Voici que commence ce que l’on appelle 2008, ce paquet de mois nouvellement ficelés, qui auront pour tâche de contenir un nombre donné de saisons, un volume établi de projets, rencontres, voyages, surprises agréables et moins agréables, des colonnes de chiffres et de bilans financièrement délimitées, des millésimes de nouveau-nés, crus vinicoles et affaires journalistiques, et au long de tout ça, des fêtes et célébrations parsemées, histoire de ne pas laisser filer ce temps sans le saisir à pleines mains, et de plein cœur !
J’ai mis, pour ce fêter, sur ma porte un « Fu » agrémenté de deux joyeux bonshommes rieurs ; j’avais choisi un « Fu » à bienheureuse souris aux yeux cartoonesques et désorbités, mais quelqu’un m’a fait remarquer que le « Fu » à souris ne pouvait pas se dévoiler avant trois semaines, temps de la Fête du Printemps, alias Nouvel An chinois… J’ai donc opté pour le « Fu » économique, intemporel, qui se fiche des mois et de leurs attributions spécifiques, celui que je n’aurai pas besoin de changer chaque hiver, pour cause de mutation horoscopale et marketale. Les deux joyeux drilles sont une paire célèbre en Chine, un peu comme les Dupondt, Tom et Jerry ou Laurel et Hardy, sensée protéger la santé, la gaieté et la prospérité.
Et le « Fu », quant à lui, est un caractère aux propriétés magiques, pouvant se lire dans les deux sens (mais pour le confort et la vraisemblance des deux compères qui lui sont accolés, et aussi pour ne pas commencer à afficher trop de controverse et d’esprit ironisant sur ma porte, dont la vue est partagée par mes Chinois de voisins, j’ai opté pour le sens que les deux bonshommes avaient préféré lui donner, la tête en haut), que l’on placarde à tout va, et particulièrement sur les portes, afin de chasser le mauvais œil et d’accueillir joyeusement ses visiteurs (quoique cette deuxième option soit peut-être une interprétation personnelle et occidentale de la chose…), mais pas, nul doute là-dessus, dans l’objectif de distinguer son appartement des dizaines d’autres qui s’empilent dans l’immeuble…
On n’est pas là pour se distinguer, en Chine, ne l’oublions pas. J’avais bien tenté un cochon personnalisé, l’an dernier, sur ma porte à l’école, mais celui-ci a été subrepticement kidnappé, allez savoir pourquoi, car il n’avait rien, c’est le moins qu’on puisse dire, de particulièrement gracieux, ni d’esthétiquement jubilatoire…
Cette année, le cochon rentre à la bauge, place à la souris, c’est ce que j’ai fini par comprendre après un quart d’heure d’étonnement ravi devant les dizaines de rats souriants qui détalaient sur les murs du magasin de « Fu » et autres papèteries décoratoires et augurales, y compris un nombre proportionnellement inquiétant de Mickey Mouse – je vous le dis, l’année sera celle de Mickey, celui-ci va pouvoir se payer une nouvelle vague de pénétration du marché, Winnie l’Ourson n’a qu’à aller se rhabiller… D’autant que je ne suis pas sure que la ronde de l’horoscope chinois compte l’ours ou l’ourson parmi son troupeau zoologique : si j’étais Disney, je me dépêcherais d’inventer un serpent sympathique (celui du « Livre de la Jungle » laisse à désirer…), une chèvre plus aventurière que celle de Monsieur Seguin, et un coq pas trop stupide…
Nous célèbrerons donc le mois prochain les rats, sans les cafards je l’espère, j’ai préparé quoi qu’il en soit à ces derniers un accueil triomphal, à coup de pièges blindés de pesticides, boîtes en plastique hermétique pour les stocks alimentaires, propreté suspecte et acidulée au détergent, bref tout un arsenal hautement écologique qui devrait me garder, j’espère, de la présence de ces colocataires sans-gênes. Je fête en effet, pour ma part, ma nouvelle installation, dans le 2008 occidental en même temps que dans mon nouvel appartement, le Ni Dou Ye dont j’avais fait la présentation précédemment, d’où mes considérations sur l’art de la porte et de la cage d’escalier, où en fin de compte le béton brut pourrait constituer un fond propice et encourageant à l’éclatement des rouges et des ors des « Fu » de papier glacé…
La porte de Ni Dou Ye est nouvelle dans les lieux elle aussi, elle a emménagé un peu avant moi, au début de la phase de décrassage dont je parlerai incessamment sous peu, difficile d’y échapper : je suis dans un besoin d’exorciser ce douloureux passage, qui me pousse à lui coller des mots et à le transformer en histoires multiples et variées, et plus colorées que la poussière si possible… La porte, donc, a été mon premier investissement, et j’ai observé avec perplexité et une certaine émotion les installateurs défoncer le châssis de l’ancienne, un modèle « porte de chambrette doublée d’une vague couche de ferraille bosselée par le temps », pour installer une beau modèle type « fin 2007 », car je ne vois pas bien comment décrire autrement désormais les séries de la production nationale chinoise que par un millésime, étant donné que tout, dans le pays, semble standardisé à une échelle stupéfiante : mêmes portes, mêmes fenêtres, mêmes robinets, cuvettes de WC, édredons, bassines, balais fluo, pantoufles, étagères…
