui sillonnent la ville à coup de freins et de mouvements presque ondulants de l’arrière-train, en hurlant jusque par les fenêtres les noms des arrêts à venir et leur message de bienvenue, et en klaxonnant tout élément mobile entré malencontreusement dans leur champ de vision − autrement dit, en klaxonnant…  Autant dire qu’il vaut mieux éviter d’être debout sous le haut-parleur, à l’intérieur, mais qu’on peut par contre marcher le nez en l’air, à l’extérieur, pas de risque de rater l’approche sonore du véhicule. Je ne tente pas néanmoins le nez en l’air, me contente de promener mon long nez (puisque c’est comme ça que qualifient les Chinois nos pics, caps et péninsules olfactives) à la verticale, devant moi, car je dois moi aussi contrôler mon champ de vision, à défaut de champ auditif, saturé quant à lui. Les Chinois, tout tonitruants qu’ils soient, ont inventé le scooter silencieux, une sorte d’insecte planant sur les rues, les trottoirs et toutes les surfaces décemment praticables, redoutable ennemi du piéton rêveur ou abasourdi. Et c’est là le moindre obstacle à la flânerie citadine…

J’ai eu droit, peu après mon arrivée, à une visite médicale complète (eh oui ! après le marathon qu’il avait fallu faire à Paris pour obtenir le magnifique certificat tamponné par quarante-six institutions et aussi cher qu’un mois de ravitaillement ici ; mais nous avons tous, dans nos pays respectifs, eu droit au même scenario, les Américains ayant en plus la chance de payer leurs consultations dix-huit fois plus cher que les nôtres), au cours de laquelle on a vérifié à peu près tout ce qu’il y avait de vérifiable chez moi en surface et en profondeur, mais pas, je m’en étonne à présent, l’état de mes conduits auditifs.

Je ne demanderai pas pour autant à retourner dans ce charmant hôpital, et me contenterai d’estimer moi-même, intuitivement, ma capacité d’écoute. Celle-ci est rudement sollicitée il faut dire, notamment quand il s’agit de décrypter ce que veulent bien vouloir me dire les étudiants en anglais… Finalement, le chinois débité par le haut-parleur du bus est d’une limpidité absolue en comparaison. Il a au moins le mérite d’être craché de manière audible, sans que je sois obligée de venir coller mon oreille de trop près, risquant d’outrepasser la zone de distance personnelle minimale et respectable, et de terrifier définitivement un pauvre étudiant en passe de devenir un super héros de la langue anglaise.

Je commence donc ma pratique auditive journalière à 6h15 le matin, parfois avant si l’un des coqs du voisinage s’est pris d’une quinte de toux prématurée (nous attendons tous ici la grippe aviaire avec impatience ; du moins est-ce une pensée, idiote certes, qui peut traverser l’esprit de bon matin), par une espèce de coup de clairon, rapidement suivi d’un petit extrait d’un tube de pop local, que j’essaie d’apprécier à sa juste valeur, puis, dès 6h30, d’un air de symphonie désormais bien assimilé, qui m’a frappée par sa familiarité, à vrai dire, dès le premier jour, jusqu’à ce que je réalise qu’il s’agissait de la version pompière de « La Mère Michelle »… De là à savoir qui a précédé l’autre, la Mère Michelle ou cette version Lustucrue, le mystère reste ouvert…

Cet air enjoué est doublé d’une saccade allegretto de « yi, er, san, si ! » (demandez à un Chinois de vous le prononcer avec le ton : ça ajoute une dose certaine d’enjouement…), autrement dit « un, deux, trois, quatre ! », dans le haut-parleur toujours, cerné à présent de centaines d’étudiants vifs et alertes, remuant bras et jambes dans la lumière encore grise et opaque. Du moins est-ce comme ça que je les vois, car j’en suis, à ce moment là de la journée, à tenter d’enlever la couche de sommeil et de mauvaise blague du réveil qui m’opacifie la vue et le cerveau.

Il y a des haut-parleurs partout, à vrai dire, et ils sont parfois camouflés, ou plutôt décorés (car l’objectif semble plus de les mettre en valeur que de les écarter de la vie publique), en pierres traditionnelles chinoises ou autres petits animaux démoniaques (là, c’est mon interprétation de la mythologie haut-parleuresque qui parle). Au style de musique ou de paroles qu’ils se mettent parfois à chanter, au cours du jour et de la nuit, on peut savoir où l’on en est : pause de 9h40 le matin, pause déjeuner et temps de la sieste, après-midi sportive ou heure du coucher.

J’ai dix-huit heures de cours par semaine, du lundi au vendredi, le samedi et le dimanche étant non seulement fériés (un fait rare par ici, ou rien ne s’arrête jamais : je vais par exemple demain, dimanche, à la banque ouvrir un compte…), mais aussi étonnamment calmes, livrés aux seuls coqs qui, malgré tous leurs efforts, n’arrivent pas à la cheville de leurs confrères électroniques. Cela fait quatre classes, autrement dit une petite centaine d’élèves, qui chacun ont un visage et un nom chinois, et me dévisagent avec intérêt − du moins au début du cours, quand il n’est pas encore question de parler anglais ; ensuite, c’est à celui qui se tassera le plus près de la table, quitte à se tordre de côté, à moitié dans le couloir, pour éviter mon regard et l’éventualité d’une question…

Pour faire face à cet épineux problème, a été inventé le concept du « nom anglais », que les Chinois ont tous, du moment qu’ils sont amenés à travailler avec des étrangers. Je me suis donc retrouvée, plutôt gênée, à demander à ceux de mes étudiants qui n’en avaient pas encore, de bien vouloir se choisir des prénoms anglophones. Ce à quoi il a bien fallu les aider, et bizarrement, quand on a fait le tour de ses amis anglo-saxons, viennent rapidement à la tête une flopée de noms français… Heureusement, Hollywood est venu à ma rescousse, et j’ai pu in extremis sortir une liste de noms sur le tableau noir : Marylin, Robert, Tom…, pour mon plus grand bonheur à présent quand je les interpelle.

Cela dit, certains étudiants avaient déjà de longue date trouvé leurs noms de substitution, et à comparer nos effectifs entre profs d’anglais étrangers, il semble qu’il y ait un certain nombre, allez savoir pourquoi, de Cinderella, Snow, Ice ou Apple, sans oublier le registre des prénoms démodés ou connotés « Middle-West, années 40 ». J’ai pour ma part la chance unique d’avoir un Zidane, qui a lui-même une chance inespérée, car je ne l’oublie jamais et me tiens toujours prête à l’interroger quand vient une panne de mémoire ou une menace de confusion, très malvenue, entre deux élèves.

J’ai moi aussi mon nom chinois, qui m’avait été donné il y a trois ans sur la Muraille de Chine par un groupe d’étudiants sichuannais rencontrés ce jour là, et que je garde précieusement car après vérification dans mon tout nouveau dictionnaire chinois − alias petit livre rouge qui ne quitte plus mon sac, surtout quand je pars en ville en quête de choses aussi tordues qu’un pauvre flacon d’après-shampoing, qu’il ne s’agit pas de prendre anti-poux ou décolorant, ou pire (car proprement introuvable) de cotons à démaquiller : le dictionnaire finit par éviter, après maintes tentatives de mimes et de gestuelles compliquées, de se voir présenter le rayon entier de tampons, de serviettes éponges ou de crèmes à raser… −, après vérification, donc, dans cet outil compact, rouge et salvateur, le nom signifie bel et bien quelque chose comme « précieux sac à trésor » : Bao Lin.  Je garde, et tâcherai de faire bon usage de ce sac là, le remplissant de tous ces trésors chinois que m’apporte chaque journée…

En attendant, dans mes balbutiements linguistiques et mes tentatives, n’est-ce-pas, de rapprochements pédagogiques inter-conceptuels, voila que ça m’évoque plutôt les brioches à la vapeur du petit déjeuner, « baozi », ou les sacs du supermarché, « bao », innombrables et que je renonce à refuser à la caisse, tant ils sont, avec les litres de « Mr Muscle » que je déverse dans mon appartement (martyrisant ma bonne conscience écologique…) pour palier à l’inefficacité absolue d’un ménage fait à l’eau froide, les partenaires indispensables d’un minimum d’hygiène… Je fais forte consommation aussi de lingettes nettoyantes (eh oui, on aura tout vu : après tant de plaidoyers contre la lingette, fossoyeur de nos écosystèmes…), solution la plus pratique que j’aie pu trouver pour l’instant contre cette satanée craie… Cela dit je vais voir à changer cela, et peut-être commencer à trimballer sur moi un morceau de savon et un essuie-mains, pour donner le bon exemple à mes élèves dans les toilettes (édifiantes…) de l’université…

