Kunming, si attirante, peut-être, parce que son nom sonne comme « come in ! », me faisait remarquer un ami anglais, est la ville de l’Eternel Printemps. « The Spring City », affirment partout les bus, couverts de placards enthousiastes, ces bus verts qui sillonnent la ville à coup de freins et de mouvements presque ondulants de l’arrière-train, en hurlant jusque par les fenêtres les noms des arrêts à venir et leur message de bienvenue, et en klaxonnant tout élément mobile entré malencontreusement dans leur champ de vision − autrement dit, en klaxonnant… Autant dire qu’il vaut mieux éviter d’être debout sous le haut-parleur, à l’intérieur, mais qu’on peut par contre marcher le nez en l’air, à l’extérieur, pas de risque de rater l’approche sonore du véhicule. Je ne tente pas néanmoins le nez en l’air, me contente de promener mon long nez (puisque c’est comme ça que qualifient les Chinois nos pics, caps et péninsules olfactives) à la verticale, devant moi, car je dois moi aussi contrôler mon champ de vision, à défaut de champ auditif, saturé quant à lui. Les Chinois, tout tonitruants qu’ils soient, ont inventé le scooter silencieux, une sorte d’insecte planant sur les rues, les trottoirs et toutes les surfaces décemment praticables, redoutable ennemi du piéton rêveur ou abasourdi. Et c’est là le moindre obstacle à la flânerie citadine…
J’ai eu droit, peu après mon arrivée, à une visite médicale complète (eh oui ! après le marathon qu’il avait fallu faire à Paris pour obtenir le magnifique certificat tamponné par quarante-six institutions et aussi cher qu’un mois de ravitaillement ici ; mais nous avons tous, dans nos pays respectifs, eu droit au même scenario, les Américains ayant en plus la chance de payer leurs consultations dix-huit fois plus cher que les nôtres), au cours de laquelle on a vérifié à peu près tout ce qu’il y avait de vérifiable chez moi en surface et en profondeur, mais pas, je m’en étonne à présent, l’état de mes conduits auditifs.
Je ne demanderai pas pour autant à retourner dans ce charmant hôpital, et me contenterai d’estimer moi-même, intuitivement, ma capacité d’écoute. Celle-ci est rudement sollicitée il faut dire, notamment quand il s’agit de décrypter ce que veulent bien vouloir me dire les étudiants en anglais… Finalement, le chinois débité par le haut-parleur du bus est d’une limpidité absolue en comparaison. Il a au moins le mérite d’être craché de manière audible, sans que je sois obligée de venir coller mon oreille de trop près, risquant d’outrepasser la zone de distance personnelle minimale et respectable, et de terrifier définitivement un pauvre étudiant en passe de devenir un super héros de la langue anglaise.
Je commence donc ma pratique auditive journalière à 6h15 le matin, parfois avant si l’un des coqs du voisinage s’est pris d’une quinte de toux prématurée (nous attendons tous ici la grippe aviaire avec impatience ; du moins est-ce une pensée, idiote certes, qui peut traverser l’esprit de bon matin), par une espèce de coup de clairon, rapidement suivi d’un petit extrait d’un tube de pop local, que j’essaie d’apprécier à sa juste valeur, puis, dès 6h30, d’un air de symphonie désormais bien assimilé, qui m’a frappée par sa familiarité, à vrai dire, dès le premier jour, jusqu’à ce que je réalise qu’il s’agissait de la version pompière de « La Mère Michelle »… De là à savoir qui a précédé l’autre, la Mère Michelle ou cette version Lustucrue, le mystère reste ouvert…
Cet air enjoué est doublé d’une saccade allegretto de « yi, er, san, si ! » (demandez à un Chinois de vous le prononcer avec le ton : ça ajoute une dose certaine d’enjouement…), autrement dit « un, deux, trois, quatre ! », dans le haut-parleur toujours, cerné à présent de centaines d’étudiants vifs et alertes, remuant bras et jambes dans la lumière encore grise et opaque. Du moins est-ce comme ça que je les vois, car j’en suis, à ce moment là de la journée, à tenter d’enlever la couche de sommeil et de mauvaise blague du réveil qui m’opacifie la vue et le cerveau.
Il y a des haut-parleurs partout, à vrai dire, et ils sont parfois camouflés, ou plutôt décorés (car l’objectif semble plus de les mettre en valeur que de les écarter de la vie publique), en pierres traditionnelles chinoises ou autres petits animaux démoniaques (là, c’est mon interprétation de la mythologie haut-parleuresque qui parle). Au style de musique ou de paroles qu’ils se mettent parfois à chanter, au cours du jour et de la nuit, on peut savoir où l’on en est : pause de 9h40 le matin, pause déjeuner et temps de la sieste, après-midi sportive ou heure du coucher.