Ma porte est donc une porte standard, avec un judas placé à hauteur standard (donc pas tout à fait à hauteur d’yeux de laowai…), une couleur standard ; il y a juste la clef que je n’espère, si cela est possible, pas trop standard… Je précise que la hauteur standard est à échelle laowai également, nul besoin de se courber pour passer le seuil, sinon en un signe de respect digne de l’ère impériale, ou en cas de torticolis avéré, mais a priori Ni Dou Ye accepte facilement les entrées la tête haute, et les bras ballants…
Lorsque la porte a été installée, les gravas nettoyés, et le manche de mon balai pété par les travailleurs (le contraire m’aurait étonné, vue la grâce et la légèreté avec lesquelles on manipule les objets, voire les corps, en Chine…), re-scotché, je me suis sentie toute émue, il y a quelque chose avec les portes, elles portent, c’est le cas de le dire, beaucoup de symboles il faut croire, et je me suis demandé s’il fallait que je fasse éclater des pétards sur le seuil, à présent que cet appartement devenait bel et bien mon espace, et le lieu de ma protection et de ma retraite hors de Chine lorsque le besoin s’en ferait ressentir de manière trop aiguë… J’ai constaté que ceux de mes voisins dont la porte, comme la mienne, faisait face à la volée d’escalier, avaient placé de petits miroirs au-dessus du châssis, outil adéquat pour renvoyer la mauvaise énergie d’une allée braquée en direction de l’entrée, selon les règles du feng shui[1]. Pour l’instant j’ai déjà franchi l’étape « Fu », mais il n’est pas exclu que j’adjoigne également, aux deux petits fous protecteurs du Fu, un miroir (généralement standard, lui aussi, à propos…).
On verra jusqu’où évolue ma sinisation, ou ma superstition, si c’est ainsi qu’il faut qualifier cette tendance présente ; je serais tentée malgré tout de l’appeler, plutôt, « volonté d’atténuer les signes évidents susceptibles d’attiser l’attention déjà soutenue du voisinage », soit soin particulier apporté à l’enveloppe extérieure de mon appartement, l’intérieur ayant pris quant à lui, après force réflexion feng shui, achats ciblés et bricolage à base d’éléments glanés au cours des mois passés, un caractère mi-chinois, mi-laowai, le tout dissimulé de la porte par un paravent, l’élément incontournable d’un appartement chinois où l’entrée déboule droit dans l’intimité… Je me demande d’ailleurs pourquoi la construction des temps modernes (dans laquelle j’inclus mon immeuble, tout impossible qu’il semble à dater) a renoncé de la sorte au bon vieux principe architectural chinois traditionnel, qu’un passage doit toujours se faire de façon contournée, indirecte, cachant la vue de l’objectif final à celui qui s’y engage…
Quoi qu’il en soit, la porte est vissée, enchâssée comme il semble se devoir, et pas scotchée, ce qui la distingue d’un grand nombre d’éléments quotidiens, et parfois architecturaux, de l’univers chinois en général, et de mon appartement en particulier. Et je suppose que c’est là un élément de taille, puisque cette porte représente désormais l’intermédiaire unique entre moi et la Chine, à défaut de l’école qui fonctionnait jusqu’ici comme une enveloppe confortable et protectrice…
Après la porte, je me suis attaquée au ménage. Au décrassage, décapage, déminage de gras, devrais-je plutôt dire, car « ménage », à ce stade là, et peut-être d’une façon générale en Chine, est après tout un mot inutile que l’on peut écarter du vocabulaire. J’ai soutenu mon entrain en me racontant l’histoire potentielle de Mimi Cracra en Chine, en me demandant si, à bien y repenser, elle n’avait pas les yeux un peu bridés, à compatir à sa frustration permanente de devoir se casser le nez sur les assauts d’un monde toujours trop propre, et de la manie obsessive, peut-être, de sa mère à systématiquement tout nettoyer, quand tout ce qu’elle aurait désiré était un peu de fange et de poussière graisseuse où se frotter d’aise… Pauvre Mimi Cracra, elle s’est trompée de pays, et j’espère sincèrement que depuis mon enfance elle a trouvé un jour le chemin de la Chine, car là est son royaume, et la fin de ses tourments.
