2ème passage en Chine…

01/03/2004 07:02Objet : Au pays du poulet rieur… 

Bonjour !

Je vous écris des dangereuses terres de la Thaïlande et du Yunnan où, dit-on, des chats sont morts… Il ne faut jamais crier victoire sur la peau de l’ours avant de l’avoir quittée – après tout je suis encore à Bangkok pour quatre heures -, mais soyez rassurés, on ne s’obsède pas plus que ça ici des poulets fous, qui ont encore des lendemains chantants devant eux. Je vois que les médias ont encore bien fait leur travail, quoi de plus vendeur que l’affolage des populations. Et vu la façon dont on traite la cohabitation des humains et des bestiaux par ici, et les conditions extrêmes d’hygiène, nul doute que des milliers de virus ne se soient créés et se créent encore ; la différence, c’est qu’aujourd’hui on a les moyens de venir y mettre son nez et d’en parler…

Si tout va bien, donc, je serai dans l’avion pour l’Australie cet après-midi, direction Melbourne. Je n’ai aucune idée du nombre d’heures de vol, j’ai perdu (dans ma quête d’allègement maximal du poids du sac…) la feuille de route. En tout cas, ça va être un sacré décalage, une replongée sur le versant « occidental » du monde (même si l’Australie, après tout, c’est encore géographiquement, et culturellement peut-être – mais ça j’en saurai plus d’ici quelques semaines – l’Asie…), après ces six mois en Orient. 

Western asiatique

Une des premières choses qui m’avaient frappée, c’est la constante distinction entre « l’Asie » et « l’Occident » : on est avant tout ici des « Westerners« . Eh bien je vois à présent que, malgré les différences énormes entre les pays où j’ai pu passer, on retrouve partout – même en terres froides, dépourvues par exemple de toute nécessité de lenteur dans la marche (justifiée en revanche quand on cherche à limiter la transpiration…), même en terres « modernes et speedées » (alias Japon citadin…) – des piliers communs. En vrac, pour tâcher de caractériser à l’emporte-pièce les « Easterners » :

  • Pourquoi se buter sur un objectif unique : si telle solution ne fonctionne pas, il suffit d’en essayer une autre – et une autre, et encore une autre… L’histoire ne dit pas où ça s’arrête, d’où la fameuse conception du temps « asiatique ».

Mais à bien y réfléchir, c’est vrai que si une nouvelle vie nous attend après celle-ci, pourquoi être pressé par le temps ? Et à y réfléchir de plus près encore, même si la réincarnation n’est pas dans nos objectifs futurs, pourquoi se speeder ?… Après tout, chaque seconde vaut bien la peine d’être vécue, même si c’est dans une file d’attente ou un embouteillage (évidemment j’ai limité ma consommation de files d’attente ces derniers mois, n’ai gardé que les plus pittoresques, gares chinoises et marchés étroits… Quant aux embouteillages, les habitants de Bangkok sont bien servis, et les Parisiens si bien desservis en comparaison…).

  • Pourquoi imaginer qu’on va traverser la vie efficacement en se bourrant le crâne et en traitant son corps comme le dernier des renégats, qui n’a qu’à suivre après tout ?… Même si les citadins d’Asie, si fiers de leurs vitres teintées et de leur nouveau portable, n’ont pas nécessairement la sobriété des moines perchés dans les monastères, ils sont guidés quotidiennement par les signaux que leur envoient leurs instincts – d’où les dix repas qu’ils font par jour, chacun descendant, à toute heure, piocher à tel ou tel stand dans la rue, suivant ses envies du moment. Les repas en commun fonctionnent sur le même principe : que ce soit en Chine, au Vietnam, en Thaïlande, et même au Japon pour certains types de repas, on prépare toute une diversité de plats pour accompagner le riz, et chacun prend ce qui lui parle, en veillant toujours à éviter la gloutonnerie individualiste reprochée aux Occidentaux… (le règlement du monastère où j’ai passé une semaine, au Yunnan, qu’on nous fait lire à l’arrivée et qui se conclut aimablement par un « if you don’t feel in agreement with these rules, you’re welcome to leave« , le stipule d’ailleurs très ouvertement…).

La Chine et l’Inde ont irrigué la région de leurs techniques médicales, qui se sont adaptées aux habitudes locales, et l’on a mis au point différentes méthodes, où le massage, la pression de certaines zones (le long des fameux méridiens), les plantes (y compris dans la cuisine, en particulier en Thaïlande où l’on combine dans les soupes ce qui pourrait passer pour de simples épices à cracher le feu, mais qui joue en fait le rôle subtil d’anti-diarrhéique, de réducteur de flatulences, d’expectorant pulmonaire…), la gymnastique tiennent toujours le haut du pavé.

  • Pourquoi parler le premier, et se livrer d’emblée à des confessions destinées, certes, en nos contrées, à mettre l’autre à l’aise, mais qui sont ici perçues comme une agression sans nom (on impose à l’autre, d’une certaine façon, l’attente d’une confession réciproque). Mieux vaut pratiquer l’observation, et à cela les Chinois sont les rois, imbattables en matière de curiosité.

Et mieux vaut, si l’on prend la parole, en rester à des sujets « objectifs ». Avis à ceux qui veulent faire des affaires par ici, il faudrait d’abord, paraît-il, franchir quelques jours, voire quelques semaines, de conversation légère, sur la famille, les hobbies, etc., et surtout prouver sa résistance à l’alcool, au sake, au vin de prune ou de riz, avant d’entamer les négociations…

Savoir tenir ses baguettes peut aussi être un atout (même si un petit show à la « Pretty Woman découvre les escargots » pourrait n’être pas totalement privé de séduction ; mais là, je m’avance).

  • Pourquoi dire « je ne sais pas », quand un « peut-être » a le mérite de couvrir le vide et de laisser l’affaire joliment intacte… Ah, le fameux « maybe« , encore ce matin j’y ai eu droit, à la recherche de la post office, et c’est avec une larme à l’œil que je l’ai accueilli ; il va me manquer… J’ai constaté, par contre, qu’au lieu de tomber dans le panneau d’y croire naïvement et d’aller tout droit à l’endroit indiqué par le « maybe« , comme je pouvais le pratiquer les premiers temps, ou qu’au lieu (deuxième phase de l’évolution) de m’énerver et de dire quelque chose de l’ordre de « maybe ? maybe ?.. yes or no ! » (le fameux « oui ou merde » français…), j’ai suggéré tranquillement qu’il me semblait y avoir une carte affichée sur le mur, et miracle, les bureaux de poste y étaient indiqués (et la première indication, celle du « maybe« , était, pour ne pas déroger à la règle, à l’exact opposé du petit bureau de poste joliment tracé à l’angle de deux rues sur le plan…). Ah, l’Asie… ça vous gagne !

Encore bien d’autres choses, mais point n’est tenue ici l’idée de faire un catalogue… Il reste, en tout cas, que la fameuse « sagesse asiatique », si difficile à percevoir à première vue derrière les klaxons, le bruit permanent, les téléphones portables hurlants, les crachats et le trafic à sens multiple, est peut-être bien un peu plus qu’une légende… 

A Kunming pour le Nouvel An chinois
Pour vous raconter un peu ce que j’ai fait depuis le mois dernier : j’ai experimenté une serie de chocs culturels, des passages brutaux via air mail d’une terre à l’autre – précisement ce que je voulais éviter pendant ces six mois en Asie by land, mais l’appel de la Chine était trop fort et depuis la Malaisie, l’avion n’était pas une solution si malvenue après tout.

(Petite apparté, tandis que je vous écris, constatant que les trois modems soutenant l’ensemble de ce cybercafé sont sur une petite table à côté, et qu’un ventilateur leur est dédié, juste pour eux… Détail idiot, remarqué peut-être par jalousie pour les modems – mes pieds apprécieraient aussi le ventilateur -, mais le détail me touche. Espérons par contre que je pourrai finir ce mail avant que tout ne saute…).

Arrivée en Chine donc, à Kunming, découverte soudaine de l’hiver après huit mois au chaud (un printemps et un été français, cinq mois ensoleillés et tropicaux ensuite), inauguration de la boîte de smecta, bonheur du dortoir sous la couette (où l’on regarde, l’œil vaseux, défiler les colocataires internationaux et leurs histoires) et investissement rapide dans la bouillotte, l’écharpe, la veste polaire coupe-vent. Après ça, Nouvel An chinois, quinze jours de pétards, lancés si possible dans les pieds des touristes, c’est toujours plus drôle, surtout pour amuser les petits enfants chinois, adorables dans leurs grosses doudounes et leurs bonnets à pompons ou à petites oreilles (de chat sauvage, un animal adoré des Chinois, a-t-on eu l’occasion d’expliquer à la télé en France, je crois, à l’occasion de SARS-Le Retour). 
Une semaine chez les moines en montagne
Après une semaine à Kunming (j’adore cette ville), train (la fête : les trains chinois, j’adore encore plus !) jusqu’à Dali, où je suis restée trois semaines, dont une dans un monastère dans la montagne, à apprendre un peu de kung fu et de tai chi. Cet endroit est incroyable. Le temple de Wu Wei« , s’appelle-t-il, wu wei étant le concept taoïste de la non-action : ne rien faire qui aille contre la nature, laisser couler…

On est donc au milieu des pins, on domine le lac (la mer, plutôt – c’est d’ailleurs le même mot en chinois, hai -, si l’on a pour référence nos échelles européennes…) de Dali, personne ne nous voit d’en bas, pas non plus la nuit car il n’y a pas d’électricité ; on entend les oiseaux et la fontaine qui bruisse dans la cour du monastère. 

Je m’endormais au son de l’eau qui chante et des clochettes pendues aux coins des toits, me réveillais avec le gong et les prières des moines à 6h30. A 7h, on partait courir et remonter sur nos têtes de grosses pierres (taille décroissante à mesure que la semaine avançait, en ce qui me concerne…) de la rivière. A 8h, petit-déjeuner. De 9h à 12h, entraînement au kung fu (suivi, pour moi, d’un peu de tai chi, tandis que les autres s’adonnaient à des sauts périlleux et autres galipettes acrobatiques dont j’ai toujours raffolé, ainsi qu’à des jeux d’épées et de bâtons très impressionnants).

Déjeuner, suivant les règles des moines boudhistes du Mahayana, qui ne mangent rien d’animal, et excluent également certaines épices jugées « excitantes », le gingembre et l’ail notamment ; pas le piment heureusement, le meilleur des radiateurs internes quand on casse la glace le matin sur le sol, et qu’on peut oublier la douche pendant une semaine (le lavage des cheveux dans une bassine à l’eau de la montagne étant une pratique chinoise courante, à laquelle j’ai eu la joie de m’initier…). Quand on a fini de manger, on passe devant toutes les tables en proclamant une louange à Boudha, à laquelle tout le monde est tenu de répondre (joyeux concerts de « Amidabu« , une formule d’abord incompréhensible, qui sonne un peu comme un « only tofu« , en fin de compte… mais qui signifie en fait le nom du Boudha Amida, célébré jour et nuit dans les monastères comme celui-ci, où l’on pratique le boudhisme des sutras, de la récitation). 

Pause jusqu’à 16h, sauf pour les enfants (c’est un monastère qui recueille des orphelins, petits garçons uniquement, et les forme au kung fu ; ils peuvent devenir moines s’ils le souhaitent), qui font leur lessive, des travaux de terrassement, des maths ou de l’anglais (avec les touristes de passage : c’est ainsi que je me suis retrouvée au tableau noir, à faire grincer la craie, un régal, à voir l’enthousiasme de ces enfants, qui reçoivent l’anglais comme un cadeau).
16-18h, nouvel entraînement. Dîner. A 19h il fait nuit, on prend son courage à deux mains pour se laver les dents dans l’eau glacée (j’ai attrapé des engelures, une première, dont je suis tout juste en train de venir à bout…).
Discussion (en chinois – autrement dit, écoute fascinée de la discussion ambiante, en chinois…) autour d’un petit feu de charbon devant Boudha.
20h : pourquoi ne pas aller dormir, reposer ces yeux que, à défaut des jambes, j’ai encore vaillants, et qui ne demandent qu’à se garder de la lumière tiraillante de la bougie sacrée ?…

Je pourrais en parler sans interruption, cette expérience m’a vraiment marquée. Après cela, j’ai trouvé une professeur de tai chi à Dali, et en ai fait deux fois par jour, le matin à 7h30 et en fin d’après-midi, au pied des remparts de la ville. Le reste du temps, je dessinais, j’apprenais le chinois, je marchais en montagne et l’on se retrouvait au bar le soir au coin du feu, moi pour la première partie de soirée, le bâillement n’étant généralement pas loin – j’avais fait le choix du lever de soleil, et ne le regrette pas : jamais vu autant d’aurores colorées en trois semaines… 

Pattaya-les-Bains, ou la dure replongée dans les bas-fonds de l’humanité…
La diversité est l’essence du monde, mais malgré tout le choc fut rude ces derniers jours en débarquant à Pattaya, la plage la plus proche de Bangkok, où je voulais profiter d’un peu de calme et d’air frais en attendant le vol pour l’Australie. Je n’ai pas tenu jusqu’au bout, suis revenue dare-dare à Bangkok, qui du coup s’offre sous un jour paradisiaque.
C’est simple, je ne savais plus même où mettre les yeux en marchant dans la rue a Pattaya, source d’inspiration intarrisable pour tous les Michel Houellbecq du monde, un Béton-sur-plage comme on sait en faire de très beaux chez nous aussi, mais où gravitent, entre les Seven-Eleven, les Kodak-shops et les « Condotels » (concept que je ne connaissais pas, il pourrait s’agir d’un banal hôtel, mais pour moi il ne pouvait qu’évoquer une sorte de « condom-hotel », tout à fait à propos dans cet environnement balnéaire particulier), des dizaines, centaines d’Occidentaux libidineux entourés comme des mouches par de jolies Thaïlandaises au nombril dévêtu, montées sur des plateformes (serait-ce l’inspiration du titre de M. Houellbecq ? Je lance un avis à qui l’aurait lu et pourrait m’éclairer).

C’est sordide ; je n’ai cessé de me demander pourquoi, après tout, cet endroit me mettait si mal à l’aise, et surtout me rendait si triste (à en pleurer, le soir dans ma chambre, devant Fashion TV, pour un peu de rêve et de musique…). En fait, contrairement aux quartiers roses japonais (comme Shinjuku, à Tokyo), leurs love-hotels et bars à hotesses, ce n’est pas l’organisation du plaisir que l’on trouve à Pattaya. Nul plaisir, nulle catharsis joyeuse et orgiaque. C’est la violence aigrie d’hommes venus chercher ce que la société leur fait miroiter et sur lequel ils se sont focalisés, à savoir une femme parfaite, tout sourire et dévotion ; et de femmes pensant trouver là ce que la société leur fait aussi miroiter : des portefeuilles, un nouveau sac à main, l’exil. Les hommes ont des grincements de dents qui ne dessèrent pas ; les femmes, des sourires dont on sent la fausseté jusqu’au bout des dents. Les regards se fuient. Pas un geste, pas un regard de tendresse. 

Pour me changer les idées, j’avais droit à l’autre moitié de la population plagiaire de Pattaya-les-Bains : des couples retraités allemands, hollandais ou danois, dont le seul signe évident de distinction de la première catégorie d’énergumènes est la femme qui les accompagne – le tatouage, la graisse rosie et la démarche alourdie n’étant plus des signes suffisants de distinction.

Si j’avais senti la solitude au cours de ces six derniers mois ? Jamais, avant Pattaya. Ceux à qui je parlais, dans une tentative désespérée de rompre le silence – qui ne me gêne pas en principe mais devient lourd dans des situations de malaise, où justement on aurait besoin de parler – ont tous eu droit à des versions différentes de ce que je faisais ici : pas question de dire à quiconque que j’étais seule… je ne me sentais même pas tranquille.Bref, Bangkok is paradise on earth then ! J’en profite encore deux petites heures, avant de passer « down under« , là où les gens marchent sur la tête et où l’eau tourne en sens inverse dans le syphon de la baignoire…

Je vous envoie des brassées d’orchidées, la gaieté des temples de verroterie thaïlandais (qui jamais n’atteindra, à mes yeux, la gaieté authentique des Chinois ! Ah, les Chinois… Ils me manquent. Heureusement il y en a un paquet émigré en Australie, paraît-il.), plein de sourires et du soleil (point trop n’en faut… comme c’est bon l’hiver et la sécheresse !). Et espère que vous vous portez tous avec bonheur et santé.

A très bientôt,
 
  Pauline

PS: je me suis trompée dans l’adresse du site de mon amie Isa, la dernière fois : c’est www. izacrea.com, avec un « Z » donc comme « Zorro ». Et mon frérot préféré a enrichi le site www.fraisse.biz de nouvelles photos, mises sur cédérom par mon chéri, Daniele. Mille mercis et bisous à tous les trois !

 

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Australie – Nouvelle Zélande

25/02/2004 10:09Objet : 4:00PM, 35 degrés de plus…

Hello hello !

Juste un petit mail pour vous dire que je suis bien arrivée, le décalage est rude dans ce sens là, mais la nuit n’est plus très loin déjà, heureusement…

J’ai gagné 35 degrés celsius par rapport à hier. Qu’est-ce que c’est bien l’hiver quand même…

J’ai adoré tous ces moments passés avec vous. Me revoilà face à un petit chat doré qui agite la patte pour attirer la bonne chance, sous un petit autel doré lui aussi, enguirlandé de fleurs jaunes et roses… Derniers jours de superstition asiatique, avant d’aller voir chez les kangourous comment on vit ‘down under’

Je vous envoie plein de bisous,

bien affectueusement,

pauline


02/03/2004 07:28Objet : melbourne !

