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Cooking in the sun…

On s’habitue à tout, n’est-ce pas, et même plongé dans la jungle de Hai Yuan Cun (le nom de mon village), il faut veiller à entretenir le feu de la créativité et de la curiosité. Me voici donc dans une phase d’expérimentation – la dernière en date datant d’il y a trente secondes : tentative d’installer un système d’accents sur le clavier pour vous épargner la lecture difficile de ce français tronqué ; mais je crains que le dit système ne soit, comme on dit, une vraie galère, et ne nuise à la spontanéité de ma pensée – voire ne pèse fortement sur mon état de calme et ne réduise à néant l’effet de ma séance matinale de yoga… Je m’en tiendrai donc à la version non accentuée[1], bien désolée et espérant que malgré tout vous continuerez à me lire et à partager vos réactions qui, by the way, me font extrêmement plaisir…

Expérimentation, donc, couplée d’une phase deconsommation aiguë, pour améliorer mon quotidien et commencer à me sentir vraiment chez moi. Je dis progressivement adieu à la cantine, qui a rythmé mes jours depuis bientôt trois mois, bains de foule quotidiens vers midi quand tous les étudiants se ruent sur leurs bols de riz (j’ai renforcé à cette occasion ma capacité à bousculer tout le monde, foncer dans le tas comme si de rien n’était, avec douceur, calme et obstination, un art tout particulièrement chinois, sans la maîtrise duquel on ne survit pas deux jours ici…), essai d’une centaine ou plus de plats différents, observation des rites en vogue dans ce « restau U », notamment de la façon qu’ont les Chinois, même quand ils sont contraints de manger dans un bol individuel, de partager avec leur voisin, de lui faire goûter au moins l’un des trois ou quatre ingrédients qu’ils ont empilés dans leur bol, d’un coup tacite et bref de baguettes.

A propos de baguettes, j’ai vu hier, dans un magasin de chaussures (ceci pour vous donner une idée du genre de rapprochements abrupts que l’on peut trouver par ici), mon premier chien nourri à la baguette, c’est-a-dire aux baguettes… Mais ceci est un aparté, revenons à nos moutons, ou plutôt à nos poulets, lirez-vous plus bas. J’ai reconstitué ces quinze derniers jours mon équipement minimal et vital, à savoir : un wok, un rice-cooker et des épices, à quoi j’ajoute la guitare, une petite lampe de bureau pour arrêter de me fusiller les yeux sur ces maudits caractères chinois et, enfin, un vélo ! Je redécouvre les joies de la cuisine, expérimente toutes les combinaisons possibles avec le wok, apprécie infiniment la cuisinière au gaz (jamais un Chinois ne cuisinerait sur une plaque électrique : il lui faut un feu de charbon, ou une flamme du moins, quelle qu’elle soit), même si je dois fermer la bouteille après chaque usage, ayant eu un jour la surprise odorante de rentrer dans un appartement parfumé au gaz naturel… Je me fais une raison, et ajoute cet incident sur la liste des appareils et objets défectueux, anticipant que statistiquement chaque jour quelque chose va se casser ou tomber en miette – tant que ce n’est pas le ballon d’eau chaude de la douche, tout va bien, car vivre sans chauffage est une chose tout à fait envisageable, tant que l’on peut compter sur ses cinq minutes de chaleur aquatique le matin…

Le seul objet manufacturé qui, peut-être, tienne la route pourrait être le vélo : sa durée de vie semble illimitée, les modèles qui courent les rues ont l’air de faire concurrence aux œufs de cent ans. Le mien y compris, bien entendu, mais c’était le but de l’opération, car tout vélo un peu trop rutilant connaît un turn-over de propriétaires absolument démesuré, et il faut donc viser la discrétion… Ceci explique sans doute que les vélos ont intérêt à être bien conçus et solides : à chaque nouveau vol, la pauvre monture doit s’adapter à un nouveau style de conduite, à un nouveau poids, à une nouvelle force de freinage… Ayant été dressée à l’école parisienne, j’ai investi, pour un coût total avoisinant la moitié du prix du vélo lui-même (négocié à 100 kuais[2], un prix normal pour un vélo « fraîchement volé », je n’en doute pas…), dans trois cadenas, passe dix minutes à les attacher à chaque fois, mais pense pouvoir dormir l’esprit tranquille – je vous tiendrai au courant en tout cas de la durée de notre vie commune, le vélo et moi… J’ai aussi un petit panier, à l’avant, et un porte-bagage, au cas où je souhaitais me lancer dans quelque transport de marchandise inédit (je vous renvoie pour cela à la saisissante galerie photos de mon ami François, sur http://www.culture-aventure.net/velosdechine, qui reflète tout à fait ce que l’on croise quotidiennement dans les rues ici).