Quant à moi, j’ai vu mon tourment augmenter, à mesure que mon nez se cassait sur les carreaux comme plastifiés d’un enduit de glue noire et visqueuse, que j’attrapais des courbatures dans les bras à force de m’acharner sur chaque centimètre carré, et que j’avais en outre la joie d’en découvrir toujours plus, à mesure que je me tournais vers un nouveau coin ou que j’ouvrais de nouveaux placards. J’ai cru comprendre, de manière beaucoup plus pragmatique et efficace que lors des cours de chimie de mon adolescence, comment l’on fabriquait la colle : certainement avec un mélange de graisse, de poussière et d’humidité ; en tout cas, si telle n’est pas la recette officielle, en voici une qui vaut son pesant d’or, et qui mériterait même un brevet, authenticité garantie.
J’ai renoncé, souvenir oblige, là encore, des cours de chimie, où ma maladresse n’égalait que ma perplexité majeure face à la discipline, à utiliser l’acide pour déloger plus efficacement la pelure d’immondice. J’ai tâché de rattacher ce niveau de saleté à quelque repère connu, et me suis dit que la spécificité de la crasse intérieure chinoise était peut-être bien qu’elle égalait la crasse extérieure. Une fois de plus, l’espace privé était rabattu au niveau du lieu public… Et puis j’en suis arrivée à la conclusion, ethnocentrique et presque nostalgique, que les carreaux du métro parisien, auxquels ceux de ma cuisine s’assimilaient étrangement, pouvaient être embrassés toutes dents sorties, à côté de ceux-là…
Par quelque force naturelle incontrôlée, ma hargne a commencé à se tourner vers les Chinois, et vers la Chine tant qu’à faire, et je suis arrivée au bout de deux semaines de ce manège là, à me dire que le temps était venu peut-être, après un an intra-muros, de sortir un peu des frontières de l’Empire. Aller respirer un peu l’air de la jungle, à défaut des pots d’échappements − le nouvel envahisseur du pays, mais celui-ci personne ne semble trop s’en alarmer ; baigner dans un espace propre, à défaut de cette accumulation crasseuse qui désormais me sautait aux yeux, en plus qu’aux narines, où que je porte mes pas ; flotter dans un univers de civilité, pour changer un peu de la brutalité ambiante, qui me mène une fois de plus à la conclusion qu’il y a ici de la place pour tout le monde, à condition de se la faire…
Il faut dire que parallèlement au ménage, je me frottais à l’expérience intéressante de la livraison en Chine. Ayant souhaité un appartement vide, pour échapper au mobilier engraissé et généralement incroyablement prétentieux, volumineux et plastifié des meublés, je devais bien trouver le moyen de le remplir moi-même… Ça, je dois dire que j’ai eu l’occasion de pratiquer mon chinois, et à présent que je n’enseigne plus l’anglais, et que la communauté française de Kunming s’avère abondante, c’est le chinois qui prend le pas, et vient s’embrouiller dans ma tête, baragouinant tout et n’importe quoi à tout va, même quand je ne lui demande rien, le matin au réveil par exemple, ou dans d’autres moments où l’esprit ne demande qu’à ce qu’on lui foute la paix.