Je vous écris de Melbourne, d’un de ces fameux backpackers hostels créés par les Australiens, un ancien couvent transformé, et décoré ultra kitsch avec des saintes vierges dignes du Portugal…

Je suis en plein jet lag, mais ça me plaît bien, les Australiens sont hyper chaleureux, les Américains c’est de la rigolade à côté. Tout est hors de prix par contre ; je risque de passer moins de temps dans les cyber cafés…

Ca fait drôle de ne plus être le touriste qu’on repère à 20 bornes, de se fondre dans la masse, et de devoir arrêter de faire des efforts pour se faire comprendre en anglais (c’est moi qui en fait, plutôt : ils ont un accent bien à eux !)

J’espère que le déjeuner dimanche a été un bon moment.

J’attends de vos nouvelles,

et je vous embrasse,

pauline


03/05/2004 09:12Objet : « It’s good to stay at a Y-M-C-A !! »

Hello everybody ! J’ai attendu un peu longtemps avant de vous donner des nouvelles, et maintenant il s’est passé tellement de choses, il va falloir tailler dans la masse… Je suis sur le point, dans huit jours, de prendre l’avion pour Santiago du Chili, et d’aborder la troisième phase de mon voyage, un petit morceau d’Amérique latine !

Je vous écris de Wellington, la capitale de la Nouvelle-Zélande, mais pas sa plus grosse ville (c’est Auckland, au Nord, d’où je prendrai l’avion). Entre Bangkok et ici, se sont écoulées cinq semaines en Australie, et quatre déjà ici, dans l’île du Sud, celle où les moutons sont définitivement plus nombreux que les hommes, pas de doute.

Aussies et Kiwis, étranges espèces des hémisphères austraux

Je vais tenter d’éviter la comparaison Australie/Nouvelle-Zélande, pourtant tentante (un Kiwi n’aurait-il pas lui aussi naturellement tendance, depuis les antipodes, à comparer la France et l’Allemagne, la Belgique et le Portugal ?…). Je ne suis pas en train, comme tout un lot d’Anglais que je croise par ici, de faire un tour ému des positions du Commonwealth sur la planète – quoique je commence à y songer moi aussi… J’ai un stop over à Londres, après tout, en rentrant de Buenos Aeres, et me demande si je n’irais pas visiter un peu les campagnes anglaises ; mais ça voudrait dire réduire le flamenco, les geysers et les volcans : à méditer, donc…) -, mais je me sens tout de même obligée de reconnaître un certain nombre de points communs entre ces deux îles :

  • Elles partagent le privilège du profil d’Elisabeth II sur leurs pièces de monnaie sur une face, et sur l’autre face, rivalisent toutes deux pour mettre en avant leurs trésors nationaux respectifs : la nature – koalas, kangourous, émus, eucalyptus pour l’Australie ; kiwis (l’oiseau, pas le fruit, ni l’autochtone, qui lui aussi se qualifie de ce mot absolument incontournable ; tout le monde n’est pas vert cependant, et le fameux fruit lui-même a une version « gold« , trois fois plus chère, plus douce, et dont on peut manger la peau) et autres iguanes et oiseaux dont un ornithologue saura vous dire plus, certainement, pour la Nouvelle-Zélande.

  • Elles ont toutes les deux leurs cultures originelles, aborigène pour l’Australie, maori pour la Nouvelle-Zélande, qui ressortent de tous côtés, et se mêlent aux décors, urbains notamment, plus ou moins naturellement. Dans les deux pays, on se tatoue sans hésitation ni restriction. En Nouvelle-Zélande, les gens arborent facilement des pendentifs aux symbolismes maoris (liés à la mer le plus souvent). En Australie, on croise un paquet de mini-vans Wolkswagen repeints de motifs aborigènes, et assortis de formules brèves et synthétiques destinées à vous présenter rapidement l’occupant du lieu : « Totally wicked lazy iguana« , ou « Fucking wicked crazy trailer« , pour donner, de mémoire, l’idée générale.

On ne croise pas des sauvages os dans le nez accroupis au coin des trottoirs. Mais, par exemple, l’équipe de ménage de l’auberge de jeunesse où je suis en ce moment a bel et bien des airs plus tahitiens qu’élisabéthains… Et dans les trains australiens, où l’on ne vend que de la bière light et où l’on vous rappelle par tous les moyens qu’il serait bien de garder sa sobriété (i.e. de ne pas perdre totalement raison), et de porter des chaussures et un t-shirt pour pénetrer dans le lounge, ceux qui titubent entre les fauteuils sont bel et bien des aborigènes.

  • Elles sont toutes les deux à peu pres désertes, l’Australie avec sa sixième superficie mondiale et ses 17 millions d’habitants, et la Nouvelle-Zélande avec ses deux petites îles volcaniques que se partagent 4 millions d’habitants (60 millions de moutons, sans compter les vaches et les rennes, autres élevages favorisés par ici), dont les 2/3 sont rassemblés dans l’île du Nord, et en particulier à Auckland.

  • Elles ont toutes les deux une faune et une flore uniques au monde, même si l’on retrouve en Nouvelle-Zélande les touffes moutonnantes d’herbe sèche d’Amérique du Sud, et certains eucalyptus arrivés d’Australie (malgré les efforts redoublés de la douane, féroce dans les deux pays… et en Nouvelle-Zélande encore plus apparemment, de ma propre expérience et aux dires des nombreux voyageurs soumis au même sort : grand déballage, on inspecte vos semelles de chaussures de randonnée, on déplie les piquets de tente, la grand-mère à côté de moi voyait ses jolis petits paquets de chocolat et de confitures enrobés de papiers cadeaux calmement dépiotés par les douaniers… Inutile de s’amuser, donc, comme moi, à déclarer « oui j’ai fait mon sac moi-même, et non, je ne transporte ni alimentation, ni équipement de camping et de randonnée », ils ont des rayons X qui ne détectent pas encore le chocolat, mais que les bottes de randonnée et les toiles de tentes ne trompent pas… Je n’aurai rien à vous raconter sur la prison en Nouvelle-Zélande – ils sont restés polis et j’ai joué à la touriste bien mal éveillée, et tout s’est passé tranquillement, je suis entrée en Nouvelle-Zélande et l’adrénaline est redescendue…).

Cela dit on se sent rassuré en Nouvelle-Zélande de ne plus avoir à surveiller, avant de s’asseoir ou de mettre la main dans un trou d’arbre (réflexe naturel tout à fait spontané en randonnée, c’est bien connu… trève de plaisanteries, après la visite du Musée d’Histoire naturelle de Sydney, on se dit qu’il vaut tout de même mieux être averti…), qu’il n’y ait pas là la toile d’une araignée tueuse ou d’un serpent caméléon, ni de prendre la route en se demandant si un kangourou ne va pas venir vous faire faire quatre tonneaux en se jetant sous les phares… Ici, rien que de très gentil – les sand flies mises à part, ces féroces piqueuses aux airs innocents de moucherons ; finalement, les mouches de l’outback australien, qui cherchent désespérement à vous boire au coin des yeux, des narines ou dans la bouche, avaient leur charme : elles vous faisaient comprendre intimement la condition d’un cheval au quotidien, tout en jetant un parfum d’exotisme sur les lieux : ah, que ne ressentirait-on si bien l’épaisseur et l’intensité de l’outback sans ses mouches !…

Les deux pays partagent également la notion de bush, en d’autres termes, tout ce qui s’apparente à un fouillis incroyable d’arbres, de fougères géantes (pour ce qui est de la rain forest, ou équivalent tempéré de la jungle équatoriale), de troncs abattus et laissés en vrac au sol (car c’est, pour certains arbres, le seul moyen d’encourager leur reproduction : le randonneur n’a donc qu’à enjamber sans broncher, et se dire qu’il est, en voici la preuve, bel et bien enfoncé dans le bush, une chance folle après tout, car n’a-t-il pas dû traverser le monde entier pour voir ça ?…).

Plus largement, j’ai l’impression que tout ce qui n’est pas urbain est rapidement apparenté au bush. En Australie, s’ajoute le concept d’outback, autrement dit tout ce qui n’est pas les côtes, seule partie vraiment urbanisée ; autrement dit, le désert, ces longues étendues de terre rouge où pendant 300 km on peut ne voir – non pas « rien », comme on se prend à être tenté de dire, mais on se mord la langue à temps et on se reprend… – aucune trace de quelque installation humaine que ce soit, ni station essence, ni Bagdad Café, ni même une cabane ; juste des barrières, par contre, qu’il faut ouvrir et refermer régulièrement quand on veut les franchir, destinées à protéger le bétail (où est-il ?…), à limiter les migrations de kangourous, de lapins ou d’émus.

  • On y parle anglais, avec des accents cependant aussi différents qu’entre Cardiff et Edimbourg. J’ai plus de mal avec le néo-zélandais, et je rate une grande partie des commentaires des chauffeurs de bus (une autre particularité locale : adieu les trajets en bus au petit bonheur la chance de l’Asie, où l’on n’ose décoller de son siège pour aller aux toilettes, jamais certain de la durée de la pause ni de l’heure d’arrivée ; en Australie, et encore plus en Nouvelle-Zélande, le chauffeur vous accueille chaleureusement, vous explique en long en large l’itinéraire, le nombre de pauses – celle du morning coffee, celle du lunch, celle des « clean toilets« , celle du tea, celle du leg stretching, etc. -, il plaisante, il fait des blagues et il fait office de guide touristique en même temps), à mon grand damne. Il faut dire qu’ils ont une fâcheuse tendance à tout écraser entre les dents, et tout ressort sous forme de « i ». Le premier trajet que j’ai fait, entourée de montagnes de part et d’autres, je cherchais désespérément des yeux la trace d’un « lift » (ne pourrait-il y avoir un ski lift, après tout, dans ces montagnes ?…) tandis que le chauffeur passait son temps à répéter : « to the lift… », i.e., ai-je fini par comprendre, « to the left« … M’a rappelé ce professeur de géographie française qui me parlait d’Ecosse – des Causses, pour finir -, ou celui, en philosophie, dont je ne comprenais pas ce qu’il avait à nous rabattre les oreilles de ses « étangs » aussi boueux qu’obscurs – l’Etant, en fait, un truc allemand du 19ème siècle s’est-il avéré.

Malgré tout, les Néo-Zélandais ont une logique en matière de « i » qui dépasse certains schémas traditionnels : ne pas s’offusquer quand ils comptent, c’est bien « one, two, three, four, five, sEx« , suivi, on est sauvé, d’un « sIven » plus dans les cordes de la logique qu’on avait cru saisir jusqu’alors.

  • Ils font du vin, et l’on voit les gens savourer à présent celui-ci à égalité avec la bière dans les bars – moi exceptée, bel et bien convertie à la bière. En la matière, les Australiens ont la palme ; à vrai dire, en matière de goût tout court, ils n’ont pas de mal à dépasser les Néo-Zélandais, dont on ne peut pas dire que la gastronomie soit le fort. Et là c’est même grossier de soutenir la comparaison, elle ne devrait même pas être ébauchée. En fait, je n’ai jamais aussi bien mangé qu’en Australie ! On trouve de tout, là-bas, et toujours de qualité ; même le burger dans le trou de 50 habitants au fond du désert, où les gens vivent sous terre dans des maisons troglodytes tellement il fait chaud, est savoureux.

Les supermarchés des deux pays sont comparables en apparence, ils ressemblent fort aux supermarchés américains, en plus petits (et certainement plus petits que nos géants dont je réalise qu’ils sont vraiment triplement pires que des mammouths et dont on ne devrait même pas avoir accepté la naissance, un beau jour sur un parking ou un terrain de foot local où l’on s’est dit, tiens, si j’ajoutais un hangar à consommation pour distraire la compagnie ?…), mais les supermarchés australiens ont plus de choix, plus de marques différentes, et des produits encore plus exotiques, la population étant beaucoup plus mixée qu’en Nouvelle-Zélande.

  • On vénère le sport, c’est l’activité numéro un, encore plus en Australie peut-être. Des deux côtés en tout cas, c’est le sport nature qui domine, on n’est pas en Californie et les salles de sport n’ont pas l’apanage. En Australie, c’est le surf, la natation, le cricket. En Nouvelle-Zélande, c’est la randonnée (le tramping, comme ils disent, encore un mot pour vous « confuser » l’esprit, après tous les hiking, trekking, walking…), la pêche (sport national), le kayak, la voile – et le cricket. Et le rafting, le saut à l’élastique, tout ce qui peut potentiellement être imaginé dans un environnement X ou Y.

C’est ça qui est saisissant dans ces deux pays : la place accordée à la nature. Non seulement vénérée sur les pièces de monnaie et dans des musées d’histoire naturelle érigés en temples de la diversité biologique et de l’inventivité muséographique réunies, mais mise en valeur de façon discrète dans des parcs naturels super organisés (mais pas transformés en Disneyland de l’araignée tropicale, ni en « Welcome to Magic Bushland – please drive in – best ice cream in the South hemisphere 300 metres from here« …), respectée assidûment par les gens, qui recyclent – on composte même parfois, dans certains backpackers (i.e. hostels : un autre concept partagé par les deux îles) -, ne jettent rien par terre, et apprécient de marcher pour atteindre un site naturel plutôt que de rouler.

Autre sujet de méditation, pour moi : la qualité de vie, protégée par ici, et même c’est à se demander si ce ne serait pas dans cette partie de l’hémisphère qu’on aurait inventé le concept. Non, ce serait vraisemblablement plutôt en Europe, car pour eux, vivre bien semble aussi naturel que respirer : ils n’auront pas eu besoin d’institutionaliser par la définition d’une notion ce qui chez nous a de beaux jours devant soi en termes de réflexion collective, d’aménagement et de progrès… La réflexion m’a prise un jour tout spécifiquement à Sydney – 4 millions d’habitants, pas mal donc (d’accord, ce n’est pas Mexico, mais quand même…) -, sur une pelouse en bordure d’une piscine logée, comme partout dans la ville, dans un petit parc au coin de deux avenues, et où je venais de nager tranquillement, sans chemin à frayer entre les bras, jambes et bonnets, ni accumulation de bleus suite à ça, tranquillement donc, au soleil, et dans une eau non chlorée, une eau salée, à filtration naturelle… Un autre jour, dans cette même ville, j’ai pris un bus et en 20 minutes j’étais en train de faire une grande marche vivifiante au bord de l’océan ; tout en pouvant profiter, le soir, de trente-six librairies second hand, restaurants exotiques, cinémas…

La vie australienne est organisée autour d’un concept fondamental : le barbie (ou BBQ), consécration ultime de cette vie au grand air. Le 25 décembre à Sydney, il est commun de se retrouver à la plage pour un barbie entre amis. Le moindre carré d’herbe public est equipé de BBQ, et même sur le campus de l’université (qui lui aussi laisse à méditer…) on peut amener ses saucisses et ses lentil patties (car les végétariens sont hautement respectés sous ces latitudes). Dans les montagnes ou simplement pour tromper les soirées d’hiver, on organise parfois, pour le fun, en juillet, un « Yule festival« , soirée dinde aux marrons et sapin enguirlandé, histoire d’avoir soi aussi sa part de Christmas pudding

 

Pour continuer sur cette disgression australienne, ils ont là-bas une façon toute particulière de bousculer l’anglais élisabethain : le breakfast devient brekkie, le truck, truckie, pour n’en citer que deux, mais qui soulignent en tout cas cette facon qu’ils ont de jouer avec tout, rien ne vaut vraiment la peine d’être pris trop sérieusement ; et aussi, l’art qu’ils cultivent de mettre à l’aise, d’injecter du familier jusque dans leur discours.

J’appréhendais un peu le retour au « Western world » après ces six mois en Asie, mais l’Australie est vraiment une partie bien distincte de cet Occident globalisé un peu trop vite dans mon esprit. C’est incroyable ce que j’ai pu me sentir bien dans ce pays où partout l’on vous accueille d’un « hi mate, how are you ?« , et où le maître mot est sans conteste « no worries« , une expression que je ne veux pas quitter, fervente que je suis dans ma croyance en le pouvoir des mots, qui à force d’être employés peuvent creuser des sillons profonds – et guider sa vie le long du sillon « no worries » n’est à première vue pas déplaisant ; en tout cas, les Australiens ont l’air de bien s’en porter. C’est un peu déconcertant parfois au départ – ils ont l’air de se moquer de tout, à vrai dire – mais on s’y fait…

La Nouvelle-Zélande est moins exaltante de ce côté là. Je la sens beaucoup plus conservatrice, les gens vivent une vie tranquille et passent leur temps dans la nature, peu regardants quant à leur look ou à telle ou telle facon nouvelle d’accommoder le roast beef, sentant moins le besoin de repeindre leur maison en rose ou d’installer des bananes géantes au bord des routes (eh oui, suivant mon pélerinage Bill Bryson – mon écrivain fétiche en matière de pays anglo-saxons -, j’ai marché trois heures montre en main sous une chaleur tropicale pour aller photographier la Big Banana de Coffs Harbour, citée dans son ouvrage Down Under, que je vous recommande au passage). Et à vrai dire, la Néo-Zélandaise cinquantenaire n’a pas un profil si lointain de celui d’Elisabeth II…

Les Australiens m’ont plus rappelé les Américains, par ce fond créatif et déjanté qui perce partout. Quelque chose des Américains, mais les faux ongles, le brushing en moins ; pas non plus cette obsession de la réussite sociale, qui pousse certains, outre-Atlantique, à assortir les premières rencontres d’une récitation en bonne et due forme de leur CV, objectifs à moyen, court et long terme, background familial et opinion politique en sus, si l’on est chanceux (un point de vue un peu acide, mais sans méchanceté : cette découverte des Australiens n’a pas entamé mon amour des Américains, et précisément, il était intéressant pour moi d’aller voir Down Under, pour tâcher de comprendre ce qui différencie les Anglo-Saxons des deux hémisphères ; d’avoir observé un peu ceux d’en-bas, j’ai compris plus de choses sur ceux d’en-haut…) En tout cas, quand vous croisez un jeune Australien, il y a de fortes chances, si la conversation par hasard (et vraiment in fine) atteint la sphère socioprofessionnelle, qu’il vous indique qu’il a, à son actif, pas mal de boulots différents et plus ou moins « grands » (i.e., divers petits boulots, qui font qu’il sait à présent refaire la plomberie de sa maison, améliorer la logistique d’un livreur de pizzas, parler six mots de japonais, et qu’il connaît tout sur le musée du lacet à Hole-in-the-Outback), et visité pas mal de pays entretemps. N’oublions pas que les Australiens sont les inventeurs du Lonely Planet, et de l’hostel type « backpacker« , toute une expérience…

Pouh… je ne sais plus où j’en étais avec tout ça. En tout cas j’ai bien l’impression que j’y suis parvenue, à cette fameuse comparaison des deux pays…

 

Itinéraire dans le bush

Juste pour vous dire en gros sur quels sentiers je me suis promenée géographiquement, pour ceux qui aiment les atlas : arrivée à Melbourne (en plein Grand Prix – prononcer « Grrwande Pwree » -, de Formule 1 s’entend ; et donc j’ai frôlé l’étape où j’allais tenter le camping intra-urbain, dans un jardin public, pour cause de surbooking), tour de trois jours le long de la Great Ocean Road jusqu’à Adelaide.