L’école parisienne est peut-être bel et bien la meilleure pour qui veut s’adonner aux joies du cyclisme citadin, et rouler ici, malgré les apparences de jungle absolue qui sautent aux yeux et au cœur quand on circule à pied ou en bus, est cent fois plus aisé que parmi ces fous de Parisiens, équipés de moteurs à quadruple injection, et par ailleurs farouches ennemis des vélos et de toute personne tentant une approche calme et tranquille du transport personnel… A Kunming tout le monde, y compris les piétons, a compris depuis longtemps que la seule règle qui tienne la route (au sens propre comme au sens figuré) est d’avoir des yeux tout autour de la tête, et d’avancer tranquillement mais sûrement, sans à coups… Ah, le sans à coups serait-il la clef de l’esprit chinois ? L’avenir me le dira je l’espère, à mesure que je comprendrai mieux ce peuple immense mais solidaire… Enfin, solidaire dans la limite des vols disponibles, bien entendu.

Etrangement solidaire, également, quand on considère la taille de l’Empire. Un challenge résolu, apparemment, par cycles, à travers l’histoire de la Chine : régulièrement, un régime vient en remplacer un autre, mais s’attache toujours à remettre en place les mêmes objectifs, et notamment celui de maintenir la solidarité nationale, même à l’approche desfrontières, terreur des Chinois han… Kunming est proche d’une frontière, et a eu un passé agité, étant le siège d’une communauté hui, musulmane, matée il fut un temps et aujourd’hui contenue. La ville a également la réputation d’être moins stricte côté traditions ; les jeunes s’habilleraient ici de façon plus délurée que dans le Shandong (mère patrie de Confucius), par exemple. Je constate pour ma part un nombre intéressant de suçons dans le cou de mes élèves, indices qu’ils aiment sans doute exhiber pour contrebalancer leurs légendaires timidité et faculté d’obéissance absolue (l’une de mes collègues, philippine, s’est permis de leur expliquer que ce n’était pas nécessairement l’ornement corporel le plus esthétique, et a tâché de leur faire croire que cette forme de tatouage pouvait rester imprimée ad vitam aeternam… Mais la naïveté a certaines limites, je pense, même en Chine…).

Mon professeur de danse est un Hui, il ne mange que dans les restaurants hui, que l’on reconnaît à leurs devantures vertes ornées de calligraphies emmêlées (je n’ai pas encore résolu la question de savoir si c’était de l’arabe ou une autre langue[3]), aux petits chapeaux cylindriques que porte le personnel, aux morceaux de bœuf qui, souvent, pendent à l’entrée (voire parfois des vaches entières, écorchées vives). Ils ne servent pas de porc. Les Chinois han auraient tendance à dire : « mais que peuvent-ils bien manger alors ?… » Un reflexe humainement borné face à la différence d’autrui, car c’est oublier leur propre capacité à avaler, outre le porc qui, certes, trône royalement au cœur des menus, une variété infinie d’animaux : volailles, poissons, grenouilles, chiens, et pourquoi pas ratons laveurs, lapins, buffles… Et bien sur le bœuf, mais celui-ci est plus cher que le porc, et il est vrai que si un milliard de Chinois se mettaient à manger quotidiennement du bœuf, il pourrait y avoir un problème de densité animale, voire de rejets de méthane… Le porc a par ailleurs l’avantage de manger n’importe quoi, et si vous vous promenez en vélo, vous partagerez sans doute la piste cyclable avec quelques uns de ces tricycles chargés de bidons de plastique, pleins de restes de soupes et autres plats, collectés dans les restaurants et partout où l’on jette de la nourriture : une vision charmante pour le promeneur, et qui vous met instantanément en appétit, tout en vous déculpabilisant, cela dit, d’avoir dû, comme c’est d’usage en Chine, commander une foule de plats pour n’en manger qu’une partie…