J’ai dix-huit heures de cours par semaine, du lundi au vendredi, le samedi et le dimanche étant non seulement fériés (un fait rare par ici, ou rien ne s’arrête jamais : je vais par exemple demain, dimanche, à la banque ouvrir un compte…), mais aussi étonnamment calmes, livrés aux seuls coqs qui, malgré tous leurs efforts, n’arrivent pas à la cheville de leurs confrères électroniques. Cela fait quatre classes, autrement dit une petite centaine d’élèves, qui chacun ont un visage et un nom chinois, et me dévisagent avec intérêt − du moins au début du cours, quand il n’est pas encore question de parler anglais ; ensuite, c’est à celui qui se tassera le plus près de la table, quitte à se tordre de côté, à moitié dans le couloir, pour éviter mon regard et l’éventualité d’une question…
Pour faire face à cet épineux problème, a été inventé le concept du « nom anglais », que les Chinois ont tous, du moment qu’ils sont amenés à travailler avec des étrangers. Je me suis donc retrouvée, plutôt gênée, à demander à ceux de mes étudiants qui n’en avaient pas encore, de bien vouloir se choisir des prénoms anglophones. Ce à quoi il a bien fallu les aider, et bizarrement, quand on a fait le tour de ses amis anglo-saxons, viennent rapidement à la tête une flopée de noms français… Heureusement, Hollywood est venu à ma rescousse, et j’ai pu in extremis sortir une liste de noms sur le tableau noir : Marylin, Robert, Tom…, pour mon plus grand bonheur à présent quand je les interpelle.
Cela dit, certains étudiants avaient déjà de longue date trouvé leurs noms de substitution, et à comparer nos effectifs entre profs d’anglais étrangers, il semble qu’il y ait un certain nombre, allez savoir pourquoi, de Cinderella, Snow, Ice ou Apple, sans oublier le registre des prénoms démodés ou connotés « Middle-West, années 40 ». J’ai pour ma part la chance unique d’avoir un Zidane, qui a lui-même une chance inespérée, car je ne l’oublie jamais et me tiens toujours prête à l’interroger quand vient une panne de mémoire ou une menace de confusion, très malvenue, entre deux élèves.
J’ai moi aussi mon nom chinois, qui m’avait été donné il y a trois ans sur la Muraille de Chine par un groupe d’étudiants sichuannais rencontrés ce jour là, et que je garde précieusement car après vérification dans mon tout nouveau dictionnaire chinois − alias petit livre rouge qui ne quitte plus mon sac, surtout quand je pars en ville en quête de choses aussi tordues qu’un pauvre flacon d’après-shampoing, qu’il ne s’agit pas de prendre anti-poux ou décolorant, ou pire (car proprement introuvable) de cotons à démaquiller : le dictionnaire finit par éviter, après maintes tentatives de mimes et de gestuelles compliquées, de se voir présenter le rayon entier de tampons, de serviettes éponges ou de crèmes à raser… −, après vérification, donc, dans cet outil compact, rouge et salvateur, le nom signifie bel et bien quelque chose comme « précieux sac à trésor » : Bao Lin. Je garde, et tâcherai de faire bon usage de ce sac là, le remplissant de tous ces trésors chinois que m’apporte chaque journée…
En attendant, dans mes balbutiements linguistiques et mes tentatives, n’est-ce-pas, de rapprochements pédagogiques inter-conceptuels, voila que ça m’évoque plutôt les brioches à la vapeur du petit déjeuner, « baozi », ou les sacs du supermarché, « bao », innombrables et que je renonce à refuser à la caisse, tant ils sont, avec les litres de « Mr Muscle » que je déverse dans mon appartement (martyrisant ma bonne conscience écologique…) pour palier à l’inefficacité absolue d’un ménage fait à l’eau froide, les partenaires indispensables d’un minimum d’hygiène… Je fais forte consommation aussi de lingettes nettoyantes (eh oui, on aura tout vu : après tant de plaidoyers contre la lingette, fossoyeur de nos écosystèmes…), solution la plus pratique que j’aie pu trouver pour l’instant contre cette satanée craie… Cela dit je vais voir à changer cela, et peut-être commencer à trimballer sur moi un morceau de savon et un essuie-mains, pour donner le bon exemple à mes élèves dans les toilettes (édifiantes…) de l’université…
Ainsi commencent les révolutions, n’est-ce-pas, et particulièrement ici, où il semble qu’un mouton noir fasse rapidement des petits : le mimétisme fonctionne à plein, et j’observe avec intérêt la façon dont Coca Cola Inc. s’introduit actuellement dans la cantine, à l’heure du déjeuner, sur des petits chariots poussés par quelques étudiants en quête de jobs à temps partiel. Si la révolution rouge et blanche fonctionne bien, il y aura une bouteille par table d’ici la fin de l’année ! Je veillerai à suivre ça de près…