Ainsi commencent les révolutions, n’est-ce-pas, et particulièrement ici, où il semble qu’un mouton noir fasse rapidement des petits : le mimétisme fonctionne à plein, et j’observe avec intérêt la façon dont Coca Cola Inc. s’introduit actuellement dans la cantine, à l’heure du déjeuner, sur des petits chariots poussés par quelques étudiants en quête de jobs à temps partiel. Si la révolution rouge et blanche fonctionne bien, il y aura une bouteille par table d’ici la fin de l’année ! Je veillerai à suivre ça de près…

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Estrade


1800 mètres environ, m’a-t-on dit, pour l’altitude de Kunming, à laquelle je rajoute sans hésitation les cinq étages de mon appartement, qu’à cette hauteur montagnarde on sent passer, on peut le dire comme ça (même si cinq étages ici, c’est en fait quatre chez nous, en France : le zéro n’existe pas en Chine, en tout cas pas pour les paliers ; je ne sais pas pour les logarithmes). 1810 mètres environ, donc, pour mon salon panoramique de fond de ville, de fin de campagne, faîte de montagne, et foire d’empoigne…

Je traduis par « environ » le fameux « maybe » des Chinois, deux syllabes magiques qui mériteraient leurs idéogrammes attitrés, tant elles s’intègrent harmonieusement dans la langue ambidextre que nous parlons ici entre nous, Chinois et Occidentaux.

Ambidextre, car parait-il, il faut savoir manier ses deux cerveaux pour parler chinois : le gauche et le droit. J’essaie d’enseigner l’anglais à des Chinois par l’ordre et la logique, associative ou autre, que l’on m’a transmise, en bonne fille de Descartes et d’Europe ; et de lier les sons barbares du chinois selon l’ordre romain de leur transcription phonétique.

Mais c’est par le cœur qu’il faut se connecter, par le plexus et les entrailles, la musique et la transe. Alors je me laisse vibrer au son de mes CD d’apprentissage du chinois (« en 90 leçons », satisfait ou remboursé…), je répète inlassablement les phrases et les tournures que me crache l’ordinateur, tout en m’hypnotisant des méduses phosphorescentes de l’économiseur d’écran. Et je chante l’anglais devant mes étudiants, me changeant en Polichinelle de l’enseignement, mimant tout, de l’hôtesse de l’air au badaud reniflard, en passant par le professeur d’aérobic et le bébé coursant sa voiture en plastique sur le tapis (sauf que je me tiens à distance du sol, une règle d’hygiène fondamentale en Chine…)…

A environ 1800 mètres, donc, je loge parmi environ huit mille étudiants, tout un personnel dédié à l’administration et à l’entretien du campus, et quatre-cent professeurs, dont une dizaine de guest stars, dont j’ai l’heureux privilège de faire partie : les professeurs étrangers. Ce statut est le sésame des plus grands avantages, de l’étage de l’appartement (on ne voudrait pas nous faire monter trop d’escaliers, ai-je compris, d’où l’embarras initial de Sophia…), aux invitations à dîner bimensuelles, présentation officielle du Président devant la presse locale (qui s’est empressée de photographier deux spécimens de notre équipée exotique), distribution de cartes bilingues de la ville, et autres minibus spéciaux affrétés à nos déplacements collectifs.

Nous sommes, il est clair, assez repérables et intrigants, et évoluons sur les terres densément peuplées du campus au son des « hello ! », lancés par certains étudiants téméraires (qui généralement se replient de sitôt sur quelque pouffement étouffé), et soutenus parfois par les regards les plus curieux, certaines têtes se dévissant presque pour ne pas risquer de nous perdre après nous avoir dépassés.

Ma grande terreur est de ne pas reconnaitre un étudiant, et je me tiens prête à sourire à la moindre alerte, quitte à lâcher moi aussi quelques « hello ! » préventifs, en cas de doute sévère, ou à opter pour le sourire perpétuel, une technique par ailleurs favorable à la santé, au bonheur personnel et collectif et, qui sait, à l’optimisation de la transformation nécessaire, je le sens bien, de ma configuration musculaire faciale, si je veux un jour arriver à articuler quelques mots de chinois − quelques mots compréhensibles, j’entends, car si articuler des mots est tout à fait négociable, les doter d’un sens un tant soit peu sinisant est une autre affaire… Et à bien observer, il semble que les Chinois ne s’embarrassent pas tant de leurs lèvres que nous pour parler, serrent les dents s’il le faut, et font de la langue un usage qui m’échappe encore, linguistiquement parlant (pour ce qui est d’attraper du riz dans la bouche, par contre, cela semble assez évident ; comme je l’ai lu quelque part, il n’y a point de manière inenvisageable de faire passer la nourriture du bol aux dents…). Tout ce que je sais, c’est que le Tai chi chuan recommande de laisser monter sa langue au palais, pour une circulation fluidissime du Qi, et que j’ai passé de longs mois chez l’orthophoniste pour apprendre précisément le contraire, ce qui me navre car voici mon Qi menacé, sans parler de ma prononciation…

Je ne doute pas que quelques temps par ici remettront tout ça en bonne et due place, et que mes deux cerveaux, le yin et le yang, sauront se reconnecter, et chanter librement en toutes les langues, anglais, français et chinois pour commencer.

Je remercie ce blog de me faire pratiquer un peu mon français. Je promets une version chinoise d’ici 2023.

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Grand bond


Grand bond en avant, pour sûr. Me voici à Kunming, la capitale du Yunnan, dans le Sud-ouest de la Chine, à 1500 mètres d’altitude environ. Cette fois j’ai vu les montagnes, la forme de la ville vue du ciel, répandue entre les plis du relief comme de l’eau dans un sac plastique traînant dans une flaque semi cabossée (le sac plastique est un élément qui s’avère traîner beaucoup, en Chine…). Elle a sept millions d’habitants, à force de s’étendre jusqu’où les pentes l’arrêtent, même si pour les Chinois elle n’est qu’une « petite capitale de province », bien bouseuse qui plus est, puisque le Yunnan est, traditionnellement, une province agricole, pauvre, montagneuse, et pas pratique.

J’y étais arrivée en bus ou en train les fois précédentes, cette fois j’ai eu la chance de découvrir son « aéroport international », relié en direct à Bangkok, à Dakha, à Calcutta, et à Hong Kong (s’il faut considérer ce port comme il semble se considérer lui-même, un port étranger…). J’étais entourée de soixante kilos de bagages environ, quarante que la compagnie avait gentiment laissé passer en soute, et vingt d’un condensé cabine extra lourd, passé l’air de rien, l’air de « ça ne pèse pas lourd, non, non, tout va bien », contenant de quoi survivre musicalement et littérairement, principalement, pour les quelques premiers mois à venir. Equipée de ce pesant à peine plus volumineux que moi finalement, j’avais eu la chance de visiter Shanghai en bus trans-aéroport, de Pudong à Hong Qiao Airport, après une escale à Londres et quatorze heures de vol : cela avait été bref mais intense, juste le temps de transpirer très fort et de découvrir partout des caractères chinois et des gens qui me parlaient dans un brouillard sonore incompréhensible, et de me faire les bras en rêvant de détachement monastique et de baluchons symboliques et minimalistes. Kunming International Airport, donc, paraissait calme et doux, ces paysans de Yunnannais se promenaient nonchalamment, les mains dans les poches, en crachant et en agitant de temps en temps leurs téléphones portables, ou en s’échangeant des cigarettes.