De là, train (Indian Pacific : mythique !) jusqu’à Broken Hill, ville minière perdue dans l’outback (pensée émue pour certains fans de « Priscilla Folle du Désert » : j’ai pris des photos du pub) ; en attendant le prochain train (tous les quatre jours), visite de la région, mines d’opales, villes fantômes prises en main par les artistes, plein de galeries, de murs peints, de sculptures dans le désert… Totalement inattendu, cet endroit s’est révélé le clou de mon passage down under ! Dix-huit heures de train ensuite jusqu’à Sydney, où je suis restée une semaine chez un Français, ami d’une amie, au regard aguerri sur la ville (où il vit depuis 25 ans), et plein de fantaisie sur le monde et les gens.

Quelques jours ensuite dans les Blue Mountains, à deux heures de train de banlieue de là, mais on se croirait dans les Rocheuses et c’est le bush complet, le paradis des randonneurs.

Remontée, enfin, sur la côte Est, pause à Coff’s Harbour, terre de la Big Banana, puis à Byron Bay, et là coup de foudre final : je me suis posée sur un rocher et je n’ai plus bougé, ne suis remontée à Brisbane qu’au dernier moment, pour attraper mon avion.

Quête du Graal chez les Maoris

En Nouvelle-Zélande, arrivée fraîche, après l’humidité tropicale de Brisbane, à Christchurch (pour Pâques, s’est-il avéré… Qu’est-ce que c’est que de ne plus avoir d’agenda gravé dans la tête… re-trip « je vais devoir camper dans la rue si vous ne me trouvez pas un lit ! »), où je suis restée une petite semaine, le temps de m’acclimater, avec une excursion d’une journée dans la montagne, vers des sources chaudes en plein air.

Puis trois semaines à travers l’île du Sud, complètement sauvage et hallucinante – Tolkien n’a jamais mis les pieds en Nouvelle-Zélande, mais l’endroit se prête bien au Seigneur des Anneaux, c’est vrai ; le réalisateur, néo-zélandais, a bien fait d’insister (autrement le truc aurait été tourné en Patagonie ou dans je ne sais quel trou de la planète…). Par contre, ce qu’ils ont bien camouflé dans le film, et qui s’accorde, tout autant que la culture celtique, avec ces brumes étranges et ces sommets herbus ou enneigés, c’est la culture maori, elle aussi mystérieuse et caverneuse en son genre.

Lake Tekapo, Mt Cook, Queenstown (cette fois-ci le coup de la tente n’a pu être évité ; au camping, cela dit), Te Anau, d’où j’ai fait une randonnée de quatre jours extraordinaire, puis une excursion à Milford Sound (mon premier fjord ! pas si émouvant que ça, en fait… m’a rappelé certains angles du lac d’Annecy).

Wanaka, puis Fox Glacier, où j’ai tenté une deuxième expérience randonneuse, deux jours cette fois mais une peine dure, dure… récompensée heureusement par des sources chaudes et boueues à l’arrivée, sous le ciel et les sommets enneigés… A Fox j’ai tenté aussi la marche sur glacier, avec un guide par contre (mes premiers crampons ! beaucoup plus émouvant cette fois-ci…).

Halte à Punakaiki (autant en Australie, les noms sont un mélange de « Adelaide » et de « Woolongoolong », autant ici, « Christchurch » côtoie « Taupo » ou « Punakaiki »), pour les fameuses roches pancakes, sur l’océan.

Route enfin jusqu’à Picton, embarquement sur le ferry de 5h du matin (que ne faut-il pas faire pour économiser…) pour l’île du Nord, où je suis arrivée samedi, à Wellington. Demain je pars vers le Nord, vais essayer une troisième marche autour d’un groupe de volcans, au centre de l’île. Le 12, avion pour Santiago de Chile !! Je suis plongée dans mon manuel d’espagnol… J’y retourne d’ailleurs, c’est pas tout ça !

Je vous envoie plein de pensées amicales, de « no worries mate » et d’air montagnard, et espère que vous êtes tous en super forme en ce printemps ensoleillé paraît-il (ici, on est aux champignons).

A très bientôt !

Pauline

PS : si quelqu’un est intéressé de sous-louer ou d’héberger quelqu’un contre monnaie cet été, j’ai rencontré en Australie un jeune Suisse-Allemand, Pirmin Nietlisbach, 19 ans, modèle du sérieux suisse légendaire m’a-t-il semblé, étudiant en ornithologie et qui cherche un logement à Paris de fin juillet à fin août. Son e-mail est pimi.nietli@bluemail.ch

PS2 : je suis à la recherche de tout tuyau utile concernant une chambre de bonne sous les toits (toilettes et douche sur palier encore mieux : gain de place), max 200 euros/mois, 3ème arrondissement (ou par là-bas, quoi) si possible, à partir de septembre.

Recherche également vieux vélo (du type qu’on n’a pas nécessairement envie de voler à première vue ; cela dit je pourrai l’arranger moi-même d’un coup de peinture grisâtre).

Et recherche un petit futon japonais, sous-matelas et matelas, sans le cadre en bois (le truc que les Japonais roulent le matin dans un coin).

Et éventuellement aussi, petit frigidaire (type mini-bar : juste pour le minimum). Tout ceci pouvant faire l’objet d’un échange (vente également possible !) avec différentes choses qui peuvent en intéresser certains : studio dans le 15ème ; clic-clac, bureau Ikea ; frigidaire king size (format parisien néanmoins… on ne s’emballe pas si vite !) ; lave linge Whirlpool qui lave même la soie (encore sous garantie Darty pour 3 ans).

Pour finir, qui a une idée des meilleures façons de vendre des trucs à Paris (ex : brocantes ? puces ?) ? Tout tuyau très bienvenu ! J’aimerais bien faire un garage sale, mais je ne sais pas si mes rapports avec mes gardiens et l’OPAC réunis le permettraient…

Merci de votre aide !

 

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La dernière partie, sur le Chili et l’Argentine, reste à écrire…

Je suis finalement rentrée la dernière semaine de juin 2004, au lieu de fin août, préférant garder le Machu Pichu et autres merveilles boliviennes et brésiliennes, rêvées depuis longtemps, pour une autre fois, avec l’enthousiasme et la fraîcheur de regard des débuts…

J’ai quand même passé cinq bonnes semaines entre le Chili et l’Argentine, ai pris des cours d’espagnol, puis acheté pour finir une guitare : un rêve s’achève, un autre commence…

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Mimi C-rat C-rat en Chine

Voici que commence ce que l’on appelle 2008, ce paquet de mois nouvellement ficelés, qui auront pour tâche de contenir un nombre donné de saisons, un volume établi de projets, rencontres, voyages, surprises agréables et moins agréables, des colonnes de chiffres et de bilans financièrement délimitées, des millésimes de nouveau-nés, crus vinicoles et affaires journalistiques, et au long de tout ça, des fêtes et célébrations parsemées, histoire de ne pas laisser filer ce temps sans le saisir à pleines mains, et de plein cœur !

J’ai mis, pour ce fêter, sur ma porte un « Fu » agrémenté de deux joyeux bonshommes rieurs ; j’avais choisi un « Fu » à bienheureuse souris aux yeux cartoonesques et désorbités, mais quelqu’un m’a fait remarquer que le « Fu » à souris ne pouvait pas se dévoiler avant trois semaines, temps de la Fête du Printemps, alias Nouvel An chinois… J’ai donc opté pour le « Fu » économique, intemporel, qui se fiche des mois et de leurs attributions spécifiques, celui que je n’aurai pas besoin de changer chaque hiver, pour cause de mutation horoscopale et marketale. Les deux joyeux drilles sont une paire célèbre en Chine, un peu comme les Dupondt, Tom et Jerry ou Laurel et Hardy, sensée protéger la santé, la gaieté et la prospérité.

Et le « Fu », quant à lui, est un caractère aux propriétés magiques, pouvant se lire dans les deux sens (mais pour le confort et la vraisemblance des deux compères qui lui sont accolés, et aussi pour ne pas commencer à afficher trop de controverse et d’esprit ironisant sur ma porte, dont la vue est partagée par mes Chinois de voisins, j’ai opté pour le sens que les deux bonshommes avaient préféré lui donner, la tête en haut), que l’on placarde à tout va, et particulièrement sur les portes, afin de chasser le mauvais œil et d’accueillir joyeusement ses visiteurs (quoique cette deuxième option soit peut-être une interprétation personnelle et occidentale de la chose…), mais pas, nul doute là-dessus, dans l’objectif de distinguer son appartement des dizaines d’autres qui s’empilent dans l’immeuble…

On n’est pas là pour se distinguer, en Chine, ne l’oublions pas. J’avais bien tenté un cochon personnalisé, l’an dernier, sur ma porte à l’école, mais celui-ci a été subrepticement kidnappé, allez savoir pourquoi, car il n’avait rien, c’est le moins qu’on puisse dire, de particulièrement gracieux, ni d’esthétiquement jubilatoire…

Cette année, le cochon rentre à la bauge, place à la souris, c’est ce que j’ai fini par comprendre après un quart d’heure d’étonnement ravi devant les dizaines de rats souriants qui détalaient sur les murs du magasin de « Fu » et autres papèteries décoratoires et augurales, y compris un nombre proportionnellement inquiétant de Mickey Mouse – je vous le dis, l’année sera celle de Mickey, celui-ci va pouvoir se payer une nouvelle vague de pénétration du marché, Winnie l’Ourson n’a qu’à aller se rhabiller… D’autant que je ne suis pas sure que la ronde de l’horoscope chinois compte l’ours ou l’ourson parmi son troupeau zoologique : si j’étais Disney, je me dépêcherais d’inventer un serpent sympathique (celui du « Livre de la Jungle » laisse à désirer…), une chèvre plus aventurière que celle de Monsieur Seguin, et un coq pas trop stupide…

Nous célèbrerons donc le mois prochain les rats, sans les cafards je l’espère, j’ai préparé quoi qu’il en soit à ces derniers un accueil triomphal, à coup de pièges blindés de pesticides, boîtes en plastique hermétique pour les stocks alimentaires, propreté suspecte et acidulée au détergent, bref tout un arsenal hautement écologique qui devrait me garder, j’espère, de la présence de ces colocataires sans-gênes. Je fête en effet, pour ma part, ma nouvelle installation, dans le 2008 occidental en même temps que dans mon nouvel appartement, le Ni Dou Ye dont j’avais fait la présentation précédemment, d’où mes considérations sur l’art de la porte et de la cage d’escalier, où en fin de compte le béton brut pourrait constituer un fond propice et encourageant à l’éclatement des rouges et des ors des « Fu » de papier glacé…

La porte de Ni Dou Ye est nouvelle dans les lieux elle aussi, elle a emménagé un peu avant moi, au début de la phase de décrassage dont je parlerai incessamment sous peu, difficile d’y échapper : je suis dans un besoin d’exorciser ce douloureux passage, qui me pousse à lui coller des mots et à le transformer en histoires multiples et variées, et plus colorées que la poussière si possible… La porte, donc, a été mon premier investissement, et j’ai observé avec perplexité et une certaine émotion les installateurs défoncer le châssis de l’ancienne, un modèle « porte de chambrette doublée d’une vague couche de ferraille bosselée par le temps », pour installer une beau modèle type « fin 2007 », car je ne vois pas bien comment décrire autrement désormais les séries de la production nationale chinoise que par un millésime, étant donné que tout, dans le pays, semble standardisé à une échelle stupéfiante : mêmes portes, mêmes fenêtres, mêmes robinets, cuvettes de WC, édredons, bassines, balais fluo, pantoufles, étagères…

Ma porte est donc une porte standard, avec un judas placé à hauteur standard (donc pas tout à fait à hauteur d’yeux de laowai…), une couleur standard ; il y a juste la clef que je n’espère, si cela est possible, pas trop standard… Je précise que la hauteur standard est à échelle laowai également, nul besoin de se courber pour passer le seuil, sinon en un signe de respect digne de l’ère impériale, ou en cas de torticolis avéré, mais a priori Ni Dou Ye accepte facilement les entrées la tête haute, et les bras ballants… 

Lorsque la porte a été installée, les gravas nettoyés, et le manche de mon balai pété par les travailleurs (le contraire m’aurait étonné, vue la grâce et la légèreté avec lesquelles on manipule les objets, voire les corps, en Chine…), re-scotché, je me suis sentie toute émue, il y a quelque chose avec les portes, elles portent, c’est le cas de le dire, beaucoup de symboles il faut croire, et je me suis demandé s’il fallait que je fasse éclater des pétards sur le seuil, à présent que cet appartement devenait bel et bien mon espace, et le lieu de ma protection et de ma retraite hors de Chine lorsque le besoin s’en ferait ressentir de manière trop aiguë… J’ai constaté que ceux de mes voisins dont la porte, comme la mienne, faisait face à la volée d’escalier, avaient placé de petits miroirs au-dessus du châssis, outil adéquat pour renvoyer la mauvaise énergie d’une allée braquée en direction de l’entrée, selon les règles du feng shui[1]. Pour l’instant j’ai déjà franchi l’étape « Fu », mais il n’est pas exclu que j’adjoigne également, aux deux petits fous protecteurs du Fu, un miroir (généralement standard, lui aussi, à propos…).

On verra jusqu’où évolue ma sinisation, ou ma superstition, si c’est ainsi qu’il faut qualifier cette tendance présente ; je serais tentée malgré tout de l’appeler, plutôt, « volonté d’atténuer les signes évidents susceptibles d’attiser l’attention déjà soutenue du voisinage », soit soin particulier apporté à l’enveloppe extérieure de mon appartement, l’intérieur ayant pris quant à lui, après force réflexion feng shui, achats ciblés et bricolage à base d’éléments glanés au cours des mois passés, un caractère mi-chinois, mi-laowai, le tout dissimulé de la porte par un paravent, l’élément incontournable d’un appartement chinois où l’entrée déboule droit dans l’intimité… Je me demande d’ailleurs pourquoi la construction des temps modernes (dans laquelle j’inclus mon immeuble, tout impossible qu’il semble à dater) a renoncé de la sorte au bon vieux principe architectural chinois traditionnel, qu’un passage doit toujours se faire de façon contournée, indirecte, cachant la vue de l’objectif final à celui qui s’y engage…

Quoi qu’il en soit, la porte est vissée, enchâssée comme il semble se devoir, et pas scotchée, ce qui la distingue d’un grand nombre d’éléments quotidiens, et parfois architecturaux, de l’univers chinois en général, et de mon appartement en particulier. Et je suppose que c’est là un élément de taille, puisque cette porte représente désormais l’intermédiaire unique entre moi et la Chine, à défaut de l’école qui fonctionnait jusqu’ici comme une enveloppe confortable et protectrice…

Après la porte, je me suis attaquée au ménage. Au décrassage, décapage, déminage de gras, devrais-je plutôt dire, car « ménage », à ce stade là, et peut-être d’une façon générale en Chine, est après tout un mot inutile que l’on peut écarter du vocabulaire. J’ai soutenu mon entrain en me racontant l’histoire potentielle de Mimi Cracra en Chine, en me demandant si, à bien y repenser, elle n’avait pas les yeux un peu bridés, à compatir à sa frustration permanente de devoir se casser le nez sur les assauts d’un monde toujours trop propre, et de la manie obsessive, peut-être, de sa mère à systématiquement tout nettoyer, quand tout ce qu’elle aurait désiré était un peu de fange et de poussière graisseuse où se frotter d’aise… Pauvre Mimi Cracra, elle s’est trompée de pays, et j’espère sincèrement que depuis mon enfance elle a trouvé un jour le chemin de la Chine, car là est son royaume, et la fin de ses tourments.

Quant à moi, j’ai vu mon tourment augmenter, à mesure que mon nez se cassait sur les carreaux comme plastifiés d’un enduit de glue noire et visqueuse, que j’attrapais des courbatures dans les bras à force de m’acharner sur chaque centimètre carré, et que j’avais en outre la joie d’en découvrir toujours plus, à mesure que je me tournais vers un nouveau coin ou que j’ouvrais de nouveaux placards. J’ai cru comprendre, de manière beaucoup plus pragmatique et efficace que lors des cours de chimie de mon adolescence, comment l’on fabriquait la colle : certainement avec un mélange de graisse, de poussière et d’humidité ; en tout cas, si telle n’est pas la recette officielle, en voici une qui vaut son pesant d’or, et qui mériterait même un brevet, authenticité garantie.