J’ai apprécié d’acheter de l’électroménager, où il n’est pas requis de négocier a priori ; en tout cas je n’ai pas essayé, et à vrai dire les vendeurs, innombrables et profondément inoccupés comme bien souvent en Chine, ont probablement été surpris de la rapidité d’exécution de mes gestes d’achat − décidément ces laowai ont tout pour amuser… En Chine le shopping est une activité nouvelle, et un hobby capable de supplanter les plus séduisantes occupations du passé, y compris la sieste dominicale. Pour moi, c’est la corvée ultime et absolue, j’ai donc pris ma respiration un grand coup, et me suis lancée à l’assaut des grands magasins pour les machines, des puces pour les meubles, des marchés pour les tissus et coussins, d’un fournisseur de mousse farouche en affaires, également, car je ne voulais pas de canapé mais du « tout au sol » − là encore une aberration totale pour les Chinois, pour qui plus le canapé est volumineux, bardé de ressorts et fleuri, plus on a de chances de redorer sa face sociale, d’impressionner alentour et d’atteindre le nirvana du bonheur consumériste. Il a fallu trouver un lit, aussi, chose étrangement difficile à dégoter, et comme pour le reste il faut tâtonner, demander à la ronde, explorer les contre-allées, car derrière les avenues, c’est tout un monde qui s’étale…
Je me suis pris la misère de Kunming en pleine face, les contrastes hallucinants de cette ville, qui la rendent passionnante et attachante, mais aussi brutale, d’une certaine façon. Là encore, je suis heureuse d’avoir pu vivre dans cette banlieue pendant un an et demi, d’avoir pu voir ce que l’on ignore si l’on reste dans le centre de la ville, et ses artères presque reluisantes pour certaines. Et d’avoir choisi aujourd’hui ce quartier-ci, car il concentre lui aussi une vie foisonnante, une bonne dose de bazar, de musiquettes joyeuses, de trous dans les trottoirs et de vendeurs à la sauvette, au-dessus des trous. La misère dans la crasse huileuse de la ville est bien plus engluante qu’au bord des chemins de traverse, des rivières et des bois de la campagne… Ce n’est pas un scoop, mais c’est en tout cas l’impression qui s’impose bel et bien à moi, et plaquée sur le fond de brique vieillie et de carrelage ébréché, de géométrie fonctionnelle du bâti, et de création aléatoire et pas vraiment destinée au confort de l’aménagement urbain de la Chine, elle ressort comme une dentelle noire et mitée, un filtre à moitié déchiré qui s’accroche comme il peut dans les coins et le long des allées qui s’envolent, aspirées par le trafic et les transformations…
La misère, c’était aussi celle du marché aux puces, du marché aux voleurs faudrait-il plutôt dire, où partout entre un lacis d’immeubles bas en brique où derrière les carreaux cassés pendent, sur des ficelles, le linge et les rideaux de draps, s’étalent des accumulations de meubles, un bric-à-brac classé par genres : les armoires et bureaux, puis le matériel de cuisine, puis les pièces électroniques récupérées de vieilles télés dont les carcasses traînent encore pas loin, à côté des tabourets où l’on tricote sous des chapeaux empaillés… Les Chinois essayent d’acheter en priorité les gros canapés, les tables basses en verre avec coins plastifiés, les étagères avec fausse dentelure crénelée et boutons de tiroirs en plastique doré, et parfois un laowai surgit, qui se précipite, le fou, sur les meubles les plus simples, en bois vernis, vus et revus dans la campagne chinoise, qu’il doit négocier comme un fou dans un mandarin hésitant qui amuse bien la compagnie, avant de se faire assommer par le prix de la livraison, car il faut bien rapporter ça chez soi…
La livraison, pour ma part, a malgré tout été l’occasion d’un voyage divertissant, en tricycle à moteur à travers tout Kunming, bringuebalant entre les rues, les trottoirs et les pistes cyclables, secouant à l’arrière les pauvres meubles, et même, une autre fois, mon vélo, car j’avais au moins réussi à négocier ce moment de paresse, et la joie d’un autre trajet pétaradant…
Les autres livraisons n’ont pas toujours été aussi égayantes ; ah si, il y a eu celle du lit, à suivre, sur le coussin arrière d’un scooter, un vélo-tricycle monumentalement chargé de l’énorme sommier… Mais les réceptions suivantes d’achats encombrants ont relevé de la prise de rendez-vous, et avis à qui envisagerait un jour de faire du business avec la Chine, ou de se frotter à l’organisation sociale tout simplement, cette prise-là est un concept qui ne semble pas s’interpréter de la même façon de ce côté-ci du monde agendesque. Je me demande comment les Chinois fonctionnaient avant l’arrivée du téléphone portable ; peut-être ne fonctionnaient-ils pas du tout après tout, car aujourd’hui l’équivalent du français « on prend rendez-vous pour 15 heures », est en chinois « on vous appelle, OK ? ».