J’ai attendu Sophia une dizaine de minutes, et elle est arrivée, tout sourire, tout empressée de me faire monter dans la voiture, sous ce soleil qu’il fallait fuir à tout prix. Quelqu’un d’autre conduisait, un type que je crois qu’il va me falloir deux mois pour identifier avec certitude, parmi tous les visages que j’ai vus ces premiers jours et que je n’ai pas le temps d’assimiler réellement : c’était, je crois bien, Liu Xiang, le vice-président et le patron de Sophia, responsable des professeurs étrangers mais ne parlant pas un mot d’anglais. Sophia traduisait donc, et j’étais partagée entre soutenir la conversation et me perdre par la fenêtre, dans le paysage, dans la ville, ces images nouvelles et retrouvées, et mes émotions…

Retrouvé, le centre-ville, ces autoponts gigantesques sur lesquels les piétons sont obligés de passer pour traverser, ces carrefours larges et calmes, finalement ; cette odeur, surtout, qui déjà m’avait frappée la première fois que j’étais revenue à Kunming : le charbon, l’huile, l’échappement, que dire ? Les arbres, des palmiers, des lauriers, de petits arbustes à feuilles rondes. Les grands immeubles du centre, les panneaux publicitaires géants, un grand buffle, ou est-ce un taureau, sur l’enseigne d’une marque de cigarette étalée sur dix-huit mètres de long au-dessus d’un gazon, en-dessous d’un skyline ; les maisons restées traditionnelles, occasionnellement, pour un restaurant, un hôtel, et puis les tours, aussi, derrière… De ronds-points en ronds-points, de larges avenues en larges avenues, nous sommes arrivés à un embranchement un peu particulier, un peu plus poussiéreux, un peu plus bordélique, un rien défoncé déjà, puis à une route qui se rapprochait dangereusement de la montagne. A coup sûr une zone où je n’avais jamais mis les pieds, et où je n’aurais sans doute jamais mis les pieds si je n’avais eu la chance de tomber sur cette opportunité enseignante… A mesure que nous avancions, la logique interne d’une petite voix me disait qu’il y avait peu de chance a priori pour que nous allions en direction de la montagne à ce point, pour en revenir plus tard vers l’intérieur. Allions-nous la traverser, cette montagne ? Tout à coup je relisais mentalement mon contrat, et rien n’indiquait la distance à parcourir dans la ville. Une adresse, à peine… Un code postal que j’avais vérifié, qui correspondait bien à Kunming, mais Kunming, qu’est-ce que cela voulait dire ?…

Les avenues dans ce coin, heureusement, étaient larges et propres, étrangement larges et étrangement vides à vrai dire, fonçant vers la montagne comme si elles avaient voulu lui signifier son déménagement prochain, ou sa transpercée. Tout à coup, sur la droite, est apparu un mirage, un dôme blanc, étrangement lumineux sous ce soleil de septembre à peine remis des torrents orageux de la saison des pluies, le Dôme de Florence ou celui du Capitole, posé là, au milieu des champs, des poteaux électriques et des murs de brique orangée. Nous avons bifurqué pour foncer droit sur le Dôme, et mon cœur s’est mis à battre, ça y est, j’allais enseigner dans une réplique d’Oxford, posée dans une zone inconnue du monde, entourée de barrières et de gardes placides en uniformes, sortant tranquillement de leurs cahutes pour ouvrir la barrière quand il le fallait, et sirotant leur bouteille de thé le reste du temps.

Nous avons commencé à arpenter le campus, plein de ralentisseurs, d’étudiants ralentis eux aussi, cachés sous des parapluies contre le soleil, souriant deux par deux, trois par trois, délibérant sans doute sur l’échelle de leurs prochains mouvements, un retour dans tel bâtiment, ou l’achat d’une autre sucette au coca, plaisantant et se poussant parfois d’un air de jouer, comme des gamins. Comme cela allait me faire du bien, d’être entourée de gamins… D’une légèreté, de préoccupations autres que celles de garder ou non son emploi, licencier ou non cinq cent employés, sourire ou non à son directeur, à son client, à son journaliste préféré… Ces jeunes commençaient leur vie d’adultes, et ils étaient plein d’espoirs et de questions en même temps, cela se voyait dans leur démarche même, dans leur enthousiasme à être ici, en autarcie, sur un campus… Du moins est-ce ce que je mettais pèle mêle dans ma tête, à ce moment là, pour combler l’étonnement, et l’abasourdissement analphabète où j’étais.

Ce campus-ci s’est avéré avoir une fin, un autre côté, avec une autre porte, et nous avons, surprise, quitté cet univers pour une toute autre magie. A ce stade là, je ne pouvais plus parler… Nous étions embarqués sur une route telle que je n’aurais même pas pensé l’imaginer, du moins pas dans une ville de sept millions d’habitants par ailleurs hérissée de tours bancaires et d’hôtels, et pas aux alentours d’un campus universitaire… Je me suis demandé soudain si je n’étais pas en train de rêver, et je me suis dit que de toute façon, comme jusqu’auparavant, nous allions bifurquer quelque part, et nous engager à nouveau dans un nouveau contexte. Pas manqué, nous nous sommes engagés, précisément, dans la porte de mon campus à moi, un petit portail caché là lui aussi, discret, au milieu de ce capharnaüm boueux de tricycles, tracteurs, fritures sur le trottoir, étudiants et paysans en chapeaux mêlés tranquillement sur la chaussée, et autour, mais surtout sur la chaussée, qui n’avait plus d’existence propre à vrai dire, qui devenait la liaison continue avec les bâtiments qui l’entouraient, qui la serraient, trop étroite, trop malvenue dans ce lieu où l’on avait, immanquablement, besoin d’espace… Je n’en revenais pas, mais j’étais heureuse : voilà où j’allais vivre, voilà la Chine telle que je voulais la voir, finalement, voilà le lieu qui m’accueillait pour cette année, ou peut-être plus, qui savait…

La montagne était juste là, quasiment derrière les murs du campus. Elle était rouge, cassée, droite, mais reposante, elle nous regardait, et je la regardais avec reconnaissance : il n’y a rien de tel qu’une montagne juste sous l’œil pour se questionner sur le « derrière », sur l’après, sur la continuation de l’espace ou des idées… Sophia m’a montré deux appartements, me proposant de choisir, mais le choix fut vite fait : le premier était au cinquième étage d’un bâtiment un peu reculé, avec une large baie vitrée sur la montagne, et l’autre, un premier étage deux fois plus petit, sur le palier même de l’Administration du Collège… Je me suis demandé après coup ce qui lui avait pris de me donner l’option, si pour elle il y avait quelque chose de valorisant ou de positif, peut-être, à se trouver à la portée du Bureau, ou si elle doutait de ma capacité à monter les escaliers, ce qui à vrai dire aurait pu être une explication plausible, ou encore si les Chinois accordaient, d’une façon générale, une appétence seulement moyenne aux étages élevés sans ascenseurs

En fait, l’explication se manifesta assez vite d’elle-même, quand il s’agit de hisser mes soixante kilos de bagages jusqu’à l’appartement : évidemment, en ce samedi après-midi ensoleillé, nous aurions tous préféré éviter ça.

Une fois dans l’appartement, vive ambiance, nous sommes rapidement rejoints par une armée d’auxiliaires, convoqués par Sophia au vu des nombreux cartons qui encombrent le lieu, et des embûches techniques à terrasser, le gaz et le lave-linge en particulier. Arrivent un grand type hilare, mocassins râpés à bouts carrés, puis un plus petit, mocassins à bouts carrés également, un autre passera avec une ampoule électrique et une échelle de six pieds de long, il porte les mêmes mocassins, et Liu Xiang, le chef taciturne, est au milieu, rougit timidement si on l’observe trop, accepte les cigarettes qu’on lui tend, et regarde le bout de ses mocassins, à bouts carrés bien entendu. Le grand type hilare s’attaque au carton du frigidaire, posé dans un coin, qu’à coup d’acharnement et de grands rires il parvient à démonter, et tous nous admirons l’appareil flambant neuf, grisé, moderne, comprends-je à la mesure de la satisfaction générale, qui va trouver sa place dans un coin du salon − comme ça on est sûr de pouvoir vraiment en profiter, et admirer sa facture tout esthétique.