J’ai renoncé, souvenir oblige, là encore, des cours de chimie, où ma maladresse n’égalait que ma perplexité majeure face à la discipline, à utiliser l’acide pour déloger plus efficacement la pelure d’immondice. J’ai tâché de rattacher ce niveau de saleté à quelque repère connu, et me suis dit que la spécificité de la crasse intérieure chinoise était peut-être bien qu’elle égalait la crasse extérieure. Une fois de plus, l’espace privé était rabattu au niveau du lieu public… Et puis j’en suis arrivée à la conclusion, ethnocentrique et presque nostalgique, que les carreaux du métro parisien, auxquels ceux de ma cuisine s’assimilaient étrangement, pouvaient être embrassés toutes dents sorties, à côté de ceux-là…

Par quelque force naturelle incontrôlée, ma hargne a commencé à se tourner vers les Chinois, et vers la Chine tant qu’à faire, et je suis arrivée au bout de deux semaines de ce manège là, à me dire que le temps était venu peut-être, après un an intra-muros, de sortir un peu des frontières de l’Empire. Aller respirer un peu l’air de la jungle, à défaut des pots d’échappements − le nouvel envahisseur du pays, mais celui-ci personne ne semble trop s’en alarmer ; baigner dans un espace propre, à défaut de cette accumulation crasseuse qui désormais me sautait aux yeux, en plus qu’aux narines, où que je porte mes pas ; flotter dans un univers de civilité, pour changer un peu de la brutalité ambiante, qui me mène une fois de plus à la conclusion qu’il y a ici de la place pour tout le monde, à condition de se la faire…

Il faut dire que parallèlement au ménage, je me frottais à l’expérience intéressante de la livraison en Chine. Ayant souhaité un appartement vide, pour échapper au mobilier engraissé et généralement incroyablement prétentieux, volumineux et plastifié des meublés, je devais bien trouver le moyen de le remplir moi-même… Ça, je dois dire que j’ai eu l’occasion de pratiquer mon chinois, et à présent que je n’enseigne plus l’anglais, et que la communauté française de Kunming s’avère abondante, c’est le chinois qui prend le pas, et vient s’embrouiller dans ma tête, baragouinant tout et n’importe quoi à tout va, même quand je ne lui demande rien, le matin au réveil par exemple, ou dans d’autres moments où l’esprit ne demande qu’à ce qu’on lui foute la paix.

J’ai apprécié d’acheter de l’électroménager, où il n’est pas requis de négocier a priori ; en tout cas je n’ai pas essayé, et à vrai dire les vendeurs, innombrables et profondément inoccupés comme bien souvent en Chine, ont probablement été surpris de la rapidité d’exécution de mes gestes d’achat − décidément ces laowai ont tout pour amuser… En Chine le shopping est une activité nouvelle, et un hobby capable de supplanter les plus séduisantes occupations du passé, y compris la sieste dominicale. Pour moi, c’est la corvée ultime et absolue, j’ai donc pris ma respiration un grand coup, et me suis lancée à l’assaut des grands magasins pour les machines, des puces pour les meubles, des marchés pour les tissus et coussins, d’un fournisseur de mousse farouche en affaires, également, car je ne voulais pas de canapé mais du « tout au sol » − là encore une aberration totale pour les Chinois, pour qui plus le canapé est volumineux, bardé de ressorts et fleuri, plus on a de chances de redorer sa face sociale, d’impressionner alentour et d’atteindre le nirvana du bonheur consumériste. Il a fallu trouver un lit, aussi, chose étrangement difficile à dégoter, et comme pour le reste il faut tâtonner, demander à la ronde, explorer les contre-allées, car derrière les avenues, c’est tout un monde qui s’étale…

Je me suis pris la misère de Kunming en pleine face, les contrastes hallucinants de cette ville, qui la rendent passionnante et attachante, mais aussi brutale, d’une certaine façon. Là encore, je suis heureuse d’avoir pu vivre dans cette banlieue pendant un an et demi, d’avoir pu voir ce que l’on ignore si l’on reste dans le centre de la ville, et ses artères presque reluisantes pour certaines. Et d’avoir choisi aujourd’hui ce quartier-ci, car il concentre lui aussi une vie foisonnante, une bonne dose de bazar, de musiquettes joyeuses, de trous dans les trottoirs et de vendeurs à la sauvette, au-dessus des trous. La misère dans la crasse huileuse de la ville est bien plus engluante qu’au bord des chemins de traverse, des rivières et des bois de la campagne… Ce n’est pas un scoop, mais c’est en tout cas l’impression qui s’impose bel et bien à moi, et plaquée sur le fond de brique vieillie et de carrelage ébréché, de géométrie fonctionnelle du bâti, et de création aléatoire et pas vraiment destinée au confort de l’aménagement urbain de la Chine, elle ressort comme une dentelle noire et mitée, un filtre à moitié déchiré qui s’accroche comme il peut dans les coins et le long des allées qui s’envolent, aspirées par le trafic et les transformations…

La misère, c’était aussi celle du marché aux puces, du marché aux voleurs faudrait-il plutôt dire, où partout entre un lacis d’immeubles bas en brique où derrière les carreaux cassés pendent, sur des ficelles, le linge et les rideaux de draps, s’étalent des accumulations de meubles, un bric-à-brac classé par genres : les armoires et bureaux, puis le matériel de cuisine, puis les pièces électroniques récupérées de vieilles télés dont les carcasses traînent encore pas loin, à côté des tabourets où l’on tricote sous des chapeaux empaillés… Les Chinois essayent d’acheter en priorité les gros canapés, les tables basses en verre avec coins plastifiés, les étagères avec fausse dentelure crénelée et boutons de tiroirs en plastique doré, et parfois un laowai surgit, qui se précipite, le fou, sur les meubles les plus simples, en bois vernis, vus et revus dans la campagne chinoise, qu’il doit négocier comme un fou dans un mandarin hésitant qui amuse bien la compagnie, avant de se faire assommer par le prix de la livraison, car il faut bien rapporter ça chez soi…

La livraison, pour ma part, a malgré tout été l’occasion d’un voyage divertissant, en tricycle à moteur à travers tout Kunming, bringuebalant entre les rues, les trottoirs et les pistes cyclables, secouant à l’arrière les pauvres meubles, et même, une autre fois, mon vélo, car j’avais au moins réussi à négocier ce moment de paresse, et la joie d’un autre trajet pétaradant…

Les autres livraisons n’ont pas toujours été aussi égayantes ; ah si, il y a eu celle du lit, à suivre, sur le coussin arrière d’un scooter, un vélo-tricycle monumentalement chargé de l’énorme sommier… Mais les réceptions suivantes d’achats encombrants ont relevé de la prise de rendez-vous, et avis à qui envisagerait un jour de faire du business avec la Chine, ou de se frotter à l’organisation sociale tout simplement, cette prise-là est un concept qui ne semble pas s’interpréter de la même façon de ce côté-ci du monde agendesque. Je me demande comment les Chinois fonctionnaient avant l’arrivée du téléphone portable ; peut-être ne fonctionnaient-ils pas du tout après tout, car aujourd’hui l’équivalent du français « on prend rendez-vous pour 15 heures », est en chinois « on vous appelle, OK ? ».

Vous dites alors : « vous m’appelez quand ? ». « − Dans trois jours. » « − Quelque part autour de seize à dix-huit heures, OK ? », vous tentez pour resserrer un peu l’échelle, de « jour » à « moitié de demi journée »… « − OK, OK », vous répond-t-on avant de baisser le volet roulant et de partir nonchalamment avaler un ultime bol de nouilles.

En utilisateur désormais averti de la livraison à la chinoise, vous rappelez le matin du jour dit. « − C’est pour quoi déjà ? », vous dit-on. Vous réexpliquez, l’affaire est reconfirmée pour la deuxième moitié de l’après-midi, et vous vous lancez tranquillement dans une matinée en pyjama, quand à midi le téléphone sonne : « − J’arrive avec la livraison. » Vous avez bien expliqué quatre fois que vous n’habitiez pas sur place et qu’il vous fallait trois quarts d’heure au minimum pour rejoindre les lieux, qu’à cela ne tienne, vous expliquez une cinquième fois, et négociez un 12h45 pour arriver en courant, le pyjama à peine remisé pour un jean. Et puis vous commencez à attendre, un quart d’heure ; vous appelez, « vous habitez où ?», on vous dit, vous rabattez in extremis une montée légère d’agacement (doux euphémisme), vous réexpliquez, vous aviez écrit en chinois votre adresse, mais qu’à cela ne tienne, vous réexpliquez, après tout on n’est plus à ça près, et puis vous ré-attendez, le livreur rappelle, tant qu’à faire, histoire de vérifier qu’il est bien dans la bonne zone géographique de la ville, car tout à coup il a un doute − et vous aussi vous commencez à avoir de sérieux doutes sur l’éventualité de l’aboutissement de la livraison dans un état serein de vos nerfs.

Après un nouveau quart d’heure vous rappelez, le ton subtilement plus agacé n’est-ce pas, « tout va bien » répond le livreur comme d’habitude, car tout va toujours bien en Chine, c’est la règle ; tout va bien, tout va bien, mon c…, vous pensez, mais vous gardez ça pour vous, ou alors vous le dites en français, avec un peu de chance ça passerait presque pour une douce invitation à la paix, et puis vous finissez par descendre dans la rue histoire de rajouter un critère de chance d’aboutissement de l’affaire, et pour finir la rencontre entre le livreur et son lieu de livraison finit par arriver. Tout est bien qui finit bien, telle est la loi en Chine… C’est l’objectif qui compte, n’est-ce pas, après tout ?

En tout cas, multipliez ça par le nombre de pièces d’électroménager ou de mousse qu’il vous faut acquérir (car il ne suffit pas d’aller tout acheter dans le même magasin : c’est un fournisseur différent pour chaque type d’appareil qui vous livre…), et vous obtenez un passeport direct pour l’asile psychiatrique ; une sérieuse stimulation des nerfs, en tout cas, et l’activation du système d’urgence de création d’amour artificiel pour la Chine, quand l’amour authentique commence à fléchir… Ce dernier système est probablement au point, il permet de passer ce genre de petits caps « en pilotage automatique », jusqu’au raccrochage des wagons et la reprise de la source authentique… Je peux dire ça aujourd’hui que je suis bien installée et que Ni Dou Ye, de Sainte Ni Touche ou de Ni à Su Xi (soucis) qu’il était en train de devenir, et même de Pu La Ye (poulailler) car c’était bien ce que je commençais à imaginer dans ses murs avant mon arrivée, a réintégré avec panache son digne nom, qu’il mérite triplement. Je me demande même s’il  ne pourrait pas être le plus confortable des derniers appartements dans lesquels j’ai pu vivre…

L’affaire a comporté quelques ajouts stratégiques, notamment des rallonges électriques savamment évaluées et disposées à grands renforts de scotch, étant donné que, dans cet immeuble propriété d’une compagnie électrique, il n’y a qu’une prise par pièce − la Fée électricité fait la coquette et se réserve sans doute, point de sorties inutiles… ; et le remplacement d’une excroissance particulière qui avait poussé dans la salle de bain, alias bouilloire-électrique-géante-aux-prétentions-de-système-de-douche, en fer blanc rouillé, montée sur des poutrelles métalliques qui pourraient avoir été rescapées d’un naufrage, et prolongée d’un câble antique sensé acheminer le courant, du plus grand effet, par un joli petit chauffe-eau blanc avec mitigeur, vive le progrès : on a beau devoir programmer ses douches à l’avance et ne pouvoir compter sur l’eau chaude qu’à la sortie de ce pommeau là, et pour trente minutes à tout casser, les douches n’en sont que plus divinement appréciables…

Je mettrai bientôt des photos en ligne, et ceux qui ont eu la chance de voir l’état antérieur, comme mon père venu pour une petite visite chinoise, et qui a eu la bienveillance de ne pas prendre, face à ces installations et à leurs cousines vastement répandues dans l’univers chinois, une crise cardiaque − seulement un léger choc, tout autant culturel et climatique finalement, qu’émotionnel −, pourront témoigner.

Quoi qu’il en soit, et pour finir sur ce chapitre Ni Dou Ye, je réalise que je ne me suis pas sentie aussi bien, et chez moi, depuis un an et demi… Et qu’il fait bon vivre à Kunming, en vélo et non plus en embouteillages…

Ne semble rester, en séquelles, qu’un léger syndrome, fort paradoxal je le confesse, de la désertion, à présent, de toute idée de rendez-vous, contrainte extérieure et « il faut », et un affolement potentiel devant tout ce qui pourrait s’apparenter à un carton, un sac de lessive ou une accumulation superficielle de matériel, mais je vais m’attaquer à ce problème rapidement, par un petit voyage je suppose en terres sud-asiatiques, avec un sac encore allégé pour voir ce que ça fait de ne pas être empêtré dans un pétrin d’objets pétaradants…

J’en aurais eu des choses encore à écrire ce mois-ci, mais je m’arrêterai là pour cette fois, pour ne pas encrasser le reluisant Ni Dou Ye, et la religieuse patience de ceux qui seraient déjà arrivés jusque là, de trop de digressions (il y en aurait eu une intéressante sur le Hip Hop à Kunming, l’une de mes dernières découvertes, mais je garderai ça pour plus tard). Tout de même, puisque l’on parle de maisons et de nids architecturaux, voici une perle lâchée par l’un de mes élèves, dans les dernières semaines de cours en décembre : « Quelle serait la maison idéale ? », était la question ; « une maison sur la lune », incontestablement, fut la réponse, car là au moins règnent, autour, le silence et la solitude…

Très bon début d’année 2008, en attendant le début de l’ère des rats, et sachez, surtout, apprécier les baignoires, les robinets d’eau chaude, le chauffage central et les double-vitrages, en ces temps de frimas, car quand les Chinois se mettront eux aussi à équiper leurs nids de chauffe-eaux centralisés et de radiateurs jusque dans leurs voitures toutes de faux-cuir garnies, il n’est pas sûr que nous pourrons tous encore librement ronronner et pétroler d’aise à volonté…


[1] L’art d’organiser l’espace, de façon à optimiser la circulation du Qi et à ne pas créer de blocages néfastes à la santé et à la vie. Littéralement, feng, « vent » et shui, « eau ».

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Nid douillet (Ni Dou Ye ?)

Qu’est-ce qui est à la fois long, court, agréable, détestable, antérieur, postérieur, envié, redouté ?… L’hiver à Kunming : l’illustration parfaite de la théorie de la relativité, Einstein avait sûrement d’ailleurs longuement médité sur le sujet, et j’ai médité pour ma part sur la question du petit nom que s’est fièrement attribué la ville, « l’éternel printemps », pour comprendre enfin que ce n’était pas toujours en référence à l’hiver qu’il fallait nommer la saison des fraises, mais parfois éventuellement en opposition à l’été. De ce point de vue, Kunming pourrait bien se présenter, non comme « la ville sans éternel chauffage», mais comme « la ville du bonheur sans climatiseur »

Autrement dit, pour les Chinois, la plaie ce n’est pas l’hiver, mais la saison chaude, et l’on valorise ici le printemps par rapport à la terreur caniculaire, dont il est une version nettement tempérée, et non comme chez nous par rapport à l’enfer glaciaire, dont il s’agit toujours de s’échapper, au plus vite, vers les premiers rayons bénis du soleil revenant.

Intéressant de voir comment, sous nos longitudes, on valorise le printemps comme un ajout, ajout de chaleur, degré supérieur de la lumière et de la température par rapport au plafond bas de l’hiver ; en Chine, c’est comme une modération qu’on l’estime, comme une version tempérée d’un extrême, d’un sommet dont, comme beaucoup d’autres, il faut se garder.

Personnellement je n’ai jamais aimé le printemps, que je considère comme une saison traître, pleine de promesses jamais tenues, mais peut-être, justement, la considérais-je à tort comme une saison d’ascension, de progression vers le « mieux », au lieu de l’envisager comme un doux état d’équilibre, de mièvrerie satisfaite et en elle-même pleinement valable, sans plus d’autres attentes… Pour cette même raison biaisée, j’admire l’automne et m’y sens d’humeur comblée : elle fonce droit vers la catastrophe annoncée de l’hiver, et au moins on ne peut que se réjouir des moments où elle faillit à cette chute, des éclaircies imprévues et autres saillies dites d’« été indien »…

Mais là n’est pas la question. La question est que l’hiver existe bel et bien à Kunming, les Chinois peuvent bien l’appeler comme ils veulent, d’un doux surnom poétique ou d’un autre, moi j’appelle ça l’hiver, et le revoilà de passage dans la région, pas de doute. Cette année j’ai décidé de ne pas utiliser mes doigts et orteils comme des thermomètres, estimant qu’ils avaient mieux à faire, et qu’on avait inventé des appareils très adaptés pour ce genre de mesures, et donc j’en prend soin et ils ont l’air de s’accommoder assez bien de leur nouveau colocataire, le froid. Ne sont pas tout à fait encore en éventail, rêvent encore pas mal de Thaïlande, parfois, et d’autres décors tropicaux, mais bon, ils sauront patienter…

Je suis cette année bardée d’armes redoutables contre la glaciation, évolue dans une cuirasse tibétaine, autrement dit une veste fourrée aux manches longues comme des manches à air, sauf que l’air n’y passe pas, et qu’en les mettant bout à bout, main contre main sur son ventre, on obtient un manchon, et on a l’air d’un eskimo de l’Himalaya. Très pratique, fait office de gants, d’essuie-glace sur le tableau noir, en cours, de tampon protecteur dans les bus, lorsque enroulé autour de la taille en un paquet d’un demi mètre de large.

J’ai bien sûr toujours mes pantoufles à écureuils en fausse moumoute, il y a des photos à faire des étalages de pantoufles au bord de certaines rues, impressionnant la créativité (ou la non créativité, justement, pour rester dans la théorie de la relativité…) en la matière… Et j’ai aussi une couverture en écossais d’Irlande, eh oui ce cocktail là existe, envoyée de France par ma mère, dans sa grande terreur de l’ère glaciaire chinoise sur le système sanguin de sa fille, et cette couverture là me donne l’occasion d’essayer divers enroulages, drapés et plissés, selon les variations de températures congélatoires, et Jean-Paul Gaultier serait, j’en suis sure, des plus inspirés devant ces variations sur l’écossais, sur monture de fausse moumoute à écureuils.