Vous dites alors : « vous m’appelez quand ? ». « − Dans trois jours. » « − Quelque part autour de seize à dix-huit heures, OK ? », vous tentez pour resserrer un peu l’échelle, de « jour » à « moitié de demi journée »… « − OK, OK », vous répond-t-on avant de baisser le volet roulant et de partir nonchalamment avaler un ultime bol de nouilles.
En utilisateur désormais averti de la livraison à la chinoise, vous rappelez le matin du jour dit. « − C’est pour quoi déjà ? », vous dit-on. Vous réexpliquez, l’affaire est reconfirmée pour la deuxième moitié de l’après-midi, et vous vous lancez tranquillement dans une matinée en pyjama, quand à midi le téléphone sonne : « − J’arrive avec la livraison. » Vous avez bien expliqué quatre fois que vous n’habitiez pas sur place et qu’il vous fallait trois quarts d’heure au minimum pour rejoindre les lieux, qu’à cela ne tienne, vous expliquez une cinquième fois, et négociez un 12h45 pour arriver en courant, le pyjama à peine remisé pour un jean. Et puis vous commencez à attendre, un quart d’heure ; vous appelez, « vous habitez où ?», on vous dit, vous rabattez in extremis une montée légère d’agacement (doux euphémisme), vous réexpliquez, vous aviez écrit en chinois votre adresse, mais qu’à cela ne tienne, vous réexpliquez, après tout on n’est plus à ça près, et puis vous ré-attendez, le livreur rappelle, tant qu’à faire, histoire de vérifier qu’il est bien dans la bonne zone géographique de la ville, car tout à coup il a un doute − et vous aussi vous commencez à avoir de sérieux doutes sur l’éventualité de l’aboutissement de la livraison dans un état serein de vos nerfs.
Après un nouveau quart d’heure vous rappelez, le ton subtilement plus agacé n’est-ce pas, « tout va bien » répond le livreur comme d’habitude, car tout va toujours bien en Chine, c’est la règle ; tout va bien, tout va bien, mon c…, vous pensez, mais vous gardez ça pour vous, ou alors vous le dites en français, avec un peu de chance ça passerait presque pour une douce invitation à la paix, et puis vous finissez par descendre dans la rue histoire de rajouter un critère de chance d’aboutissement de l’affaire, et pour finir la rencontre entre le livreur et son lieu de livraison finit par arriver. Tout est bien qui finit bien, telle est la loi en Chine… C’est l’objectif qui compte, n’est-ce pas, après tout ?