Le grand type rejoint rapidement son confrère et Sophia, occupés au carton du lave-linge, un petit carton de rien du tout mais dedans, quel trésor… Un lave-linge électronique, attention, qui, m’explique Sophia, sèche même le linge ! (En fait je n’ai pas tardé à comprendre qu’il l’essore, ce qui est déjà fort compétent de sa part, compte tenu de la norme moyenne du lave-linge asiatique, comme j’ai déjà eu l’occasion de m’en apercevoir au cours de quelques voyages. En Asie du Sud-est, nul besoin de faire chauffer l’eau, elle est déjà tempérée par le soleil quand elle sort du tuyau ; en Chine en plein hiver, il peut être utile de mettre, une fois de plus, le bon vieux thermos d’eau chaude à contribution…). Le lave-linge est couché, à coups de grands éclats de rires, raclements de gorge et torsions, sur son flanc tout électronique, et on entreprend de le démonter, et de lui installer un tuyau d’évacuation sur le bon côté. Si tant est qu’il y ait un bon côté, car on n’a pas vraiment réfléchi à l’emplacement où le disposer ensuite. Il trône au milieu du salon, et tout en riant toujours de plus belle, on le pousse vers la salle de bain, où il franchit le dénivelé du carrelage mais ne trouve pas d’espace accueillant, on le remet donc dans le petit couloir où il est censé bloquer l’accès à la salle de bain, juste devant le lavabo, comme ça au cas où l’on avait trop l’intention de se laver, l’affaire est réglée, et on fait les branchements, tuyau posé par terre sur le carrelage, l’eau n’aura qu’à aller dans la bouche d’évacuation sous le meuble… En avant pour un test, remplissage, montée de l’eau sous le regard admiratif de Sophia, et hop, problème, un petit réglage supplémentaire à faire probablement, on arrête tout et pour vider l’engin, rien ne vaut une bonne petite inclinaison, à la gite le tank à eau rend son contenu, sur le carrelage de la salle de bain et du couloir réunis…

Finalement, il est décidé que le lave-linge n’a qu’à rester au salon, à côté du frigidaire, et qu’il suffit de le tirer dans le couloir, jusque devant la porte de la salle de bain, où le tuyau pourra cracher librement tout ce qu’il veut sans risquer d’envahir la bouche grillagée sous le meuble du couloir, qui visiblement n’apprécie pas trop les noyades… Un système pratique, simple, économique et écologique car le nombre de lessives potentielles est ainsi réduit de moitié, voire des deux tiers, et la motivation à utiliser son linge trois jours de suite, renforcée confortablement.

Autre joyau de l’appartement, le micro-ondes, dont les touches ont eu la présence d’esprit de s’orner de dessins pour analphabètes étrangers, un atout sans nom quand on connait la technologie des micro-ondes du 21ème siècle, où il ne suffit pas de dire « temps » et « chaleur », mais où il faut expliquer à l’utilisateur comment distinguer un « vapeur croustillante » d’un « dégel adoucissant », ou encore d’un « bronzage léger », pour des produits tout aussi variés qu’un biberon de lait, une miche de pain ou un pigeon rôti à pattes arrières fleuries (modèle international, semble-t-il, de la pièce carnée « de choix » et de la gastronomie ultime…).

Le type hilare, à qui je montre, curieusement, les grands cartons éventrés gisant sur le sol entre le passage d’entrée et le canapé du salon, trouve une solution efficace, rapide, et hilarante, ce qui ne gâche rien, il ouvre la fenêtre de la baie vitrée, regarde en-dessous, constate qu’il y a déjà quelques déchets massifs et non identifiés, et balance tranquillement les cartons : plof, cinq étages, nous voilà débarrassés d’un problème.

On fume, entre deux opérations, et on téléphone, ça sonne de tous les côtés de musiquettes pop électronisées, auxquelles on répond « wei ! » en hurlant, le sourire aux lèvres toutefois car il ne s’agit pas d’aboyer sur son interlocuteur, comme il peut sembler au premier abord à une oreille française peu accoutumée, mais bien de lui signifier un feed back de la réception cinq sur cinq d’un appel téléphonique, et la création d’un échange satellisé émetteur-récepteur. Sophia me montre la télévision, cinquante-quatre chaînes, toutes en chinois, sauf une, CCTV 9, un condensé des autres en anglais, pour quand j’en aurai marre de faire l’analphabète assumé… Elle installe la machine à eau, une spécificité chinoise que j’ai remarquée partout ensuite, la grosse bonbonne de nos bureaux et couloirs de collectivités, mais distribuant ici, dans les maisons − grâce à la fée Electricité qui l’alimente et à une résistance à peine capable de résister à un orage (constatation quasi immédiate), mais efficace en terme de bouillon d’eau −, de l’eau froide, ou bouillie. J’aurai tout le loisir ainsi de me faire le palais en douceur, à mon rythme et avec toutes les grimaces que je voudrais dans l’intimité discrète de mon home, sweet home, à cette spécialité objectivement incontournable, l’eau minérale bouillie…

Le technicien du gaz arrive − le livreur, en fait, chargé d’une bouteille sur l’épaule, qu’il a auparavant sans doute charriée sur un vélo avec six ou sept autres, c’est la constatation que j’ai faite assez vite en me promenant aux abords du campus, où partout l’on livre et délivre à qui mieux-mieux du gaz naturel, en toute sécurité bien entendu, presque comme chez nous où il faut un camion « ISO 60 000 » pour ne déplacer ne serait-ce qu’une demi-bombonne… Il installe la bouteille, et à quelques bouts près de polystyrène distribués un peu partout, et de chaises poussiéreuses partout éparpillées, je suis prête à m’asseoir enfin sur le canapé, seule pour vingt minutes puisque Sophia m’a donné rendez-vous en bas de l’immeuble pour un dîner d’accueil au restaurant.

Je suis, comme on dit, explosée de fatigue, d’émotion peut-être aussi, et de difficulté à réaliser que, ça y est, je suis sur ce campus en Chine où j’avais rêvé d’atterrir. Là encore, c’est l’odeur qui me frappe, l’odeur de cet appartement, unique, comme jamais je n’en avais sentie. Le sky des fauteuils peut-être, et le bois traité des meubles, et l’air chauffé par le soleil dans cette baie vitrée plein Ouest, en plein mois de septembre. Et l’air du dehors qui s’infiltre, infiniment complexe, varié de molécules que jamais je n’avais imaginées pouvoir cohabiter ensemble et laisser encore les humains s’épanouir alentour, un air presque attachant toutefois, inloupable, copain ou ennemi, il faut choisir, mais comme il faut cohabiter avec lui, autant en faire un copain…

Dans mes vêtements d’avion et de portage de bagages, tant pis, je descends dîner, il est 18 heures à peine, mais les restaurants sont pleins ; Sophia m’emmène dans l’un d’entre eux, en bordure du campus, face à une rue parcourue de rickshaws pétaradants à tissu fleuri, et derrière, un marécage rempli partiellement d’ordures, où pataugent, dans les coins un peu plus secs, des enfants à la recherche − de trésors sans doute… Voilà la misère qui peut côtoyer les hôtels du centre, voilà les zones dont on parle, en Inde, au Caire ou ailleurs, mais que je n’avais pas imaginées en Chine.

Nous dînons de quatre ou cinq plats, sur un plateau tournant et une nappe en film plastique genre « sac à légumes pour la pesée chez Leclerc », le label écolo en moins, et le toucher un peu plus doux, un peu plus mou et fin il faut croire… Du plus grand effet. Simple et efficace, une fois de plus. Les plats sont délicieux, je fais ainsi mon huitième repas de la journée − à changer trois fois d’avion, forcément, on fait la tournée des Grands Ducs… Il y a avec nous une collègue de Sophia, qui parle anglais elle aussi, mais moins bien, mais pourra, me dit Sophia, m’enseigner le chinois le plus pur car elle vient du Nord, elle n’a pas l’accent de Kunming, redoutable apparemment pour qui veut passer pour quelqu’un de sérieux quand il se rend en latitudes supérieures…

Après le dîner, cette collègue m’accompagne pour un petit tour le long de la rue, la soirée est chaude, les étudiants pullulent, les commerçants aussi, éclairant de leurs boutiques ouvertes la chaussée autrement plongée dans l’obscurité. Il faut faire attention où l’on met les pieds, le sol a l’air intéressant… Effectivement, il l’est, comme je l’ai constaté le lendemain, et sans doute ce sol là pourrait être une source intarissable d’intérêt, un tableau brut en soi… Je cherche à acheter des draps, car la literie n’est pas fournie dans l’appartement, mais je ne trouve que des draps étudiants à taille unique, « single size », et à motifs plus qu’enchanteurs (qui n’a pas rêvé un jour de dormir dans les bras de la Belle au Bois Dormant version manga, de Mickey Mouse surfant une vague mauve à étoiles, ou dans une brassée de fleurs sûrement très aphrodisiaques, tant que l’auto-persuasion et l’esprit d’imagination veulent bien s’en mêler ?…). Je me rabats donc sur mon sac de couchage « -12°C », en attendant de trouver mieux.