Pour revenir à mes dernières expérimentations, et poursuivre sur ce registre carné, je vous dirais que, finissant enfin de tourner la page sur ces derniers mois pénibles et balayant de mes nuits les derniers cauchemars humainement ressourçants, je me retrouve peu à peu et reviens, entre autres, à mes convictions de végétarienne. Pour finir en beauté cette période carnivore, je vous donnerai tout de même la recette du poulet à la chinoise, que peut-être vous aurez plaisir à expérimenter, à Paris ou ailleurs.

Procurez-vous un poulet, ou un demi-poulet, chez un boucher chinois (ou mieux, chez un paysan qui le plumera devant vous, mais j’avoue que, grippe aviaire et sensibilité obligent, je n’ai pas opté pour cette solution, pourtant commune sur les marchés…), c’est-à-dire une bête fraîchement déplumée, non pas roulée sur elle-même et ficelée dans la position yoguique dite du « bébé », mais étalée, cou et pattes allongés, parmi un tas d’autres bestiaux, sur une table, devant une bouchère joviale et armée d’une machette étincelante. Montrez la bête, la bouchère d’un coup de machette l’ouvrira dans le ventre, étudiera d’un coup d’œil les entrailles, allez savoir pourquoi celles-ci ne seront pas de bon augure, elle saisira donc une autre bête, jugée satisfaisante, et vous présentera fièrement les deux moitiés, une dans chaque main. Faites votre choix, vous avez droit, de toute évidence, à un œil, une aile, une patte. Elle pèsera le morceau choisi, qui s’élèvera à 500 grammes mais vous réaliserez plus tard que le poulet a les os lourds. Vous demandera si vous voulez qu’elle le débite, ce que vous accepterez sans rechigner, sachant certes manier la machette, mais pas forcement enclin à l’exercice. En trois secondes environ, vous vous retrouverez avec un tas de tronçons inégaux, dans un sac plastique. Vous aurez tout juste le temps de préciser que non, vous ne voulez pas cette patte crochue. La marchande aura l’air navré, vous expliquera que c’est ennuyeux, car c’est la partie la plus chère, et elle a pesé la bête avec. Pour ne pas vous léser, elle vous proposera la demi-tête, restée de côté sur la table. Non plus. Ah… Enfin, elle vous offrira les gésiers, un morceau de choix qui devrait combler le manque à gagner…

Vous rentrerez chez vous armé du sac plastique, et commencerez à examiner la situation. Voici donc la solution au problème, une solution en tout cas : faites mariner le tout, versez d’un coup le contenu du sac dans un récipient, hachez tout un tas de trucs épicés et un peu huileux, et mélangez le tout. Vous n’aurez plus qu’à faire sauter cela au wok, avec des légumes… Précisez à vos invités que non, il n’y a pas forcement grand-chose à manger sur ce tronçon là, c’est le haut de la patte, mais c’est gras et glissant, les Chinois adorent, et à force de sucer on finit forcement par obtenir la substantifique moelle… Le plat est sans doute gorgé de calcium, tout droit sorti des os, et par ailleurs il permet de travailler ses maxillaires, un exercice, comme je le disais dans mes débuts sur ce blog, utile pour qui veut tenter de parler chinois. Prévoyez une poubelle de table, car vous réaliserez soudain que vous n’êtes pas au restaurant ici, mais chez vous, et que donc c’est à vous qu’incomberont les conséquences d’un crachat en bonne et due forme, sur la table ou sur le sol. Et comme vous faites le ménage à l’eau froide, honnêtement, vous n’avez pas très envie de mettre les ossements et les bouts de gras sur le carrelage… Last but not least, ne donnez pas le contenu de la poubelle de table à votre chien : je le confirme, les os de poulets sont extrêmement dangereux, il n’y a qu’à voir la façon dont ils peuvent attaquer l’intérieur des joues pour imaginer ce qu’ils peuvent faire dans un intestin canin…