Tout ça pour dire que je vais être contente de la quitter, ma banlieue glaciaire, et d’aller retrouver le nuage confortant despots d’échappements de la ville. Car il s’est produit un petit revirement de situation – après tout en Chine tout est possible –, et voici qu’un beau vendredi après-midi, après quelques semaines de mijotage dans ma tête transformée pour l’occasion non plus en frigo, mais en marmite, est sortie à point une nouvelle décision : celle de rester à Kunming, au lieu d’aller m’installer à Dali.

Fascinée plus que jamais par les allées et contre-allées de la ville, amoureuse désormais de sa brique orangée à moitié défaillante, constatant combien la brique anglaise me donnait des frissons de terreur, quand celle-ci me chauffait presque le cœur, troublée de joie par ces trottoirs bondés et ces foules portantes, j’ai commencé à me questionner sérieusement sur mon attrait pour la campagne.

Songeant à la difficulté pour moi, déjà, d’être passée du grand inconnu anonyme et cosmopolite de Paris, à un grand inconnu où anonyme est impossible quand on a le malheur de n’avoir pas les yeux encore tout à fait bridés, et où j’ai l’insigne honneur de constituer, avec quelques autres, ce qui s’appelle ici le cosmopolite, j’ai commencé à douter de ma capacité à m’adapter sans dégâts à ce qu’on appelle une petite communauté.

Commençant à me trouver bien parmi ce que j’avais déjà découvert de la ville, à faire des rencontres intéressantes et à développer des amitiés, et réalisant que le pourcentage de personnes basées ici pour authentiquement travailler était peut-être plus élevé qu’à Dali, où l’on trouve malheureusement, semble-t-il, certains de ces phénomènes rares, mais existants, de « musiciens, mais sans jouer de musique », « écrivain, mais crampe dans la main », « peintre, mais allergique à la peinture », je me suis laissée aller à penser que peut-être la ville était en train de m’attirer par ses sirènes toutes dehors lancées… Et j’en suis venue à la conclusion que, sans vouloir affirmer trop vite être une « citadine », l’identité étant, n’est-ce pas, après tout quelque chose de bien fluctuant, je l’avais été pendant trente ans et cela semblait bien durer encore pour le moment présent…

Sitôt décidé, sitôt mis en route, le plan était de trouver un appartement à louer avant d’atteindre le départ officiel de mon cher campus, et j’ai commencé à visiter quelques perles de l’habitat chinois, dans différents quartiers, histoire de prendre le pouls des diverses ambiances de la ville et de mes attirances, répulsions, et limites… J’ai très vite senti monter en moi, curieusement, une admiration sans nom pour ce que l’on appelle usuellement « les grandes tours horribles qui défigurent le paysage chinois », l’habitat des temps modernes, les fusées jaunes et vertes qui s’élèvent vers le ciel, écrasant peu à peu les monticules de brique et les petits cubes pleins de courettes et de plantes moussantes. Un amour des interphones, des ascenseurs, des fenêtres pleines de bonne volonté, osant tenter le combiné périlleux de la transparence et de l’isolation ; une vénération du condominium, une admiration du paysagisme immobilier néo-basse-cour, un respect infini du béton armé : bref, tout ce qu’un chinois de 2007 met au sommet de ses rêveries architecturales.

Ce n’était pas faute d’attirance pour l’autre modèle, le type cage : j’avais grande curiosité, à vrai dire, pour ces quadrillages de barreaux qui s’enchaînent, par petits paquets carrés, sur des kilomètres de façade brique ou blanche, et il s’est avéré fort intéressant d’en examiner certains de l’intérieur, mais quelque chose m’a très vite dit que ce que je cherchais avait des chances de se trouver à mi-chemin entre ces deux types, la tour et le cube. Pas une forme d’astéroïde ou je ne sais quel ovni architectural non recensé au patrimoine national, non, juste un immeuble à peu près stable encore sur ses fondations, avec des carreaux à toutes les fenêtres, des salles de bain en forme de carrés autour d’un trou (alias, toilettes) mais avec juste le trou, pas l’entourage douteux qui peut aller avec, des fils électriques de Mathusalem, mais pas de l’âge de pierre, bref, un immeuble éventuellement dénichable quelque part, à n’en point douter…

Eh bien cet immeuble existait, je l’ai trouvé dimanche dernier, après une nuit dans le bus dont j’aimerais ici raconter les détails, mais j’attendrai une autre occasion pour ce faire, ne voulant point rompre le suspense par une digression trop croustillante (les nuits dans le bus en Chine regorgeant généralement d’imprévus et de rebondissements, c’est le cas de le dire même, considérant le mariage parfois douteux des routes et des amortisseurs…).

J’ai donc trouvé mon futur logement, et vogue sur un petit nuage de bonheur, réalisant que pour la première fois de ma vie, je vais pouvoir disposer d’une pièce entièrement dédiée à mon bazar personnel, sans limitation, tout le bazar que je veux, et toute la création envisageable dans ces quelques mètres carrés…

Je ne résiste pas à l’envie de décrire un peu cet objet de satisfaction, qui a su en tout cas parler à mon intuition de façon plus séduisante que les diverses antres visitées auparavant, et à celle de raconter un peu ce que j’ai pu entrevoir des ficelles de la location en Chine, car là encore c’est « presque pareil mais pas tout à fait » – same same, but different, comme disent parfois certains…

Ce petit nid possède, non pas les barreaux garnis de cages à oiseaux, mais l’autre attribut potentiel des immeubles chinois, à savoir les carreaux bleus. J’avais toujours rêvé de rentrer voir un peu ce que cela faisait d’être derrière des carreaux bleus, et rien que pour ça mon cœur était tout émoustillé à l’approche du bâtiment, et je peux dire à présent que cela ne fait pas l’effet aquarium, ni celui bulle de chewing-gum au cola ; pour l’instant c’est tout ce que je peux dire, et donc il va falloir que je continue d’étudier la question.

Il a le grand avantage d’avoir un sol couvert de quelque chose, un splendide lino assorti aux carreaux, et de la peinture sur les murs, ce qui, c’est sûr, me laisse moins de liberté en termes de décoration, on peut le voir comme ça, qu’un bon vieux cube en béton armé, mais personnellement je reste encore moyennement sensible au charme du brut de décoffrage avec trou (alias, toilettes) dans lequel certains ont visiblement pu vivre depuis des années sans autre effort d’arrangement trop superficiel, à considérer les traces sensibles d’habitation laissées parfois dans les appartements visités, et l’âge présumable des immeubles autour (encore que là-dessus, le doute soir permis : comme les gens, les bâtiments restent souvent pleins de surprises quant à leur âge ; sauf qu’à l’inverse des gens, pour qui tous les cas de figure sont envisageables, de l’air de jouvence éternel au rabougrissement précipité, c’est plutôt assez systématiquement dans le vieillissement prématuré que les bâtiments versent généralement…).

Il a une charmante cage d’escalier chinoise, qui chez nous passerait pour un corridor dont on aurait oublié de terminer l’isolation, voire même l’installation de commodités autres que celle de marches d’escaliers, mais qui ici s’avère tout à fait dans les cordes de l’usage que l’on peut communément faire d’un escalier : monter, descendre, cracher éventuellement, fumer, et nettoyer tout ça de façon rapide et efficace, d’un coup de balai à cheveux en serpillière.

Et à défaut d’interphone, il a un gardien qui jaillit comme d’une boîte au moindre passage déclencheur, le passage d’un étranger constituant un événement déclencheur majeur, à n’en point douter.

Comment signe-t-on un contrat de location en Chine ? Tout d’abord, avec l’aide d’amis chinois, tant qu’à faire ça rend les choses un tant soit peu plus limpides… Avec un stylo, ensuite, dirais-je, pour poursuivre la mauvaise blague que tout le monde a pratiquée cent fois, celle de l’ascenseur que, eh oui, on appelle aussi en appuyant sur le bouton… Avec une tasse de thé, ajouterais-je, car celui-ci n’est jamais trop loin dans ce pays. Et des bananes, car c’est parfois ce que l’on trouve, en vrac, sur la table d’une agence immobilière. Avec les propriétaires, qui en France se fichent bien de savoir qui est derrière le compte en banque qui loge dans leurs murs, mais qui ici viennent immédiatement nouer des relations, le guanxi sans doute, l’esprit de reconnaissance qui prédomine à toute opération plus ou moins financière ou professionnelle[1].

A mesure de la discussion, d’un jeu de questions-réponses et de la négociation rondement menée par mon amie chinoise, obtenant notamment le remplacement des jolis cordons torsadés de l’âgepré-électrique qui pendaient gracieusement en divers endroits probablement stratégiques, mais qui auraient eu le pouvoir de me garder de toute approche trop inquisitoire en ces recoins là précisément, je me suis vue muer, malgré moi, en membre de la famille.

A peine évoquais-je la question de ma bicyclette, antiquité à laquelle néanmoins je tiens, surtout en cet environnement urbain enfin réadapté à la pratique tranquille et propre du cyclisme (la banlieue où je me trouve actuellement ne répondant peut-être pas exactement à tous ces critères…), que j’avais la clef de leur garage à vélo partagé. Et mon amie elle-même, poursuivant la visite des lieux, en venait aux échanges de numéros de téléphone, dans un ballet de portables sortis et rangés, gestes incontournables du 21ème siècle débutant, semble-t-il, et tout aussi significatifs, sans doute, que les inclinaisons de tête des mandarins maigrement barbus d’autrefois…

Il fut très vite question d’invitation à dîner dans leur maison des Collines de l’Ouest, que par-dessus le toit de la mer d’immeubles de Kunming, on pouvait apercevoir à l’horizon, et tout en tachant de suivre la conversation et de me retourner raisonnablement la tête pour deviner quel genre de réponse il fallait raisonnablement donner à tout ça, je ne pouvais m’empêcher de penser à la version parisienne de la location d’appartement

Ils m’ont demandé quelle couleur je souhaitais pour les portes, qu’ils avaient soudain la velléité de repeindre ; j’ai dit rouge, ils ont dit rouge ça va faire temple, j’ai dit pas de problème, et donc ce sera marron.

Ils ont paru ennuyés quand j’ai osé regarder avec suspicion l’étrange tableau électrique à énormes mollusques en plastique sensés descendre ou monter en claquant quand le courant se prend des envies de courts-circuits. Il faut dire que cet immeuble, venais-je de découvrir, appartenait à une compagnie d’électricité, ce qui en garantissait non seulement l’unité de la population (à part quelques électrons libres, comme moi visiblement), mais aussi la qualité hautement électrique. Je n’allais pas avoir à cohabiter, par exemple, avec l’une de ces bouteilles de gaz rondes et bleues qui se baladent partout en vélo, et qui décorent les cuisines, et parfois aussi les encensent. Ici l’on célébrait la Fée électricité, et il ne fallait pas rigoler avec ça. Ce tableau électrique là avait été produit par la société, ce qui en garantissait la qualité irréprochable : très simple, je n’avais qu’à appuyer sur l’énorme smarties vert pour redémarrer, et sur l’énorme smarties rouge pour éteindre, un langage universel, n’est-ce pas, que même un analphabète étranger pouvait comprendre…

En bas, il y a un autre tableau électrique, tout moderne celui-là, sur lequel je vais devoir relever ma consommation mensuelle. Et pour faire honneur à la Fée électricité, je projette déjà d’illuminer mon appartement de multiples guirlandes de lumière qu’il va me falloir aller chercher en Thaïlande, que la vie est dure ; et de constituer un stock de bougies pour les jours où je sentirai moyennement l’idée d’aller remettre les mollusques en place sur leur tableau boisé. A y repenser maintenant, celui-ci pourrait constituer un intéressant sujet de dessin…

Bref, me voilà bien enchantée, et j’ai senti ce jour là que je venais de faire une plongée un peu plus rapprochée dans la Chine… L’après-midi s’est fini par une invitation à dîner chez les parents de mon amie, qui est la femme d’un ami anglais, et tous deux vivent actuellement chez les parents en attendant que leur appartement acheté sur plans soit sorti de terre, et là aussi il s’est trouvé que je faisais partie de la famille. Ils ont troqué par moment leur kunminghua (le dialecte de Kunming) pour un peu de putonghua (mandarin), pour que nous puissions échanger. Et à la fin du dîner, les chiens eux-mêmes avaient décidé qu’ils pouvaient arrêter d’aboyer, ce qui était un signe que je pouvais revenir là en toute occasion, squatter le frigidaire même si l’envie m’en prenait, et tout le reste de l’appartement si je le désirais…

L’appartement est situé juste ce qu’il faut d’assez loin pour me permettre des virées dépaysantes dans le centre-ville, et un sentiment de mérite lorsque j’arriverai en vélo dans mes cafés préférés ; juste ce qu’il faut d’assez près pour accéder à des marchés, des voies ferrées, des quartiers pleins de trésors à découvrir et de grand bazar yunnannais ; juste au-dessus d’un petit jardin avec kiosque et bassin, et des vieux qui jouent dehors tout l’après-midi. Il y a tout ce qu’il faut de vie sur les trottoirs, des écoles, des commerces, des bricoleurs de vélos, une grande piscine à ciel ouvert à 200 mètres pour les jours qui suivront cet hiver, et même, incroyable mais vrai, l’une des deux épiceries occidentales de Kunming, avec stocks de chocolat à portée de bras – j’aurais pu me passer de ça, c’est sûr, mais puisque c’est là, il va falloir faire avec…

Voilà, la pendaison de crémaillère aura sûrement lieu en janvier, pour qui serait de passage dans le Yunnan… Vue la température qu’il devrait faire à cette époque là, il y aura sûrement chauffage au baijiu (l’alcool de riz chéri des Chinois, combustible interne très efficace en période glaciaire), et peut-être aussi au vin rouge, pour contribuer à renforcer le cosmopolitisme encore naissant de Kunming.

Ce sera l’inauguration d’un appartement, et d’une nouvelle page d’aventure un peu différente, sans la Mère Michelle au clairon tous les matins à six heures et quart (à ce propos il semble que la proximité d’une école soit un critère suffisant pour faire baisser les prix de l’immobilier… C’est sûr, il faut avoir reçu l’entraînement nécessaire pour s’adapter sereinement à cet environnement sonore…), et sans les coups de fil de 22h annonçant les modifications d’emplois du temps du lendemain : un système de gestion horaire de la troisième dimension, ni tout à fait obsessivement rigoureux, ni tout à fait rigoureusement bordélique, la combinaison de ces deux extrêmes restant une spécificité chinoise que je leur laisse volontiers… Je me promets de chercher ma voie entre tout ça, et me réjouis d’en avoir enfin la possibilité pour quelques mois… Sacrée Chine, je lui suis reconnaissante de me donner tant de surprises et de liberté !


[1] Guanxi, ou « réseau » : voir à ce sujet le chapitre consacré plus loin, « Savez-vous parler guanxi ? »…

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Si la Chine était un fruit, ce serait…

Déjà bientôt deux mois que les cours ont repris, ce pourrait être une dynastie chinoise, tant il peut se passer de choses dans cet environnement sablonneux et mouvant… J’ai repris ma casquette de prof, pas le badge rouge que je suis sensée porter, néanmoins, car j’estime que ma tête en dit assez sur mon statut à l’école : je suis un laowai-foreign expert-UFO, dont la chair sans doute s’éclaire en phosphorescent dans la nuit, car jamais on ne me rate, chaque jour apporte son petit lot de « waiguoren ! » (« étranger ! »), et de sourires aux multiples sens. Nul risque de me confondre avec un étudiant ou un membre du staff, il n’y a pas encore d’étudiants étrangers dans cette école du fin fond de la Chine, mais qui sait, cela arrivera peut-être un jour, lorsque l’Empire aura aussi trouvé le moyen de dépasser les autres en termes de système éducatif…

Pour l’instant, on n’en est pas encore là, et mes élèves, lorsque nous jouons au jeu (histoire de pratiquer les « would » et les « could »…) du « qu’est-ce que vous aimeriez changer dans votre vie », se ruent sans hésitation sur l’école, qu’ils transformeraient, s’ils étaient doués des pouvoirs de Harry Potter, en Oxford (symbole ultime de l’Université occidentale, semble-t-il, les Yale, Columbia, Trinity et autres Sorbonne n’ayant pas encore franchi le cadre de leurs fantasmes extra-muraille de Chine). Je ne saurais vous retranscrire ici le nom chinois d’Oxford, il m’a bien fallu dix minutes, et force jeux de mains et explications imagées de leur part, pour comprendre de quoi ils voulaient parler. Les Chinois donnent des noms caractériels, pourrait-on dire, à tout ce qui provient de l’étranger. La géographie chinoise est ainsi rassemblée dans un sac de caractères, les noms de la terre entière ont leur transcription poétique en chinois, et de même les haut lieux et monuments, les marques internationales, les voitures, les sandwiches, les burritos, le chocolat, et tout ce que vous pouvez trouver sur un menu occidental en terre chinoise.

Je sens que j’ai trouvé mon pas auprès des élèves, les choses roulent à présent, ils ont même l’air contents de venir en cours, même quand c’est pour dormir ; on y dort bien, c’est détendu et intéressant, apparemment, en comparaison de ce qu’ils peuvent affronter le reste de la semaine avec leurs professeurs chinois. Parlons des professeurs, un peu, pour changer des élèves. Nous avons eu notre fête des Professeurs annuelle, l’événement national du 10 septembre, et cette fois ce n’est pas 200, mais 600 yuans que nous avons reçus (soit un cinquième de notre salaire !) en bonus. J’ai reçu aussi de mes élèves des fleurs, des cartes, une bouteille à thé, pour remplacer celle qui fuyait dans mon sac ; celle-ci fuit tout autant, mais elle avait le prestige d’être emballée dans un écrin capitonné proclamant « High Quality – Keep surpassing and progressing forever… », agrémenté d’un motif de nœud rouge traditionnel chinois, symbole de l’excellence, de la longévité et du classicisme, la version chinoise du pompon de la toque oxfordienne, en somme. Ces derniers mots sonnent également comme la version chinglish de ce dont je pourrais bien avoir fait mon cheval de bataille auprès des élèves : « f… the exams, let’s enjoy personal progress, for the sake of your own life » (en version slang).