Ce qui ne tarde pas, grâce à une excursion menée par Sophia, et à laquelle participent toute la bande des professeurs étrangers nouvellement atterris de leurs planètes diverses, ou presque, chez Wal- Mart, le champion de la grande distribution à Kunming, avec Carrefour, son concurrent.

J’avais un souvenir amusé de Wal-Mart il y a trois ans, lors de mon premier passage à Kunming où j’avais dû m’y précipiter par curiosité, et aussi pour m’acheter une bouillotte à imprimé plastifié de faux chats Kitty afin de faire face à la nuit potentiellement glaciale du dortoir de l’auberge de jeunesse, et j’ai retrouvé la même pagaille, sauf que cette fois je savais qu’il ne fallait pas chercher inutilement midi à quatorze heures, le rayon des casseroles à côté de celui des balayettes, ou l’espace dentifrice à côté des bonbons acidulés, non, il suffisait de se laisser aller, de se laisser glisser quelque part, et l’on finirait bien par trouver l’intégralité de sa liste de courses, les espoirs étaient tous permis. J’ai fini par trouver ma paire de draps, une couette et un oreiller, non sans quelques douloureux efforts de compréhension des étiquettes et de déchiffrage des explications patientes de la vendeuse en charge, la malheureuse, du rayon envahi par une équipe d’étrangers en mal de literie, en tout cas c’était parti, j’avais un lit et de quoi faire des batailles d’oreiller toutes plumes de canards laqués sorties, c’était le principal.

Ces quelques considérations matérielles mises à part, je suis à présent bien installée, j’ai pris le bus 113 pour descendre dans le centre-ville, un joyeux trajet blindé d’étudiants en sweat-shirts et cheveux en pétard, je n’ai toujours pas récupéré de carte donc je ne sais pas où je suis, mais je suis bien en Chine, pas de doute là-dessus, et il ne me reste plus qu’à me préparer mentalement à l’idée d’enseigner, car je commence dans deux jours… De bons moments de surprise en perspective, je suppose… Je ne manquerai pas de prendre moi aussi des notes studieuses, pour le blog ou pour le plaisir de relire ça un jour, si le temps m’en est laissé…

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La Chine n’a pas inventé le fil à couper le beurre, mais certainement la poudre…

Détonateur, pour sûr, ce bus marqué de caractères chinois : « Kunming », qui nous a doublés tandis que nous poussions, poussivement, sur les lacets de cette route mythique et tortueuse, Vientiane-Luang Prabang, que nous allions mettre dix-sept heures à parcourir quand ce « VIP » sinisant proclamait, lui, vingt-quatre heures tout compris, de Vientiane à Kunming − la capitale du Yunnan voisin, en Chine, de l’autre côté des montagnes…

Kunming, j’y avais été deux ans auparavant, pendant le voyage « autour du monde » que je m’étais offert en quête de pause, de dessin et de ré-étonnement, d’Asie beaucoup aussi, et d’un peu d’autre encore, un an durant… Kunming avait marqué une étape, un pion un peu plus rehaussé sur la carte, un sommet un peu imprévu. J’y avais passé, d’abord, deux jours de « digestion » abasourdie d’un premier mois de découverte chinoise, préparé un passage vers le Vietnam finalement opéré sous la pluie, dans un bus où tout valsait sous les banquettes : les mégots mouillés de crachats, les cartons à moitié défoncés, et un chien couinant, privé, lui, de ces arrêts pipi auxquels (au grand damne de nos sens olfactifs et visuels) nous avions droit, et qui sans doute contribuait lui aussi à la boue parfumée dans laquelle se promenaient nos sacs, au sol…

A vrai dire, cette boue maculait encore mon sac quand j’étais retournée à Kunming, quelques mois plus tard, après mon périple vietnamien et sud-asiatique. J’avais cette fois pris le temps d’explorer plus la ville, passé cinq jours à écumer une grippe monumentale dans le lit d’un dortoir à peine surpeuplé, parcourant virtuellement les environs grâce aux récits rapportés quotidiennement par un ballet de coturnes internationaux en sacs à dos, puis exploré pour de bon, les ruelles croulantes où l’on tissait des nouilles, les supermarchés tonitruants où l’on se bousculait en grand art sans rien acheter, les avenues sur les trottoirs desquelles flottaient, en désordre, de calmes vendeurs de choses pour le moins surprenantes.

J’avais compris que Kunming est une ville partiellement musulmane, organisée autour d’une énorme mosquée à dôme vert, et qu’en marchant au hasard pendant quelques heures, je pouvais passer d’une allée écroulée à une contre-allée de livraison super-mercatique, d’un marché où l’on piaillait modestement au-dessus de cages à oiseaux et de bassines d’animaux saugrenus, à d’autres où l’on assommait devant vous le poulet de votre choix. Mais c’est à peu près tout, j’avais filé ensuite m’essayer au Kung-fu dans un monastère bouddhiste, pratiquer le Tai chi au pied d’une muraille posée dans la montagne, et de Kunming ne me restait que cette vague impression que je n’avais pas tout parcouru de la Chine… Même si j’avais avalé, très probablement, cent kilomètres de nouilles, et cinq mille de lacets défoncés et autres voies ferroviaires, passagères, et aviaires.

Quand ce bus est passé, donc, clamant « Kunming » de ses gais caractères et de sa fière allure de bus « qui tient la route », je n’ai pu m’empêcher d’interpréter ça comme un signe probable de l’horoscope, du tao et de la divination stellaire réunis. La lune était pleine − c’est elle qui nous a probablement menés à bon port, étant donné le léger retard pris par notre engin roulant qui, contrairement à la coutume laotienne usuelle, avait choisi de continuer à se tortiller, à presque vive allure, dans la nuit pourtant tombée… Sur cette parcelle toute pittoresque, il faut bien le dire, de la route post-Vang Vieng, où l’on a le sentiment d’être en équilibre sur un territoire raviné et lui-même assez équilibré, le paysage au clair de lune, après déjà quatorze heures de bus, était saisissant de charme, et il suffisait de regarder vers le haut, après tout, et pas trop vers le bas, pour en apprécier la somme toute divine inspiration… −, la lune était pleine, donc, et cette soudaine apparition du yin dans l’état de yang où je me trouvais a achevé de me convaincre que là, derrière les montagnes et la mince frontière inventée quelque part pour cerner l’Empire, était ce que je cherchais…

Je cherchais la Chine depuis longtemps, à vrai dire, et j’avais nourri, avant déjà cette première découverte incomplète et biscornue de « tourdumondiste » en quête et maigre passage, tout un tas de rêves sur cette masse curieuse qui s’étalait, là-bas au bout de la plaine et de l’Europe toujours prolongée, cette masse qui, à coup sûr, n’était plus l’Europe… Là, au moins, ce n’était plus l’Europe. Là j’allais pouvoir trouver quelque chose de vraiment bizarre, vraiment étrange, là j’allais pouvoir me laisser aller à ces deux mots de « bizarre » et d’« étrange » qu’autrement j’avais choisi, par une simple rature plus ou moins politiquement correcte, de bannir de mon vocabulaire…

J’avais bien rêvé, donc, au fil des ans, bien chargé « ma Chine » d’images et d’idées, et d’expositions, et de mots glanés des autres, et d’Histoire, et d’incompréhensions, et encore d’autres images pour pallier ces incompréhensions, et finalement, un jour, j’avais eu le temps, l’argent et l’énergie d’aller voir, d’aller pousser la porte, sur la pointe des pieds, de ce gros morceau qui me terrifiait et me happait en même temps. Ce tour du monde m’offrait cette rencontre… J’arrivais du Japon, et passais ensuite au Vietnam, ce qui me laissait la chance de coincer la Chine, ce mastodonte peut-être aussi inquiétant qu’un dragon, entre deux voisins plus ou moins complaisants, en tout cas entre deux points de référence qui n’étaient plus, déjà, la France.