Voila, vous êtes armés pour une séance culinaire épatante. Cela dit, si quelqu’un est intéressé par l’aspect non pas proprement technique, mais épicier de la recette, je peux le lui donner, car la marinade n’était pas mauvaise du tout et l’on peut, n’est-ce pas, l’appliquer à un poulet fou français bien désossé, ou, bien sur, à du tofu, des pois, des haricots secs, du seitan, et autres tempeh…

Ici, à propos de volaille, nous nous préparons à fêter Thanksgiving, entre professeurs étrangers (à l’occasion je vous parlerai de nous, nous sommes onze, de sept pays différents si je compte bien). Et nous projetons une soirée de Noël le 21 décembre, pour nos élèves et pour les professeurs chinois, avec peut-être déguisement de l’un d’entre nous, Peter (70 ans, canadien : tellement fou de son métier qu’une fois à la retraite, il est parti avec sa femme, après avoir tout vendu, continuer à enseigner en Chine…), en Santa Claus, et si tout va bien, Christmas Carols : je me fais les doigts sur la guitare en ce moment sur « Jingle Bells » et autres « Les Anges dans nos campagnes… », en anglais et en latin (le « Gloglogloria » étant apprécié des Anglophones également…). Lundi soir, en attendant, c’est la soirée « Quiz » : comme dans un bon vieux pub anglais, nous allons cuisiner nos étudiants de questions (politiquement correctes) et remettre des prix aux meilleurs.

Il fait un temps de rêve, la ville du Printemps tient ses promesses. Le ciel au-dessus de la montagne quand nous nous couchons (et quand nous nous réveillons…) est noir et plein d’étoiles. Il faut simplement s’habituer à la contradiction entre ce soleil de montagne, puissant et détonnant (voire corrosif…), et le froid qui peut régner le matin et le soir. Mais le chauffage est, pour les Chinois, comme la salade verte crue, une bizarrerie qu’ils laissent aux Occidentaux. Je me porte pour ma part plutôt très bien de ces nouvelles habitudes, ayant enfin l’équipement approprié : une paire de pantoufles comme on en voit partout ici, monumentales, bordées de fausse fourrure et ornées de motifs chatoyants et ridicules, en l’occurrence, pour ma paire, d’un couple d’écureuils noisette… Et me tenant prête à dégainer mes sous-vêtements de coton, l’autre accessoire indispensable, vendu à tous les coins de rues, en taille XXL car c’est ici ma mesure – et je suis heureuse d’être un petit modèle français, et non ma collègue américaine, qui n’a plus qu’à se tricoter elle-même ses culottes si elle veut se tenir au chaud cet hiver… Je mange par ailleurs abondamment le la jiao, le piment, très prisé ici, un bon radiateur interne je suppose…

Je ne vous ai pas parlé des progrès de mes élèves cette fois-ci – non qu’il n’y en ait point : j’arrive parfois, dans mes grands jours, à leur faire lever la main et prendre la parole ; mais c’est rare, et ne fonctionne qu’à condition de doubler la demande d’un numéro clownesque, sur le thème : « je veux que vous touchiez le plafond ! », en me contorsionnant et en m’arrachant le bras vers le haut, condition sine qua non pour les détendre, les faire rire, et obtenir un vague coude posé sur la table, avec une vague main pendant mollement à hauteur du visage. Je voudrais voir un cours d’aérobic en Chine, my goodness… A part ça, de certains autres, j’obtiens chaque jour des rivières de perles rares, comme : « I like can go shopping », qui cela dit est un progrès car il y a un verbe : mieux vaut trois que pas du tout, après tout…

Affaire à suivre, donc, mais le plafond est encore loin, pour sûr…


[1] Entretemps j’ai procédé à l’édition des textes, accents à la clef…

[2] Yuans, « kuais » étant le mot argotique, utilisé de façon courante et universelle, y compris pas les expatriés dans leur discours anglophone… 100 yuans équivalent à peu près à 10 euros.

[3] Il semble en fait que ce soit une traduction phonétique du mandarin utilisant un alphabet basé sur l’arabe (mais incluant également la transcription des voyelles, nombreuses dans la prononciation du mandarin).