Ou comment les responsabiliser, car il me semble bel et bien, de plus en plus, que la Chine est un univers où personne n’a de responsabilités… Un professeur ici me faisait remarquer qu’il appréciait, en tant que foreign expert, de n’avoir aucune responsabilité : pas de loyer à payer, de factures à régler, d’impôts à acquitter, d’abonnements à souscrire : tout est pris en charge par l’école, qui s’assure aussi ainsi que nous n’allions pas trop commencer à farfouiller partout dans le centre ville (il faut fidéliser son personnel…), et il est vrai que notre statut nous permet une vie particulièrement libre de trop d’encombrements matériels. Nous ne pouvons, certes, pas trop dire ce que nous voulons… Et encore, sous le coup de la naïveté, tout est à peu près excusé : ces étrangers sont bien bêtas, décidément… Et sous la casquette d’« experts », nous pouvons donner des avis et critiquer tranquillement les choses – même si ces avis ne sont pas retenus, ils sont écoutés avec force attention et hochements de tête.

Mais au-delà du microcosme foreign-expertal, j’ai le sentiment de plus en plus poignant que les responsabilités se refilent, ici, comme on se refile les mooncakes ou les fruits lors du festival de la Lune… Chacun opine de la tête, mais se garde bien de relayer les problèmes, car ce serait une source d’ennui pour lui-même. Personne ne veut perdre la face : cette dernière se refile aussi comme la patate chaude. Les supérieurs font retomber les responsabilités sur leurs subalternes, qui s’en débarrassent en se lavant, pour une fois, les mains. Jusqu’à ce que le problème devienne vraiment incontournable, et là on dit « c’est un problème… », et on appelle une cohorte d’experts, histoire de diluer le traitement entre plusieurs exécutants…

Pour donner un exemple trivial et bien bête, mais qui a le mérite d’être imagé et de vous montrer que, non, j’ai quand même quelques frictions avec la vie matérielle, j’ai eu affaire au cours des deux derniers mois à une petite opération plomberie, qui m’a confirmée dans l’idée que, oui, j’aime la Chine, et d’une façon générale j’aime le bordel, les dérapages, les trucs qui ne marchent jamais, tout cela est fort délectable, instructif, amusant, poétique – tant que ça reste en dehors de mon appartement… Tout fort que l’on apprend à se faire, en s’expatriant, on se rattache quand même à des échafaudages, des petits fondamentaux sur lesquels on sait que l’on peut compter, et notamment, pour moi, mon intérieur… En tant qu’Occidentale, formée à chérir l’individualité et la vie « privée », j’ai du mal à négocier avec le mode intrusif des Chinois ; et en tant que manche à balais en affaire de plomberie, j’ai du mal à ne pas pouvoir compter sur ce que l’on appelle, chez nous, l’« expertise », qui consiste, même si l’on ne sait pas, à « assurer »…

Donc, en cas de fuite d’eau, j’ai l’habitude de voir arriver un plombier, éventuellement assisté d’un bras droit, tous deux calmes, propres, efficaces, analysant le problème, le traitant, nettoyant, et tirant leur facture. Ici, l’avantage est que je n’ai pas de facture à déchiffrer. L’inconvénient est que j’ai un certain nombre d’autres choses à décrypter, et à tenter d’avaler dans le plus pur esprit zen (total échec sur ce coup là, du moins peut-être dans l’esprit, mais pas dans la lettre…). La première réparation est faite, au scotch très probablement, par deux énergumènes joyeux et pressés de retourner à leur télévision, un beau soir tranquille. Le scotch tient un mois, et un beau dimanche matin au réveil, la fuite reprend son cours, et cette fois les énergumènes en envoient d’autres, plus mon voisin qui, tant qu’à faire, vient faire la mouche du coche – à moins qu’il ne soit réellement aussi doué d’expertise, celle-ci se partageant assez facilement, et s’improvisant s’il le faut, comme je me suis, après tout, improvisée professeur…

Défilent, en trois jours, une troupe entière d’As de la fuite, avec leurs cigarettes (mais là ma limite était franchie ; ils m’ont regardée d’un œil incrédule, et ont posé leurs mégots fumants, proprement alignés, sur la marche de l’escalier…), leurs chaussures boueuses, leurs téléphones portables musicalement performants, leurs commentaires multiples et tonitruants sur la malheureuse canalisation, armés de ma lampe de poche de camping, car à part des cigarettes et des téléphones, ils n’ont pas grand-chose dans la poche, et en moins de temps qu’il n’en faut pour passer deux trois coups de fil, ils couvrent la moitié de l’appartement de boue noire, et l’autre moitié d’un flot de paroles incompréhensibles, dans le plus pur kunminghua, le dialecte local, qui lorsqu’il est en outre mâché par un groupe d’ouvriers en pleine action, devient parfaitement chuintant, plus dégoulinant que la boue et la fuite d’une salle de bain réunies.

J’étais passablement énervée, ai apprécié au plus fin degré du détachement, pour rester dans le plus doux des euphémismes, leur façon de se saisir de mes affaires à tout va, pour récupérer des chaises (à défaut d’escabeau, on peut toujours improviser d’autres moyens de prendre un peu de hauteur…), de décréter que l’affaire était réglée, simplement à coup de grands discours, pour finalement revenir un quart d’heure plus tard, armés d’une nouvelle couche de boues aux semelles, pour tout défoncer, le plafond, la gaine, faire du ciment dans un sac plastique sur le carrelage de la salle de bain, et retapisser tout ce qui restait encore à peu près blanc de giclées marron, sans manquer de boucher l’orifice d’évacuation des eaux avec les restes de l’emplâtre, histoire d’obtenir un passeport pour une nouvelle visite dans un futur proche – mais là-dessus je les ai grillés, ayant flairé l’embrouille et saisi rapidement les morceaux pâteux, avant qu’il ne soit trop tard, avec des baguettes… Car toutes délicieuses que soient ces visites à raconter, je n’ai pas une envie plus que démente que ça de les réitérer dans un délai trop immédiat.

C’est dans ces moments là que le « laowai » (« étranger », littéralement « vieux pote de derrière les frontières ») devient sensible, et que ce mot précisément se prend dans ses oreilles de façon légèrement plus râpeuse. Le bouquet était arrivé lorsque l’un des camarades, se trouvant bien démuni de travail – la salle de bain faisant à peu près trois mètres carrés, déjà occupés par un demi-régiment –, s’est rabattu sur le jeu qui consiste à tout regarder avec curiosité dans l’appartement, et à s’esclaffer, d’un grand sourire naïf, que c’est fou, quand même, ces laowais, ils en ont des choses ! Dans un seul appartement ! Une seule personne ? Tout de même…

Pour décrypter un peu ce qui se joue dans ce genre de réflexions, il faut dire que précisément, non, mon appartement n’est pas chargé d’objets, il est –  il se trouve certains jours –, parsemé de papiers et de bouts de ficelles, qui lui donnent éventuellement un air encombré (ou bordélique, c’est comme on veut), et rempli, outre des meubles plus volumineux qu’efficaces fournis par l’école, de plantes vertes, des « choses » bien neutres et universelles, donc, qu’un Chinois fauché peut se payer s’il le veut.

Ce qui se joue ici, donc, c’est l’éternel cliché du laowai, forcément différent, forcément riche, forcément bizarre, jusque dans ses moindres humaines occupations, habiter un lieu, manger, aller aux toilettes, sans qu’il y ait même besoin de regarder vraiment ou de se questionner… Point tellement d’animosité, en fait, dans cette classification ; la plupart du temps il ne s’agit que d’un constat, mais dans les constats peu argumentés, les interlocuteurs peuvent mettre tout le sens qu’ils veulent, c’est bien le problème d’être un humain… Et à être « constaté » éternellement, il arrive qu’on ait envie d’être « regardé », pour de bon et dans sa pleine individualité… Mais l’individualité, en Chine, reste de groupe.

Lorsque j’ai demandé, suivant un exercice du manuel, à mes élèves ce qu’ils voudraient éventuellement changer dans leur vie, pas grand monde n’a coché les cases « apparence » et « personnalité ». A part quelques filles, pour leurs cheveux, qu’elles auraient souhaités plus longs et d’une meilleure qualité – ce qui est épatant, quand on connaît la nature de cheveux des Chinoises… Dans une classe d’Occidentaux de 20 ans, je ne doute pas que chacun y serait allé de sa chirurgie esthétique, de son Gymnase Club pour remodeler sa cellulite, de son psy pour modifier son syndrome d’interaction déficitaire avec l’entourage, de son manuel d’auto-estime de soi pour être toujours plus performant, toujours plus heureux aussi. Ici, la question de l’individu n’a pas encore été creusée outre mesure, même si mes élèves en perçoivent bien les avantages, quand je leur dis, par exemple, pour les mettre à l’aise, que chacun a une apparence différente, une personnalité différente, un niveau d’anglais différent… et que no worries, le tout c’est que ce niveau là évolue vers le haut…

Nous avons passé un certain temps, aussi, sur un exercice où il s’agissait de se définir à travers plusieurs métaphores : si j’étais un fruit, que serais-je ? Et une couleur ? Un animal ?… Pas grand monde n’a compris l’idée de la métaphore, et c’est leur mission pour la prochaine fois, inventer cinq rapprochements inédits ; je me délecte d’avance du cours qui vient… Les Chinois n’ont pas besoin de penser métaphores : ils sont déjà, par leurs noms, bien des choses ! Des fleurs, des animaux, le vent dans les branchages… En anglais, ils se nomment sans problème « April », « Just » ou «Apple »  (ou « Stephen Qing » : je ne résiste pas à mentionner ici cette ode à la littérature, trempée d’un vent dynastique chinois…). Alors que me demandes-tu ce que je suis, quand je suis une fleur de camellia, évidemment ! C’est comme ça, mes parents en ont décidé ainsi…

C’est comme ça, beaucoup de choses sont comme ça, et pas autrement, par décret supérieur. Quand il s’est agi de penser quel pays on pourrait être, cri du cœur, c’était la Chine, bien entendu. Pourquoi ? Parce que c’est ma patrie, my motherland, tiens, pardiCeux qui se voyaient en la France voyaient le romantisme, pour changer. Quelqu’un a voulu être la Grèce, pour son « mystère », et je l’ai remerciée, intérieurement. Tout comme celle-ci qui pensait, parmi les animaux, au chien, parce qu’en observant les chiens, elle comprenait des choses de l’être humain… Ce n’était pas tout à fait une métaphore encore, mais c’était touchant, et intéressant.

Quant à moi, je suis une myrtille rose, un oiseau qui, comme l’automne, voudrait garder le feu quand tout, autour, est gelé, et rêverait d’être aussi varié que la France ou la Chine peuvent chacune l’être, dans leurs genres propres et à leurs échelles différentes…

Ce job est, d’une façon générale, touchant et intéressant. Du moins c’est ce que j’en ai fait, car je crois que l’on peut bien tout faire avec tout : du beau avec du laid, du triste avec du gai, de la plomberie avec des sacs plastiques, des textes avec de la plomberie… Tout se recycle, rien ne se perd, comme dirait l’autre ! Il suffit de cliquer sur « sélectionner », et sur « modifier les filtres » (ça, c’est sûrement un résidu de mon passage « je tente d’affronter Photoshop toute seule comme une grande», ça laisse des séquelles, à défaut de résultats graphiques…)… Donc, tout intéressant et touchant qu’il puisse se présenter, je m’apprête à le laisser de côté quelques temps, pour partir m’installer en janvier à Dali, dans le Nord-Ouest du Yunnan, tenter une nouvelle expérience.

Mes élèves me manqueront ; la banlieue de Kunming, pas sûr, même si elle présente elle aussi d’incroyables trésors et que cela aura été une chance inouïe de vivre dans un endroit pareil ; la grande ville raisonnablement polluée, peut-être un peu car je suis bel et bien assez citadine dans l’âme et dans le sang, mais Paris n’est plus très loin, pour une bouffée d’air automobile, et Dali est un endroit hors du commun, où j’ai plusieurs atomes bien accrochés depuis quelques années…

Je me rends compte que j’ai en fin de compte parlé plus des élèves que des profs, comme j’en avais eu initialement l’intention, et que je n’ai pas abordé, comme d’habitude, le quart des sujets listés au fil des semaines… Peu importe, et peut-être est-ce parce que je ne suis pas transcendée par les profs chinois de mon école, du moins il est difficile d’avoir des relations simples avec eux. Si je m’en réfère au livre que je suis en train de découvrir actuellement, « River Town » (sur l’expérience d’un professeur américain, Peter Hessler, il y a dix ans en Chine), et avec lequel je peux d’ordinaire, tout dix ans d’âge qu’il ait,  tracer d’innombrables parallèles depuis mon expérience ici, ce pourrait être qu’ils ont reçu mission officielle de ne pas trop se mêler avec les professeurs étrangers. Mais je crois surtout que nous ne sommes pas sur la même longueur d’onde, nous autres étrangers qui exerçons notre métier au service, généralement, d’une autre cause (bien souvent artistique…) ou d’une expérience culturelle, et eux pour qui il s’agit de gravir, rapidement, les échelons de la société, et de permettre à la famille de passer, en une génération parfois, de la paysannerie au digne professorat. Par ailleurs ils sont complexés par leur anglais, ne peuvent plus régner en Papes shakespeariens sur l’école, à présent qu’il y a d’authentiques représentants de la langue saxonne, ou des gens, comme moi, qui ont eu la chance d’aller l’étudier à l’étranger (quand il est encore quasiment impossible, en Chine, d’obtenir un passeport, et qu’il faudrait de toute façon de sérieuses bourses pour pouvoir soutenir le passage du yuan au dollar ou à la livre sterling…).

Ils ont une pression bien supérieure à la nôtre, et un ami me faisait passer le mois dernier un article français (une dépêche AFP, je crois) évoquant des punching balls installés dans les salles des profs, dans certaines écoles de Chine, à l’effigie du directeur, pour permettre aux dignes professeurs de vider leur agressivité. Je n’ai rien vu de semblable encore ici à l’école, mais après tout, on nous cache tout, on nous dit rien, et qui sait, il y a peut-être d’autres techniques disponibles dans les environs que la généreuse bouteille d’eau chaude et les feuilles de thé offertes par le directeur dans la salle.

Pour dire un mot des professeurs étrangers, du nouvel arrivage de cette année, parmi lequel je fais office, avec une autre, de figure ancienne, ils sont tout aussi intéressants et sympathiques que ceux de l’année dernière, on croise vraiment des gens aux parcours inédits dans ces écoles de Chine, je crois, mais je suis moins encline à recréer des liens qui vont, au bout de quelques mois, se défaire pour cause de déménagements, changements de boulots, retour au pays… C’est le mauvais côté, pour moi, de cette vie d’expat, et l’une des raisons, aussi, de mon départ pour Dali.

Il y a un couple de Québécois, avec leur petit garçon bilingue et bientôt trilingue (car déjà il absorbe des mots de chinois), et nous apprécions de pouvoir parler français entre nous ! J’ai par ailleurs commencé à enseigner le français, deux heures par semaine, à un groupe de professeurs chinois de l’école, et me réjouis d’avoir eu la chance d’apprendre cette langue de naissance, pour ne pas avoir à me farcir sa laborieuse étude aujourd’hui… Je termine généralement le cours par quelque chose de plus culturel, et ils m’ont interrogée, la dernière fois, sur les parfums français : voilà enfin que nous allons pouvoir nous pencher un peu sur les ingrédients dudit « romantisme », et pas seulement sur son nuage flou et dénué de sens… Je leur ai néanmoins proposé une approche moins romantique du parfum des Français, mimant les gestes matinaux d’un Parisien en semaine, de la salle de bain où il s’asperge d’essence de rose, à la rame du métro où il partage, en position sardine, ses effluves avec ceux de trois cents autres parfumés. Ils ont beaucoup apprécié je crois. Finalement, on respire pas mal, en Chine…

Cela dit, je vais peut-être aller me racheter du parfum, ils m’ont fait envie avec leurs rêves de romantisme…

Voilà, je vais m’arrêter là pour cette fois, même si j’avais d’autres détails croustillants à dérouler – comment, par exemple, le Potala a, selon mes élèves, été construit sous les Tang –, mais il y en aura sûrement bientôt de nouveaux à se mettre sous la dent, tout change si vite, en Chine… La mode elle-même semble déjà s’être métamorphosée (il faut dire que le group effect fonctionne particulièrement bien dans ce pays), et qui sait, il y a peut-être espoir de voir disparaître rapidement les dentelles, froufrous et broderies superposés qui peuvent, consommés en surplus d’abondance dans un bus légèrement peuplé, provoquer la nausée. La seule chose qui semble ne pas vraiment changer est le réseau Internet de l’école, qui, comme le système électrique, est optimisé pour un nombre à peu près trois fois inférieur d’utilisateurs, mais bon, à part les professeurs étrangers, personne ne semble trop s’embarrasser de ce détail, et après tout, une coupure électrique tous les soirs et des ordinateurs qui font du trois emails à l’heure, ça permet de se reposer la vue et de ne pas abuser trop des ondes néfastes de la technologie…

Parlant d’Internet, j’ai mis en ligne la nouvelle version de mon site, www.paulinefraisse.com, exclusivement consacré à la peinture cette fois-ci, et traduit en anglais. Il y a également deux de mes textes, écrits il y a quelques mois, en ligne sur le site de mon amie Marie-Laure et d’un groupe de ses amis, écrivains comme elle, http://dicidense.free.fr, dans la rubrique « Invité(e)s » : l’un sur la création artistique (« Les activités zartistiques »), l’autre sur les préjugés liés à l’âge au cours d’une rencontre (« Les discours de l’âge »).