Je maniais les baguettes comme un chien, un jeu de quilles, et je ne reconnaissais même pas le nom de Zidane quand on me disait : « Dje-da-neu ! Dje-da-neu ! »… Mais j’y croyais, j’étais à fond, j’avais acheté un manuel de chinois « colloquial », et je soliloquais, tout en colloquiant, dans les bus, les trains et les restaurants. Je me frottais à ces mythes que je m’étais construits, et j’en créais d’autres au passage, ce qui ne rendait pas la tâche aisée de tourner le dos, de si vite, à la Chine et d’oublier, sitôt passée, sa découverte…

Je me suis trouvée infectée, non pas du SRAS comme on me l’avait prédit à l’époque, mais d’un virus non catalogué, et pourtant assez prégnant : la sinomanie. Impossible de me sortir la Chine de la tête. J’ai poursuivi vers l’Australie, vers la Nouvelle-Zélande post-Seigneur des Anneaux, qui pourtant était censée vous scotcher durablement et vous enlever toute velléité autre de découverte, quelle qu’elle soit, de la planète terre et des autres espaces interplanétaires réunis ; j’ai rajouté une couche d’Amérique latine, mais toujours la Chine restait, indélogeable. Peut-être est-ce le cœur de l’esprit chinois : « j’y suis, j’y reste »… En tout cas, je poursuivais mon Tai chi, tous les matins, qu’il pleuve ou qu’il canicule, sur les plages des surfers australiens, sur les trottoirs de Buenos Aires, les pavés de Valparaiso, et même face aux montagnes bourrées de trolls néozélandais… Il allait falloir faire quelque chose.

Je suis rentrée à Paris, et là le virus n’a pas faibli. Au contraire, il n’a fait qu’empirer : je ne pouvais envisager de circuler que sur un vélo noirci, de cuisiner, que dans un wok, et Chinatown était devenu mon annexe, le lieu d’un ressourcement inégalé où les trottoirs larges hébergeant les discussions et les pas lents des vieux, les amas de brioches vapeur molles et la laideur présumée des immeubles en barres prenaient un charme particulier, auquel ne manquait que l’odeur des pavés de charbon… Je me bourrais de poivre du Sichuan et de tofu fermenté au vinaigre amer, buvais du jus de soja comme d’autres du petit lait, n’arrivais pas à me lasser du riz, même raté, et accumulais en moi les clichés et les succédanés de la Chine, en espérant bien un jour avoir l’occasion d’aller me frotter de plus près à la source étonnante de ces imageries.

Fort heureusement, l’occasion s’est présentée, la vie s’est chargée de me rapprocher encore du mystérieux empire, même si telle n’était pas nécessairement son intention première, en tout cas par une péripétie entrepreneuriale comme il en arrive souvent, je me suis retrouvée cet hiver, d’un poste de communicante pro-OGM (qui avait eu la vertu, déjà, de me pousser dans les bras du bio et de l’écologie forcenée), en mission express de me reconvertir au beau métier des « Ressources Humaines », où j’allais tout naturellement et sans difficulté, n’est-ce pas, m’évertuer à comprendre les mécanismes du licenciement collectif, et trouver les mots pour expliquer aux salariés français que leur poste allait être offert, justement, par un élan tout humanitaire sans doute, à un petit Chinois travailleur et honnête, pas râleur, lui, et qui plus est, pas trop cher…

J’ai dû prendre du recul assez vite, et par la grâce des congés payés, j’ai pu m’envoler, ces dernières semaines, pour une rapide escapade et salutaire trêve pascale, vers Bangkok, et de là le Laos où sous la lune, ce jour-là, est passé le bus chinois magnétisant…

Je ne peux m’empêcher de vous soumettre une brève description de la boite à poissons séchés du Mékong (cousins de la sardine, sous ces latitudes) où je me trouvais lorsque le choc imprévu de ce bus estampillé « Kunming » est intervenu ; de ce trajet laotien typique, paraît-t-il, sensé vous mener de Vientiane à Luang Prabang par l’une des routes les plus phénoménales du monde, en dix heures à peine, une broutille, juste le temps d’apprécier le paysage à sa juste valeur. On a, sur ce trajet, l’occasion d’apprécier aussi la chaleur, la sueur, et l’ambiance, ainsi qu’une variété d’autres émotions et odeurs savoureuses, ce qui n’est pas précisé au guichet à la gare, mais que je confirme.

C’était la fameuse fête du Pi Mai, le Nouvel An lao, la fête du renouveau, où l’on lave les Bouddhas et soi-même, où l’on anticipe sur les réserves d’eau qui ne manqueront pas de tomber lors de la saison des pluies presque imminente, et où l’on s’asperge plus qu’allègrement, de préférence à Luang Prabang car c’est là que la concentration de Bouddhas, de fêtards et de touristes à asperger est la plus grande. Objectif, Luang Prabang, donc, et le pays entier, s’il le peut, se rend en pèlerinage à la capitale du Nord, chargé de matériel et de cadeaux pour la famille, qui trouveront toujours une place dans les transports « en commun », où l’on est, pour sûr, « comme un »… Par un esprit d’amour de la route et de recherche imbattable de la « simplicité au bas prix », je ne remarque même pas le guichet flamboyant « VIP » à la gare, et me dirige droit vers le guichet usuel, où j’acquiers un ticket pour le bus de 10 heures, arrivée 20 heures garantie (mais pas remboursée…).

Pendant une heure, en compagnie de trois autres non-Laotiens égarés, qui se trouvent eux aussi être français, j’observe le chargement du mulot, un bus trois étoiles aux bords arrondis, chromos années cinquante certainement étonnamment clinquants en leur temps, vitres ouvrables − attention, un signe qui ne trompe pas −, et glissières sur le toit pouvant accueillir un métrage à peu près équivalent à celui du véhicule, en hauteur comme en largeur, de sacs de jute, cartons, valises et motos. Et quelques mandarines débaroulantes, que l’on s’empresse en riant de remettre dans le trou d’où elles sont sorties. Au moins, on ne crèvera pas de faim en cas de crevaison…

Nous avons eu la bonne idée de marquer notre territoire suffisamment tôt dans le bus, ce qui nous autorise des sièges, et non les tabourets centraux, à peu près au fond mais pas trop encore. Une fenêtre ouvrable, signe de climatisation « à l’ancienne mode », fort appréciable en cette heure chaleureuse de la journée, et par laquelle on ne cesse de nous présenter, dans les villages traversés, des brochettes de bananes et de poissons séchés ou du riz gluant à la poignée, tandis que nous invoquons Bouddha, ou qui que ce soit pourvu qu’il se montre efficace, pour que le bus redémarre et que la ventilation « garantie naturelle » puisse se faire à nouveau… Je carbure au coca, et à la respiration contrôlée, pour ne pas péter les plombs, m’évanouir, ou céder aux fourmis qui s’installent dans mes jambes pliées en huit (et qui y resteront logées quatre jours par la suite, bien installées qu’elles étaient, elles, dans leur véhicule véhiculé…). A côté de ma voisine française, dans l’allée centrale, un octogénaire sagittaire et assagi attend patiemment, voûté sur sa canne, que le bus avance. Rivé sur son tabouret, il ne cherche même pas à se déplier lors des − Bouddha soit béni − arrêts dépliage et pipi, et s’asperge progressivement, au fil des heures, d’une odeur alcaline bien connue des incontinents chroniques, un peu moins probablement de leurs congénères continents français, mais à laquelle, comme à tout, on se fait bien après tout… Bien entendu la culpabilité nous ronge de le voir, encastré, plié et mouillé, sur un tabouret, mais la pensée d’une banquette en sky chaud imprégnée durablement par-dessus le marché, ainsi que la constatation que la jeunesse laotienne masculine ne fait pas défaut alentour, et pourrait éventuellement céder sa place en priorité − et surtout, avant ces pensées circonvolutées et quoi qu’il en soit injustifiées, un bon vieil égoïsme et un esprit de survie criant, nous laissent bien accrochés à nos banquettes, et à notre bout de fenêtre ouvrable.

Le Pi Mai arrive lorsque la chaleur ne peut grimper plus haut, c’est donc le moment idéal pour une séance de sauna ambulant dans la nature, dans un paysage grandiose, vallonné de pics calcaires recouverts de jungle, il n’y a rien à faire d’autre que de se laisser porter, à deux à l’heure, sur la route, en cessant d’imaginer ses jambes dépliées ou son lit potentiel à Luang Prabang − ceci est une technique toute occidentale qui ne fonctionne pas au Laos : la pensée ne fera pas arriver le lit, et l’envie d’un coca cola ne le fera pas tomber du ciel.

A l’avant du bus, il y a un type bardé d’une mitrailleuse en bandoulière qui plaisante avec le chauffeur, c’est pour les éventuelles attaques de tribus rebelles, ça arrive de temps en temps et on prévoit toujours de quoi les accueillir, et quelques oranges sans doute pour les remercier d’avoir fait le déplacement. Mais rien de trop grave, il n’y a qu’à plaisanter.