En tout cas, multipliez ça par le nombre de pièces d’électroménager ou de mousse qu’il vous faut acquérir (car il ne suffit pas d’aller tout acheter dans le même magasin : c’est un fournisseur différent pour chaque type d’appareil qui vous livre…), et vous obtenez un passeport direct pour l’asile psychiatrique ; une sérieuse stimulation des nerfs, en tout cas, et l’activation du système d’urgence de création d’amour artificiel pour la Chine, quand l’amour authentique commence à fléchir… Ce dernier système est probablement au point, il permet de passer ce genre de petits caps « en pilotage automatique », jusqu’au raccrochage des wagons et la reprise de la source authentique… Je peux dire ça aujourd’hui que je suis bien installée et que Ni Dou Ye, de Sainte Ni Touche ou de Ni à Su Xi (soucis) qu’il était en train de devenir, et même de Pu La Ye (poulailler) car c’était bien ce que je commençais à imaginer dans ses murs avant mon arrivée, a réintégré avec panache son digne nom, qu’il mérite triplement. Je me demande même s’il ne pourrait pas être le plus confortable des derniers appartements dans lesquels j’ai pu vivre…
L’affaire a comporté quelques ajouts stratégiques, notamment des rallonges électriques savamment évaluées et disposées à grands renforts de scotch, étant donné que, dans cet immeuble propriété d’une compagnie électrique, il n’y a qu’une prise par pièce − la Fée électricité fait la coquette et se réserve sans doute, point de sorties inutiles… ; et le remplacement d’une excroissance particulière qui avait poussé dans la salle de bain, alias bouilloire-électrique-géante-aux-prétentions-de-système-de-douche, en fer blanc rouillé, montée sur des poutrelles métalliques qui pourraient avoir été rescapées d’un naufrage, et prolongée d’un câble antique sensé acheminer le courant, du plus grand effet, par un joli petit chauffe-eau blanc avec mitigeur, vive le progrès : on a beau devoir programmer ses douches à l’avance et ne pouvoir compter sur l’eau chaude qu’à la sortie de ce pommeau là, et pour trente minutes à tout casser, les douches n’en sont que plus divinement appréciables…
Je mettrai bientôt des photos en ligne, et ceux qui ont eu la chance de voir l’état antérieur, comme mon père venu pour une petite visite chinoise, et qui a eu la bienveillance de ne pas prendre, face à ces installations et à leurs cousines vastement répandues dans l’univers chinois, une crise cardiaque − seulement un léger choc, tout autant culturel et climatique finalement, qu’émotionnel −, pourront témoigner.
Quoi qu’il en soit, et pour finir sur ce chapitre Ni Dou Ye, je réalise que je ne me suis pas sentie aussi bien, et chez moi, depuis un an et demi… Et qu’il fait bon vivre à Kunming, en vélo et non plus en embouteillages…
Ne semble rester, en séquelles, qu’un léger syndrome, fort paradoxal je le confesse, de la désertion, à présent, de toute idée de rendez-vous, contrainte extérieure et « il faut », et un affolement potentiel devant tout ce qui pourrait s’apparenter à un carton, un sac de lessive ou une accumulation superficielle de matériel, mais je vais m’attaquer à ce problème rapidement, par un petit voyage je suppose en terres sud-asiatiques, avec un sac encore allégé pour voir ce que ça fait de ne pas être empêtré dans un pétrin d’objets pétaradants…
J’en aurais eu des choses encore à écrire ce mois-ci, mais je m’arrêterai là pour cette fois, pour ne pas encrasser le reluisant Ni Dou Ye, et la religieuse patience de ceux qui seraient déjà arrivés jusque là, de trop de digressions (il y en aurait eu une intéressante sur le Hip Hop à Kunming, l’une de mes dernières découvertes, mais je garderai ça pour plus tard). Tout de même, puisque l’on parle de maisons et de nids architecturaux, voici une perle lâchée par l’un de mes élèves, dans les dernières semaines de cours en décembre : « Quelle serait la maison idéale ? », était la question ; « une maison sur la lune », incontestablement, fut la réponse, car là au moins règnent, autour, le silence et la solitude…
Très bon début d’année 2008, en attendant le début de l’ère des rats, et sachez, surtout, apprécier les baignoires, les robinets d’eau chaude, le chauffage central et les double-vitrages, en ces temps de frimas, car quand les Chinois se mettront eux aussi à équiper leurs nids de chauffe-eaux centralisés et de radiateurs jusque dans leurs voitures toutes de faux-cuir garnies, il n’est pas sûr que nous pourrons tous encore librement ronronner et pétroler d’aise à volonté…
[1] L’art d’organiser l’espace, de façon à optimiser la circulation du Qi et à ne pas créer de blocages néfastes à la santé et à la vie. Littéralement, feng, « vent » et shui, « eau ».