Voilà, heureux automne à tous ! Ici, les marrons chauds sont de sortie aussi, et les glaces : diversité climatique de rigueur… Il semble bien qu’il faille, pour vivre en Chine, savoir faire le grand écart… En tout cas, jongler avec le yin et le yang, pour sûr : c’est peut-être la clef…

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Au pays des yaks

Eh bien voila, il y a un an, j’arrivais sur ce campus et découvrais l’extrême talent musical des Chinois, en matière de haut-parleurs et de « soap muzak », et la féerie colorée de toute une foule de jeunes occupés à acheter des couettes et des thermos fleuris, et me voilà replongée dans ce même festival, dans un léger sentiment de déjà vu, mais moins terrorisée cette fois-ci à l’idée de ne pas savoir reconnaître les visages, ou de fondre sous les regards scrutateurs…

D’ici lundi, le deuxième acte du show devrait commencer, à savoir la partie militaire, et je me réjouis d’avance de la reprise des « yi, er, san, si ! » dès 6 heures du matin, voilà qui devrait être tout à fait dynamisant, et raser efficacement toute trace de flegme vacancier… Je vous renvoie aux photos prises l’année dernière sur le sujet, ne suis pas sûre d’en refaire cette fois-ci, pour vous donner une idée de la couleur verte dont se pare le campus pendant quinze jours : camouflage assorti à la prairie du terrain de foot, ce bol d’oxygène en forme de ovale vert, notre fier représentant de l’écosystème local, résistant patiemment à l’envahisseur bétonnier.

Côté béton, ça progresse, ça progresse, pas de souci de ce côté là, l’été a été productif, et ma pauvre rue, cette chère Haitun Lu, continue de se parer de nouveaux murs, de nouveaux trous, de nouvelles bosses. Je me prends à éprouver comme une forme de pitié pour cette voie de passage – car c’était là son attribution originelle, avant de devenir une voie d’embouteillage majeure –, qui semble totalement laissée pour compte, massacrée et saignée jusqu’au dernier râle, là où tant d’autres routes se voient prioritairement transformées, aménagées au goût des Chinois, c’est-à-dire dans le style large, droit, muni de garde-fous et de feux à minuteries, bordées de pistes cyclables tout aussi larges, et de trottoirs par-dessus le marché, où déambulent calmement les gens, sous une rangée d’arbres si possible.

Le massacre commence à porter ses fruits, et conjugué au réchauffement planétaire, il a apparemment donné cet été d’appréciables effets marins, où Haitun Lu s’est changée, nouvelle mutation, en rivière, désormais praticable en bottes ou en tongs, au choix, selon son degré de tolérance au mélange égouts-boue-rats crevés sur la peau. Dieu merci je m’étais, sitôt les cours terminés, échappée vers le Nord, mais certains ont pu me décrire, tout au long de l’été, les cycles des marées haituniennes, et j’ai eu la chance de voir le paysage de mes propres yeux dimanche dernier en rentrant – du moins en tentant de rentrer, car l’opération n’a pas été simple et j’ai bien cru devoir aller attendre la fin de la saison des pluies à l’hôtel… Motivé déjà par le retour, mon entrain n’a fait que grandir en imaginant le campus changé en île, et moi captive au milieu…

Le soleil est revenu cependant, la pluie pointe encore son nez de temps en temps, toujours plus ou moins imprévisible, mais en gros le terrain est praticable, et les embouteillages ont pu reprendre sans encombre.

Ce qui me laisse l’esprit tranquille pour songer à ces merveilleuses vacances, et aux cours qui m’attendent dès mercredi prochain, avec les mêmes charmants élèves qu’au semestre dernier, a priori, si l’emploi du temps ne change pas encore quatre ou cinq fois. Les vacances, donc, sans réel plan initial, mais tout de même quelques pages d’un guide touristique photocopiées à l’arrache et ciblant tout droit au Nord, et un carton d’invitation du consulat de France à Chengdu en poche, se sont étalées sur six semaines, et quatre provinces.

Commencement pas désagréable, par une petite soirée organisée par le consulat pour le 14 juillet ; à la suite d’une nuit de train et à l’aube de six semaines de dortoirs et de backpacking, j’avoue que ce soudain étalage de luxe, un buffet complet de plats dont j’avais presque oublié l’existence, et que jamais je n’ai tant appréciés, arrosés pour bien faire de champagne et de vin rouge, était un divin cadeau, et je remercie la République. J’ai rencontré par ailleurs un architecte chinois qui avait vécu trente ans en France, et qui m’a fait découvrir le lendemain une troisième vision de Chengdu, à base de maisons de thé et de marché aux puces, fort différente en somme de la séance de loisirs forcés du 1er mai dernier, et qui, si elle ne m’a pas encore réconciliée totalement avec la ville, m’en a tout de même rapprochée.

Après ça, retour au bon vieux sac à dos, et je me suis enfoncée dans une région où j’espère vraiment retourner, au Nord du Sichuan et au sud du Gansu, pour finir à Xining, la capitale du Qinghai, avant de regagner le Yunnan, côté Nord-Ouest, haut dans les montagnes toujours. Tout cela chez les Tibétains, pour ne pas dire au Tibet, car si administrativement la province du Tibet s’arrête aux frontières de ces quatre autres provinces, culturellement elle déborde largement.

Les Tibétains considèrent qu’ils ont trois régions, et chacune a ses costumes et ses architectures propres. Ceux que l’on croise dans le Sichuan et le Gansu sont certainement très impressionnants, de véritables cow-boys, plus grands, plus baraqués, le nez plus allongé, et plus délurés aussi que les Chinois : sans aucun doute, ceux-ci ont pu avoir peur quand ils les ont vus apparaître, barbouillés de noir et crasseux par-dessus le marché, dans leurs grandes bottes et grandes robes enturbannées… Certains ne parlent pas le mandarin ; par contre, le flamand, l’espagnol, s’il le faut… Et bien sur l’anglais, qu’ils ont été, pour nombre d’entre eux, apprendre en Inde.

Le voyage dans ces coins là implique un amour forcené du bus, et même en cherchant bien, on ne trouvera pas un trajet qui puisse éventuellement commencer plus tard que 6h30, et s’achever plus tôt que 18h, même si la prévision d’arrivée était estimée à 12h ou 15h… Mais heureusement on est sûr de ne jamais s’ennuyer, il y a toujours de quoi pimenter un peu la curiosité : l’occasionnel camion renversé sur le bord du chemin, qui nous rappelle l’occasionnelle possibilité du bus retourné ; l’occasionnelle traversée de yaks, signalée par des panneaux dans un chinglish du plus grand effet, « Zoology channels » ; le non pas occasionnel, mais généralisé, nuage de fumée, ponctué de crachats rocailleux, et les tout aussi généralisés hurlements des petites radios-téléphones portatives, la version collective du lecteur mp3, bien individualiste quant a lui, après réflexion : quand on peut faire profiter les autres, pourquoi se priver ?… Et bien sûr les occasionnels vomissements de la population féminine, un trait incontournable de tout trajet en bus chinois qui se respecte.

Assise contre un moine, et dévisagée plus que ponctuellement par l’œil intrigué, en coin, d’un Tibétain au long nez, je n’ai trouvé, outre qu’à songer à emprunter le chapelet tranquillisant de mon voisin, qu’à serrer les fesses et retenir mon souffle quand, pour changer un peu des lacets en fin de compte pas si vertigineux de la route, le chauffeur a opté pour un raccourci, une piste de sable coupant à pic, perpendiculaire à la pente – tout schuss, comme on dit…

Celui-là n’a pas eu la déveine de rencontrer les flics, mais d’autres l’ont parfois, et au milieu d’un paysage grandiose, sous le chaleureux soleil de midi (au frais, l’expérience aurait été moins épatante), nous avons pu, au cours d’un autre de ces fameux trajets, attendre patiemment notre chauffeur, embarqué quelque part par une paire de flics embusqués, pour cause de surcharge pondérale du véhicule… Quand il est finalement revenu et que nous avons pu reprendre la route, il n’y a plus eu qu’à s’arrêter sept fois, pour quatre réparations du moteur et trois passages classés « délicats », où les passagers surnuméraires (remontés à bord malgré la première intervention policière) devaient descendre, continuer d’avancer à pied, en courant ou à bord d’un tracteur, avant de remonter quelques centaines de mètres plus loin. L’avantage de ces pauses impromptues est qu’on peut, en groupe, les hommes en amont et les femmes en aval, aller faire pipi au bord de la route de temps en temps, ce qui est bienvenu quand les pauses toilettes ne sont pas officiellement prévues dans la feuille de route.

Ce voyage me donne l’occasion de poursuivre sur le volet du tourisme en Chine, et de ses diverses applications. Après tout, le tourisme des Chinois dans leur propre pays, en attendant qu’ils ne se lancent à l’assaut des autres territoires (et alors là, ceux d’entre vous qui éventuellement travaillent dans l’hôtellerie, better get ready…), se développe de 20% chaque année, et inclut des catégories de plus en plus variées. Cette fois-ci, nouveauté par rapport à mon dernier voyage en Chine il y a trois ans, j’ai pu faire connaissance du volet « nouvelle jeunesse », une catégorie bien spécifique, dont voici les grandes caractéristiques : on a entre vingt et trente ans, on se déplace avec ses potes, ou on les trouve sur Internet ; on s’équipe de fond en comble (y compris en Quechua, ce qui prête à confusion : jusqu’ici le Quechua landmark permettait de repérer les Français, bien exclusivement…), et on squatte les dortoirs des A.J.[1].

A quoi reconnaît-on qu’un Chinois a investi les lieux dans un dortoir ? A une myriade de petits sacs plastiques, des micros serviettes éponge qui sèchent partout, tout un bazar dont on se demande comment il peut rentrer dans le micro sac à dos et ses micros sacs annexes, mais à force de pliages et rangements tonitruants, soyez assurés que c’est possible. On peut même faire rentrer les divers cordons de lecteur mp3, appareil photo, téléphone portable (on veille à ce que celui-ci ne soit jamais à court de batteries, pour être à même de sonner en pleine nuit si nécessaire) qui rampent partout le long des murs et des lits superposés. Et le paquet de cigarettes entamé confortablement sur l’oreiller (mais par grande politesse on a quand même utilisé un cendrier : on est entre gens civilisés, après tout…). Par contre, il ne semble jamais y avoir trop de place pour la lampe de poche, accessoire barbare et réservé sans doute aux laowais, et si peu utile quand il suffit, à toute heure, de tourner l’interrupteur du plafonnier pour que lumière se fasse…

Autre évolution certaine, depuis les années 70, du backpacking, la désormais immanquable Route du Pancake : un cordon continu, d’étape en étape, pour le traveller qui parcourt le monde, et qui lui permet de se rassasier dignement, et d’éviter surtout les spécialités locales (mais là-dessus je ne devrais plus rien dire car je me suis moi aussi laissée entraîner au charme du pancake ; pour ma défense cependant, je dirais que mon cas le mérite un peu, après un an sur place déjà, je sature gravement des délices huileux proposés dans les environs…). Le jeune touriste chinois qui suit lui aussi la Voie, donc, tente de s’adonner à sa façon au jeu. Commande ainsi, et avale, pêle-mêle, yaourt, chocolate cake, spaghettis bolognaise, frites… Il n’hésite pas à user de ses baguettes pour attraper les morceaux de l’apple pie qu’il a savamment lacéré au préalable. Et sort son thermos de thé pour arroser le tout, parce que faut pas pousser. Si par hasard lui prend l’envie d’un expresso, il le gobe éventuellement en apéritif, avec un float de vanilla ice cream pour la touche sucrée, et un verre de thé pas trop loin. Voilà qui rend créatif… Je pense cela dit qu’un Chinois en Europe pourrait s’en donner à cœur joie dans les restaurants dits « asiatiques », en termes d’observations du même type.

Pour finir, je dirais que j’ai un peu tenté, avec ce voyage, de rallier l’extrême bord Sud de la Chine et son acolyte du Nord, sur une ligne qui coupe en deux moitiés le pays, à la marge du grand Est han, et aux abords du grand far west multiculturel qui s’étend de l’autre part. Et que j’ai pu constater qu’à longitudes égales, habitudes égales, parfois, Kunming et Xining pourraient être sœurs, à 2000 mètres et des poussières chacune, peuplées de Huis chapeautés de blanc et faisant rôtir des petits pains ronds, sirotant du yaourt quand le cœur de la Chine han se repaît de soja fumant, brassant quelques minorités, les laissant faire leur apparition parfois au coin des rues. Kunming brasse plus, cependant, de ce côté là, et chante plus, et se couvre de fleurs. Xining cultive les criquets, et le ba bao cha (le « thé aux huit trésors »). On achète un criquet dans un petit panier rond comme une balle tressée, et on le regarde, avachi langoureusement, en sirotant un thé plein de fruits secs sous une armée de parasols et de petits arbres ombrageux.

Les deux villes ont leur lot de mendiants, on exhibe les corps déformés, les enfants paraplégiques, les brûlures. Les Chinois regardent, de leur curiosité hébétée habituelle. Comme ils nous regardent, nous, les laowais… Tout ce qui a le malheur d’être différent, de s’éloigner de la norme, du Milieu de l’Empire, les laisse pantois. J’ai parfois l’impression que la vue d’un étranger les laisse, comme beaucoup de choses, sans voix : sans commentaire. Quant aux mendiants et aux estropiés, peut-être est-ce après tout la façon la plus honnête d’aborder la question, directement, sans politesse ni fausse pudeur ? Quoi qu’il en soit, il me semble qu’à mesure que je comprends leur langue et leurs habitudes, c’est l’écart qui nous sépare que je mesure…

Tout en mesurant l’écart qui me sépare aussi de la France, et l’intervalle où j’ai l’impression de me situer en ce moment, entre les deux. Ces vacances ont aussi été l’occasion de réfléchir, et d’élaborer des projets. Et parmi eux, celui de revenir à Paris trois ou quatre mois, l’été prochain, non en touriste de passage, mais pour travailler, histoire de vous retrouver tous (et quelle joie à cette idée !) en étant moi aussi active, et de renflouer les caisses avant de revenir ici ; l’autre moitié du projet, c’est de m’installer à Dali, au Nord-Ouest de Kunming, d’ici quelques mois.

Ce joli plan a encore un peu des accents de « Perette et le pot au lait », car il s’agit de trouver le moyen d’être à Paris quelques mois sans payer de loyer, et je commence à élaborer des solutions, parmi lesquelles acheter un studio et le louer à la semaine le reste de l’année. Il y aurait aussi l’idée d’échanger ma maison quelques mois avec quelqu’un qui souhaiterait venir en Chine (peindre, par exemple, ou écrire : Dali est l’endroit rêvé pour ça…). Ou toute autre idée, et je mets vos créativités à contribution (mais pas vos intimités : pas question de venir squatter vos canapés quatre mois, rassurez-vous !) : toute solution ou piste lumineuse bienvenue !

En attendant, bonne rentrée à tous ! J’espère que l’été a été bon et reposant. Aux joies de la reprise à présent, donnons-nous du cœur à l’ouvrage…


[1] Auberges de Jeunesse : volontairement laissé sous forme de sigle, pour rester dans l’esprit « backpacking »…

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Paresse touristique

Je suis restée muette un moment encore… C’est qu’il s’agit d’augmenter la vigilance, à mesure que certaines choses menacent de rentrer dans l’ordre du banal, et que l’œil en profite pour glisser discrètement vers un état de paresse confortable… Néanmoins, la Chine n’a pas fini de me surprendre, et je vais tâcher de continuer le travail, quitte à fouetter mon œil de temps en temps s’il le faut…

J’ai également été assez occupée dernièrement à concevoir, enfin, la version illustrée de ce blog, et je suis heureuse de pouvoir mettre en ligne aujourd’hui quelque chose d’un peu plus visuel[1], après presque un an de spéculations verbales.

Afin de stimuler l’œil et le cœur, pour rester médicalement correct comme on le fait assez spontanément en Chine, je me suis penchée un peu sur la question du tourisme, et du « allons voir ailleurs si l’air est plus pur »… Cela m’a menée à participer à un voyage organisé par l’école, à Chengdu, la capitale du Sichuan voisin. Le 1er mai est une fête importante, la troisième occasion pour les Chinois, après la Fête Nationale d’octobre et le Nouvel An de février, de pratiquer ce sport intéressant : le déplacement de masse et la consolidation, à coup de photoreportages et d’investissement tonitruant des lieux, d’un certains nombre de lieux de mémoire sûrement essentiels pour les générations futures.

Le 1er mai, qui donne son nom à un certain nombre de rues à travers le pays (Wu Yi Road[2]), est bel et bien ici aussi la fête du travail. Que fait-on donc quand on obtient, par décret du gouvernement provincial, cinq jours d’arrêt ? On va fêter ça avec son « unité de travail », autrement dit avec ses collègues, et ses patrons, avec qui il est bienvenu de trinquer, voire de se retourner la tête, en tout cas de passer du temps, à défaut de parler. La notion de « devoir » est bien implantée dans le monde du travail, peut-être même dans la société après cinq heures du soir, et pour le 1er mai on s’en donne à cœur joie pour célébrer ça, une véritable ode au travail sous sa forme sucrée, le loisir…

Nous voici donc embarqués, sept professeurs étrangers et à peu près autant de responsables chinois, dans une série de minibus, d’avions et de télésièges (la forme extrême-orientale de ce qu’on appelle chez nous randonnée), pour quatre jours de loisirs forcés, au rythme effréné de six heures quarante le matin, à vingt-deux heures le soir, avec force pauses restauratrices dans l’intervalle, pauses shopping, pauses clichés de groupes, et pauses toilettes collectives, histoire de vraiment tout partager.