On plaisante, on plaisante, mais le bus n’arrive pas !… A la nuit tombée, il continue d’enchaîner les villages paumés, des groupes de cabanes en bambou au bord de la route, à vrai dire, des perchoirs inouïs où l’on vit, à longueur d’année, à flanc de ravin, en attendant que la saison des pluies balaie tout et que l’on puisse recommencer, proprement. Les gamins courent sur un espace large comme la route, il n’y a bien que la route qui soit plate en fin de compte, c’est donc le seul terrain envisageable pour un foot ou une partie de dés, avec les cochons et les poules si l’envie leur vient aussi de jouer…

Un jeune prend sa guitare, sur un tabouret à côté du vieux. Il se lance dans une sérénade de pop thaïe, nous poursuivons à coup de vocalises improvisées, pour le plus grand amusement des Laotiens ; à ce point du trajet plus rien ne compte, que de se porter les uns les autres, et de trouver le moyen de continuer à s’aérer les poumons…

Luang Prabang, trois heures du matin, est une ville qui dort fermement. Même à l’approche du Pi Mai, où les maisons sont débordantes et l’alcool de riz, un peu plus coulant et tardif que d’ordinaire. Nous achevons donc notre périple sur siège chauffant par une sérénade, tout occidentale quant à elle, sous les fenêtres des guesthouses, afin d’obtenir, malgré tout, ce lit auquel il se serait agi, dixit la sagesse, de ne pas rêver. L’Occidental déterminé obtient toujours ce qu’il veut, même si c’est au prix d’un tapage nocturne et d’une perte majeure de la face : le moustique noctambule n’aura pas sa peau.

Forcément, un tel voyage laisse des traces, surtout lorsqu’il se poursuit de quelques rebondissements, l’aspersion magistrale du Pi Mai, pour commencer, ces orgies calmes, mais goudronnées et rieuses, au bord du Mékong ; la panne d’un bateau prenant lui aussi ses aises côté emploi du temps, et la nuit forcée dans un village heureusement accueillant, en attendant de pouvoir repartir ; la rencontre d’un « demi-moine » thaïlandais, Silapa, accompagnant un moine néerlandais, grand type rasé et flasquement blanc en robe orange à la vue duquel il était difficile d’échapper ; des journées paisibles à Chiang Mai, en Thaïlande, pour finir, à dessiner au pastel et au chaud sur des journaux tout fripés, et j’avais tout calculé au cordeau pour arriver juste à point à Bangkok, et reprendre mon avion pour la France, et le charmant boulot humainement ressourçant.

Au terme d’une nuit de train depuis Chiang Mai, et d’une journée à dormir sur le banc d’un embarcadère de la rivière Chao Praya à Bangkok, où l’air avait la bonne intention (pas toujours réalisée) de s’infiltrer un peu plus qu’ailleurs, après une douche à peine efficace en terme de durée de propreté à la gare ferroviaire, je me suis dirigée, un peu déçue mais gonflée d’énergie, vers l’aéroport. Un Thaï peu au fait des techniques habituelles de transport en Occident nous a incitées, une touriste allemande et moi, à prendre le train pour rejoindre le terminal : il nous dirait où descendre, affirmait-il en anglais. Il nous a effectivement indiqué l’endroit, où il s’agissait de sauter du train en marche, certes ralentie, pour atterrir, bel et bien, en face de l’aéroport – à quelques six bretelles d’autoroute près à traverser…

J’ai usé de mes trois derniers dollars pour prendre un taxi et tournicoter sur les bretelles en toute sécurité, et suis arrivée, fière de moi, bien à l’heure à l’embarquement. « Votre avion est parti hier ! », me dit-on. « ????? », réponds-je, en sino-anglo-franco-thaï. L’avion part tous les soirs à 0 :05AM, lesté de quelques imbéciles, comme moi, qui oublient de réintégrer un calendrier horaire dans leur cerveau à l’issue de quelques semaines de jungle éléphantesque ou de tropiques hypnotiques, et se pointent à 22 :05PM : certes, deux heures réglementaires avant l’embarquement, mais avec vingt-quatre heures de retard

S’en est suivi une petite vague de stress, pas mal de chance, et une énergie de Française râleuse et déterminée redéployée à plein, pour obtenir, à la dernière minute et gratuitement, une place (cédée probablement par un imbécile en passe de découvrir, vingt-quatre heures plus tard, la supercherie…), traverser en suppliant le barrage de la taxe d’aéroport à payer en bahts et non en dollars, une particularité de Bangkok que j’avais légèrement oubliée dans ma hâte, il faut croire, à rentrer en France, et arriver finalement, dans un état de course pré-asthmatique, sur ledit fauteuil d’avion, qui du coup m’est apparu d’un confort et d’une sérénité absolus…

Forcément, l’accueil au bureau avec vingt-quatre heures de retard, non pas reposée et douchée de frais, mais fraîchement débarquée de l’aéroport, avec deux heures de retard sur mon planning déjà extrêmement contrôlé en ces temps de crise-de-mon-emploi-en-passe-de-devenir-précaire, a été des plus chaleureux, et a achevé de me donner la motivation nécessaire pour rédiger, le soir même et en tout repli flottant du décalage horaire, ma lettre de démission… Et attaquer aujourd’hui ce blog, car je sens que ces petites pérégrinations lunaires au Laos ont déclenché, cette fois-ci, un voyage d’un peu plus de vingt-quatre heures « tout compris » vers les montagnes, et les mystères, du Yunnan…

Restent trois mois de préavis pour activer plus que jamais la machine à rêves et images sur la Chine, et surtout trouver un emploi, à Kunming si la chance m’est prêtée…

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Embrochure chinoise

La Chine, il suffit d’entrer en contact avec elle, même par email, pour y être déjà… D’aller à l’ambassade, déjà vous vous y trouvez. Je suis allée, l’année dernière, faire une escale administrative dans ses impériaux bureaux, pour un ami qui voulait un visa touristique, et pour le simple plaisir, encore, d’être en Chine… Dans des queues qui n’en sont pas, des cris qui n’en sont pas non plus, mais qu’on entend comme tels, des bâtiments au charme carré et reblanchi (la seule technique efficace quand on a laissé la propreté se dégrader quelque peu à trop moyen terme…), sur-blanchis de néons éventuellement, on n’échappe pas à l’enchantement, à la spirale qui vous happe et vous emmène sur les bords de la découverte « de charme » du grand pays mystérieux…

Je ne voudrais pas faire la brochure embrochée du pays, je n’en suis pas là quoi qu’il en soit : j’en étais, ces derniers temps, à trouver un emploi. Je me suis attelée à cette tâche dès ma joyeuse démission donnée à ma non moins joyeuse supérieure, et voici les résultats de ma quête.

Il y a sur Internet des trésors d’annonces, pléthore d’offres plus ou moins rédigées, pour des Anglo-saxons native speakers en quête d’expériences personnelles inouïes et de jobs moralement (à défaut de financièrement) épanouissants. J’ai la chance d’être speaker mais pas native, mais poussée par ma bonne étoile et ma persuasion, naïve pour le coup peut-être, que, de toute façon, je dois aller en Chine, j’ai réussi, après quelques après-midi de fouille caniculaire sur mon ordinateur, dans la douce torpeur de mon studio à aération limitée, à décrocher un boulot, pour une école localisée dans quatorze villes de Chine : à moi donc de choisir, et j’ai choisi, pas de surprise majeure à ceci, Kunming…

J’avais, bien entendu, pensé à enseigner notre chère langue française, mais celle-ci se dote, en matière d’enseignement, d’un arsenal tout aussi français : elle ne peut sortir, on dirait, qu’encadrée de rambardes et de béquilles, autrement dit d’un système de diplômes visant à la protéger des imposteurs et des dangereux manipulateurs de grammaire fantoche, le fameux « FLE », qui me demandait le somme toute modique investissement de retourner à la fac pendant deux ans (si seulement la porte du concours m’était, pour commencer, ouverte) ; de passer quelques autres compétitions et examens stimulants en cours de route ; d’écrire probablement un ou deux mémoires de pédagogie bien digérée ; d’accumuler un stage ou deux, d’en faire des rapports bien ficelés, et d’apprendre pour finir, en bonne et due forme, le métier d’« enseignant langue étrangère ».

J’ai donc opté pour l’anglais, et l’on a opté pour moi, sur mes diplômes, ma lettre, pour sûr, pleine d’entrain, et aussi revue par un ami américain, et sur ma figure, ne puis-je m’empêcher de penser, si ce que l’on dit de la Chine est vrai : qu’il s’agit avant tout pour un Occidental d’incarner l’occidentalité, et qu’en tant que spécimen blond aux yeux bleus je réponds sans hésitation au critère… On demande bien entendu aussi, accessoirement, de parler l’anglais, je ne voudrais pas me dévaloriser d’emblée abusivement, mais il se pourrait bel et bien que les règles du management et de ces chères Ressources Humaines puissent s’embarrasser, en Chine (mais jamais chez nous, c’est bien connu), de la tête du client. Un professeur est un mythe ambulant, ai-je compris des discussions et chats internetisés que j’ai pu avoir avec d’autres Occidentaux ayant tenté l’expérience, et en tant que mythe, il se doit d’incarner un nombre raisonnable de projections, à travers son allure, sa voix et son body and soul language. Elément important à mettre en avant, donc.

Après un mois d’échanges épistolaires et de fax de contrats corrigés inlassablement à coups de pattes de mouches, de ratures et de typex (pourquoi donc m’évertuais-je, quand je travaillais à l’agence, à retaper au propre les modifications sur les contrats de mes clients ? C’est vrai après tout, la patte de mouche, ça a son style…), tandis que je m’occupais parallèlement de résilier tous les autres contrats qui me liaient, corps et âme, à Paris, de vendre, de donner et de jeter mes affaires, et de me siniser à grands renforts de baguettes, manuels de chinois et promenades pluri-hebdomadaires en territoire chinatownisant, mon interlocuteur, « David », de son petit nom anglais, m’a annoncé qu’il y avait un petit problème : rien de grave, non, simplement, ça n’allait pas marcher pour Kunming (la perle de la Chine…), mais par contre, grande nouvelle, pour Te-Le-Fu-Yi (Trifouillis) lézoua, dans l’Est, pas loin du Yang Tsé (le Yang Tsé n’est jamais loin, après tout, tout dépend du centimètre que l’on choisit…). J’étais fascinée par la capacité de ce cher David à annoncer les choses « juste comme ça », sans encombre : après tout, on s’embarrasse bien inutilement de formules, d’excuses, de tournures farandolesques, en anglais et en français… Le chinois, et sa traduction directe, sont sans doute plus simples. Donc c’était juste comme ça, en fait, j’allais à Te-Le-Fu-Yi lézoua et « pas de problème, ça ne changeait rien pour mon billet d’avion ». David m’avait fait acheter, d’ores et déjà, un billet pour Pékin, 1er septembre, où j’allais être « formée » au beau métier de professeur dans son école pluri-polaire.

David avait occulté le fait qu’il parlait à une Occidentale, qui n’ayant déjà, qui plus est, virtuellement plus d’appartement, plus de travail, et que moitié moins de vêtements, s’en fichait pas mal de tenter encore une petite suspension acrobatique. « Non, lui ai-je dit, pas moyen : c’est Kunming ou rien. » Il a probablement adoré, n’en a rien montré, et est revenu, à ma grande joie, quelques jours plus tard avec un « pas de problème, tout est arrangé »… En fait de quoi il m’a transférée vers une nouvelle interlocutrice, Sophia, qui allait devenir mon recruteur, pour ce que je croyais être la même école, mais qui ne l’était pas.

Peu importe, c’était à Kunming, et nous avons donc repris les choses par le commencement avec Sophia, les paperasses à n’en plus finir, les fax et les tampons et les photos et les lettres et les preuves et les échanges de bonnes formules, jusqu’à la paperasse ultime, le coup de grâce : le certificat médical… On ne va pas en Chine sans prouver que l’on est inoffensif. Que l’on ne va pas apporter le SIDA (on se fiche bien de la proportion dans laquelle vous avez plutôt la chance de le rapporter dans vos bagages au retour…), importer la tuberculose, faire pénétrer l’albumine, les globules déficients, je ne sais quel organe peu « chinoisement correct », et donc on prouve, tampons à l’appui, que l’on a un corps digne d’un athlète olympique, afin de ne pas menacer de dénaturer la race (puisqu’il faut bien noter que ce mot, contrairement à chez nous, a encore toute sa vigueur au Pays du Milieu) et le mythe occidental.

Voilà, il est donc 18 heures le 15 août, l’avion est dans quinze jours, la France ronfle au soleil, et il s’agit de se faire perforer le corps de trente-six aiguilles, étaler à la loupe des rayons X ses poumons non encore affectés par la céleste pollution chinoise, ausculter les côtes, et dessous, et derrière, et la peau aussi, on ne sait jamais ; et les yeux, car contrairement aux années soixante, on aime les lunettes semble-t-il en Chine, à présent, et les examens optiques…  Je ne cède pas à l’abattement, juste à un peu de stress supplémentaire, et je me mets en quête de trouver un médecin agréé (car il en faut un de l’hôpital public, s’il vous plait), suffisamment pressé et complaisant pour bien vouloir signer tout ça sans actionner la machine à rayons X et à piqûres et à palpations inutiles. Je le trouve, le remercie jusqu’à la trois-centième génération, et pense m’en tirer là, quand l’ambassade me renvoie, cette fois-ci, faire tamponner tout ça par le Ministère des Affaires étrangères. Qui, en pleine canicule auguste, est un autre moment de grande délectation. Quand vous avez fait la queue pendant quarante minutes avec votre ticket qui ne ressemble plus à un ticket parce qu’il s’est collé, dans la sueur, à votre pantalon et à votre main réunis, on vous renvoie en salle d’attente pour « traduire » la chose, autrement dit inscrire en pattes de mouches comme vous voulez, et comme vous pouvez, les termes anglais équivalents à la liste déjà légèrement prise en défaut de clarté du formulaire : phtisie, glaucome, ulcération, psychomotricité, immuno déficience, furoncle, carie, tout y est, de quoi vous faire frémir d’horreur à l’idée d’y aller, vraiment, dans cette Chine qui fraye encore avec des mots pareils… On oublie vite leur existence, il faut dire, quand on n’a pas l’occasion d’aller se faire ausculter à l’hôpital tous les deux jours, ni d’y travailler. Et puis on n’a probablement pas, il faut bien se résoudre fébrilement à admettre, les mêmes dadas corporels et sanitaires dans nos frontières, que là-bas derrière la muraille…

Je m’invente traductrice médicale, donc, pour une employée du Ministère qui de toute façon n’avait pas l’intention de vérifier, et qui connait par cœur déjà les rubriques du papelard, obtiens mes tampons, et repars à l’ambassade, qu’à cela ne tienne. Enfin pas tout à fait : ne manque que la fameuse « lettre d’invitation », sans laquelle vous aurez beau être propre, nettoyé de tout virus et aussi athlétique qu’un professeur de gym (quoique vous alliez enseigner l’anglais), vous ne rentrerez pas dans le pays. N’ayant plus d’adresse postale, de lit proprement personnel, et oscillant matériellement entre mes deux valises posées sur le tapis du salon d’une amie en phase de désertion parisienne estivale qui m’a laissé son gîte, mais pas la clef de sa boîte aux lettres, je commence à attendre la fameuse lettre, tous les matins, à l’autre extrémité de la ville, dans le salon d’une autre amie qui m’a permis d’utiliser son adresse pour le messie-facteur… Heureuse période, où j’échange avec Sophia par ailleurs des mails pleins d’anxiété, auxquels elle répond invariablement avec une placidité incroyable : « pas de problème, pas de problème… ». Il faut savoir, donc, qu’il n’y a jamais de problème en Chine.

J’ai donc considéré comme un non-problème le fait d’avoir à changer, in extremis et pour la modique somme de 300 euros, mon billet d’avion du 1er septembre, ramené au 3 septembre puisque la lettre « non-problématique » a décidé d’arriver, finalement, juste ce qu’il fallait de trop tard…

Et je me prépare à aller affronter ces non-problèmes de Chinois, avec qui j’ai, grâce à cette période de pré-immersion, déjà eu l’occasion d’échanger quelques absurdités choquantes interculturelles, ce qui après tout ne m’a qu’aidée, tout stress mis à part, à rentrer « en douceur » dans le pays…

Si aucun autre problème ou cataclysme de réversion du yin et du yang ne se présente d’ici là, je serai probablement là-bas la prochaine fois que je vous écrirai, et me réjouis d’aborder la phase réellement sino-intégrale de ce blog pré-bulle olympique…

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