Le processus a déclenché chez ce noyau d’Occidentaux une réaction choc, voire des réactions totalement inattendues, de retour aux joies adolescentes de la fugue, du pétard dans la chambre d’hôtel, et de la beuverie systématisée sur quatre nuits, suivie de journées zombiesques derrière le drapeau et le haut-parleur 100% chinois du guide, qui se fichait pas mal d’ailleurs de savoir si ses longs monologues en mandarin atteignaient ou non le cerveau de son public… Dans un sursaut presque guerrier, l’individualisme occidental s’est donc réveillé, et dévoyé dans une forme tout aussi lamentable du group effect, pas tout à fait celle qui était attendue pour l’occasion, mais néanmoins assez plaisamment lamentable.

Cela m’a valu une vision de Chengdu totalement différente de celle que j’avais eue il y a trois ans, où j’arrivais, sac au dos, de mes plateaux tibétains, et me contentais d’arpenter à pied et en vélo la ville, qui m’était apparue comme un réseau de ruelles fumantes et odorantes, de maisons de thé chantantes, et de trafic aléatoire autour d’une grande place où trônait la statue de Mao. J’avais néanmoins tenté à l’époque une excursion prioritairement touristique, pour aller voir le Bouddha géant de Leshan, mais étais vite rentrée m’occuper de mes moutons, après ce petit épisode grégaire passablement édifiant.

Cette fois-ci, Chengdu s’est révélée non plus un réseau, mais un quadrillage, d’avenues toutes plus larges les unes que les autres, séparées en leur centre d’un garde-fou – et bien fou, à vrai dire, celui qui s’aventurerait à la traversée… Le café long en grain de Starbucks distille son odeur sur les trottoirs larges de six pieds, et Mao, bien lui en soit pris, respire sur une large esplanade piétonne, sous laquelle vibrent les pots d’échappement et les autoradios. Nous avons visité la maison du poète Du Fu, tout à fait inspirante, même sous la pluie, et à côté, flâné dans « snack street », la version reconstituée de ce qui pourrait être la « vieille ville », mais entièrement sortie de terre dans les années 2000, et où l’on a astucieusement rassemblé, dans des échoppes, l’intégralité des « snacks » disponibles à Chengdu, et dans le Sichuan tout entier, possiblement. Comme ça on n’a plus à se décarcasser pour découvrir soi-même les choses, au hasard de pérégrinations aléatoires : simple, rapide, efficace.

J’avoue avoir cédé lorsqu’il s’est agi, sous le soleil exactement, de pérégriner à la queue leu-leu le long d’un circuit auto-piétonnier (version non motorisée du circuit auto-routier), entre les arbres d’abord, où chantaient dans les haut-parleurs de petits oiseaux apaisants pour l’esprit, puis le long d’une première rampe en colimaçon (du type de celles que l’on a spécialement designées pour arranger l’organisation des files d’attente), pour atteindre un micro-ferry et traverser un micro-lac (durée totale de l’opération : 1h30, là où le contour du lac aurait pris 12 minutes à pieds), et enfin rejoindre la deuxième rampe en colimaçon, celle qui mène au télésiège. Mais celui-là, je ne l’ai pas vu, car un besoin impérieux de fugue s’est fait sentir, et j’ai rejoint, au terme d’un laborieux parcours retour, une bienveillante maison de thé – il en reste donc à Chengdu, Dieu soit loué, et l’on peut toujours, comme au bon vieux temps, s’y faire nettoyer les oreilles à l’aide d’un outillage de ramoneur miniaturisé, et d’un diapason vibrateur qui, paraît-il, peut provoquer des sensations dignes d’un orgasme. Restant fidèle à mes coutumes d’hygiène personnelle en matière d’ORL (et en matière d’hygiène générale en Chine, quoi qu’il en soit…), je n’ai pas tenté l’expérience, mais il est intéressant d’observer les gens en train de se soumettre au ramoneur, et de guetter les signes éventuels d’une capitulation au plaisir – mais de ce côté là, les Chinois ont de l’endurance, et l’expression émotionnelle est une affaire bien contrôlée par ici…

A ce propos, j’ai pu observer au cours de cette première année ce que j’espère pouvoir continuer à étudier au cours des mois prochains, à savoir, les codes de la séduction en Chine. Ayant commencé à arpenter les boîtes de nuit de Kunming, il s’avère que « Tomber la chemise » n’aurait peut-être pas tout à fait le même succès ici, où le rythme semble bien passer jusque dans le sang des gens, mais une fois mêlé à une sacrée dose de bière, et après un parcours qui le laisse, il faut peut-être dire, anémié. On garde donc sa chemise, et on bouscule, le regard fixe, comme on bouscule, après tout, tout au long de la journée, à Wal Mart, dans le bus…

Je réalise de façon criante combien le flirt est dans l’air de France… Point de ça ici, on reste pudique dans ses plaisanteries, ou alors on aborde la technique inversement proportionnellement directe : « I love you », d’entrée de jeu, ou, autre version également répandue, « Qu’est-ce que tu penses de la sexualité ? », interprétation probablement mal comprise du si mondialement connu, romantique, « Voulez-vous coucher avec moi – ce soir ? »… Reste à savoir si ces techniques d’approche sont réservées aux Occidentales, animaux étranges autour desquels gravitent toute une pléiade de légendes, ou si ce sont des stratégies usuelles, l’art de la guerre sexuelle…

Autre effet problématique de ce manque absolu de glamour, l’organisation d’une fête, pour laquelle il faudrait sans doute lutter d’arrache-pied afin de maintenir un esprit, disons, « de charme », sans retomber inévitablement dans la combinaison « lumière blafarde – alcool de riz blafard – flashes d’appareils photos blafards », sur fond de monceaux d’épluchures et d’écorces de graines répartis entre la table et le sol, devenu de toute façon impraticable pour toute forme de danse ou de sitting un peu plus détendu… Il reste à inventer une forme intermédiaire et inédite de la fête ici, hors les murs par mesure d’hygiène, mais pas non plus dans d’autres murs déjà trop aguerris à l’esprit de néon blafard, karaokés et autres bars « à graines » (où le sol est officiellement dédié au crachat d’épluchures). Je songe à la montagne, derrière, ou à l’un des chantiers qui fleurissent dans les alentours, à condition de viser les quelques heures profondément nocturnes où l’on arrête d’y travailler…

Le mois était donc à la fête, mais pas seulement. Je suis partie à Lijiang, dans le Nord du Yunnan, refaire une randonnée que j’avais faite il y a trois ans, et qui avait sans doute contribué à mon amour du Yunnan et à mon envie d’y revenir : la Gorge du Saut du Tigre, en version abrégée cette fois, sans la partie échelles qui m’avait valu de tester ma résistance au vertige la dernière fois (un agréable passage aménagé à l’âge de pierre, se pourrait-il, où pour la modique somme de 5 yuans versée à une femme guettant là le touriste aventureux et lui servant auparavant un bol de nouilles bien relevées, on pouvait, à l’époque, se payer une frayeur adrénaline digne de Luna Park et de Schwartzy et Rocky réunis, le long d’une série d’échelles rouillées incrustées en contre-plongée dans la falaise, sur fond musical torrentiel de Yang Tsé déchaîné, en contrebas…).

Forte envie, une fois là-bas, de prolonger sur la route du Tibet, mais l’attrait de mes élèves et du travail était trop fort, j’ai donc repris les cours après cette interruption bienvenue de quelques jours, et abordé la phase finale du semestre : les examens…

Le sujet ne sera pas « Eloge de la paresse », il a déjà été traité, et puis je ne sais pas s’il permettrait de recaser aisément les habituelles cinq phrases globalement retenues, à savoir « there are four people in my family », « in my spare time, I like playing computer games » (quoique, cette phrase là pourrait coller…), « my hometown is very beautiful » (but I can’t say why), « I think school is very bored » (boring ; mais le concept de préfixe-suffixe a du chemin à faire avant de s’imposer dans un esprit moulé aux caractères chinois…) et « I am from Kunming of Yunnan » (la façon chinoise de présenter une localité ; à mon oreille, ça sonne un peu comme si l’on voulait s’assurer que l’on parle bien du même Kunming, au cas où, comme pour Paris, il y en aurait un au Texas…).

L’une des professeurs américaines d’ici me faisait remarquer, hier, que sans doute l’apprentissage massif de l’anglais par les Chinois et leurs capacités créatives, pour le coup, inouïes en matière de chinglish[3], allaient bien finir par transformer la bonne langue anglaise… Les Américains vont-ils devoir se doter, eux aussi, d’une Académie pour parer aux dérives ?…

A propos de chocs des cultures et de moqueries sur nos institutions pleines de charme et notre approche romantique de la vie, je vous recommande le film « Les Chinois à Paris », de Jean Yanne. J’ai bien ri. Les Chinois devraient le regarder aussi, pour se décomplexer face à la pseudo exception française du charme et de la délicatesse, et apprendre à discerner, derrière le mot « français », l’appellation « gaulois »… A compléter avec « Balzac et la petite tailleuse chinoise », pour une version plus historique, mais aussi plus idéalisée, de la rencontre des deux cultures…

Il reste trois petites semaines de cours d’ici les vacances. La période est aux déménagements, huit des onze professeurs étrangers partent pour de nouveaux horizons, et commencent à emballer, expédier, distribuer… A mon tour donc de me retrouver dans la position, appréciable cette année, de rester et de récupérer tout un tas d’articles de consommation, dont je dois freiner l’irruption si je veux garder un appartement vivable et ne pas être ensevelie à mon tour quand viendra le temps de bouger… Je sens l’inquiétude de ceux qui partent de savoir quoi faire de leurs marchandises, retrouve mes tracas de l’année dernière à ce propos, et écoute avec amusement l’un d’entre eux me vanter les mérites de cette lampe de poche multi-fonctions, transistor et boussole, et amphibie sans doute aussi, l’indispensable outil de survie dans un monde de fous de consommation…

Je finirai là ce dernier post de l’année universitaire, avant de vous raconter, je l’espère après l’été, un voyage quelque part en Chine, ou ailleurs… Je commence à faire des rêves et à élaborer des projets, mais fidèle de ce côté là, de plus en plus, à la technique chinoise, ne déciderai qu’au dernier moment… Il se pourrait bien toutefois que je me porte cette fois vers les hauteurs, histoire de prendre un peu le frais, et de prendre un peu d’altitude aussi par rapport à ces premiers mois d’avancée, cahin-caha, vers « ma Chine revisitée » : ré-abordée, redessinée, et peut-être un peu plus, chaque jour, démystifiée…

Bon été à vous tous d’ici là ! Et merci de vos encouragements et commentaires, et de ce dialogue merveilleux cette année via le blog et les autres canaux de communication dont la technologie a le mérite de nous parer…


[1] Des dessins et croquis, réalisés au fil des mois, dans le Yunnan et ailleurs en voyage.

[2] Wu, « cinq » et yi, « un ».

[3] « Chinese English », l’équivalent chinois de notre franglais

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Full mind party

Ca parlait tellement dans ma tête, en français, en anglais et même en chinois, que j’ai décidé de tenter un nouveau langage : le silence. Très éloquent parfois, très bruyant à sa façon, très pratique dans ces pays d’Asie où il semble bien que, à défaut de le trouver dans l’environnement immédiat, les gens soient capables de le générer à l’intérieur d’eux-mêmes.

J’ai donc mis le cap sur la Thaïlande, armée de deux t-shirts et de deux pantalons, et de mon livre de chinois car j’avais du mal à renoncer, tout de même, à mon apprentissage forcené de la langue du Milieu, et gardais un fond de scepticisme quant à ma capacité à chercher trop longuement ce silence promis…

Après révision de la géographie locale, il s’est avéré que la Thaïlande ne touchait pas la Chine, même si elle semble lui avoir laissé comme un morceau d’elle-même, dans le Sud du Yunnan, dans ce Xishuangbanna peuplé de Dai à l’écriture simili-nouillesque et au goût prononcé pour le piment, la citronnelle et les feuilles de bananiers. Le chinois, avec ses quelques sonorités démultipliées par quatre tonalités, arrive toujours à redonner un peu de poésie han à des noms forgés d’un autre air : sipsawng pa na, « douze provinces rizicoles », devient ainsi quelque chose comme « la double terre ajoutée à l’Ouest », ou « le territoire de l’Ouest aux deux têtes solidement adjointes », mais c’est là mon interprétation, les caractères chinois offrant quant à eux des possibilités bien plus larges de laisser libre cours à son imagination…

Pour rejoindre le cœur du Royaume des Eléphants, et la source originelle d’où s’écoulent ces sonorités en forme de nouilles, il faut descendre le Mékong. Ou survoler la jungle, mais j’ai opté quant à moi pour la version longue, avec changements successifs de décors, jusqu’à Chang Saen, dans le Nord de la Thaïlande. Ayant péniblement tâché d’obtenir des informations valables sur le sujet, je me suis lancée un peu au petit bonheur la chance, jusqu’à Jing Hong, la capitale du Xishuangbanna, dans un premier temps, puis jusqu’au fin fond de la Chine du Sud, le port le plus méridional qu’on ait pu inventer sur cette partie chinoise du Mékong, le point, à vrai dire, où celui-ci change de nom, de Lang Cang River, à Mékong… Guan Lei est le nom de ce charmant port de pêche, où l’on ne pêche pas grand-chose il faut dire, si ce n’est des containers et des caisses en polystyrène. « Guan » veut dire fermé, et « Lei », fatigué, mais là encore je ne voudrais pas accorder trop de crédit à mon imagination pour l’explication sémantique de ce joyau de la jungle sino-birmane…

Fermée et fatiguée, c’était plutôt l’état dans lequel j’étais moi-même, car dans un autre état d’esprit, Guan Lei aurait été le genre d’endroit où j’aurais adoré passer plusieurs semaines, un endroit dubout du monde, où l’on se demande ce qui peut amener certains à vivre, où les âmes qui tournent ensemble chaque jour au rythme de la vie quotidienne pourraient être tombées là comme des graines un peu lourdes dans un sac de bulles ou de paillettes, des résidus agglutinés au fond de la poche, quand le reste se passe en haut, au Milieu, dans la foule active du grand Empire. Des poussières d’aimants, sinon, attirées par des frontières de métal, collées là comme des poissons contre la vitre d’un aquarium. En tout cas il n’y a plus rien derrière la limite, le fleuve marque la fin, et le long du fleuve il faut vivre, installer une rue ou deux, quelques palmiers nains pour une illusion d’ombre l’après-midi, un marché miniature où s’étalent les habituels abats et les bassines fleuries, des restaurants comme toujours trop nombreux, pour pouvoir entre soi changer ses habitudes…

Guan Lei est peut-être l’un des rares endroits en Chine où les habitants se connaissent tous entre eux. Si un étranger débarque, il n’a pas besoin d’être blonde, seule et femme pour être repéré. Si par hasard il cumule par ailleurs ces trois caractéristiques, alors c’est gagné, dans la poche, il devient la source d’occupation des regards, l’objet pratique pour rafraîchir un peu les yeux et les conversations, l’objet marchant et respirant peu identifié.

A Guan Lei j’ai eu l’occasion de pratiquer mon chinois, mon « putong hua »[1] version école de Pékin, avec des chauffeurs de camions et des marins, ces deux populations se rencontrant en ce point, sous le soleil très exactement, le matin à quai pour transférer les caisses, à la chaîne, des barges aux poids lourds et vice-versa, et le soir sur les rivages d’un verre de bière, chantant parfois tard dans la nuit sous les écrans des karaokés dissimulés aux coins des rues… Trois d’entre eux m’ont tirée d’une solitude légèrement pesante en m’invitant à dîner le deuxième soir ; ils se relayaient au volant d’un camion de piments thaï, jusqu’à Chong Qing dans le Sichuan. J’ai regardé avec fascination, les matins, ces échanges de marchandises sur les bords du quai flambant neuf, une portion bétonnée de frais du Mékong, grandiose volée d’escalier jusque sur cette rive encore torrentielle ; le fleuve est étroit et fougueux à cette latitude. Et en face, c’est la jungle, à portée de bras semble-t-il, c’est la Birmanie, une touffe épaisse de forêt sous la brume, un mur derrière lequel, peut-être, chantent des lumières et des foules colorées, mais là encore seule l’imagination peut prétendre secouer l’âme embusquée sur la rive, la brume qui dort là jusque tard dans la matinée…

Pourquoi venir jusqu’à Guan Lei, en minibus pas tout à fait 4×4, à travers la forêt et les plantations de thé et de bananiers, en retenant contre ses genoux une famille entière en tenue, comme on dit, minoritairement ethnique, montée en cours de route car après tout, on respirait un peu trop bien dans cet habitacle sous exploité spatialement parlant ?… Par espoir d’y pouvoir embarquer sur l’un de ces cargos, et de descendre le Mékong à petite vapeur, deux jours jusqu’en Thaïlande…

Espoir déçu, car les temps ont changé, on parcourt désormais cette portion du fleuve en 4×4 nautique : obligation d’embarquer sur une vedette, mouette blanche qui surgit là deux fois par semaine, en provenance de Jing Hong (j’aurais donc pu malencontreusement rater la visite de Guan Lei…). Guan Lei vous dit au revoir du haut de ses berges majestueusement bétonnées, flanquées à gauche du bâtiment des douanes, à droite de l’Amirauté, deux magnifiques spécimens d’architecture cubesque rehaussés de pseudo-toits triangulaires xishuangbannesques. Quand il finit par vous dire au revoir, car les adieux prennent parfois plus de temps que prévu, ou qu’espéré : si le bateau arrive un peu tard, ou si par exemple l’un des passagers de Jing Hong a quelques problèmes côté passeport, ou les deux à la fois car après tout nul ne sert de chercher l’explication finale, tout le monde est invité, après une matinée passée à bord entre soi (dix personnes) et un délicieux repas refroidi dans une barquette de polystyrène, à ré-enjamber trois cargos, remonter à quai et découvrir (ou redécouvrir…) Guan Lei, vie nocturne y compris car la compagnie offre la chambre d’hôtel jusqu’au lendemain matin… On ne parcourt pas le Mékong à n’importe quelle heure, en effet, j’avais déjà expérimenté ça au Laos : c’est départ matinal ou rien, faute d’éclairage autre que galactique…

La vedette avait tout de même l’avantage d’avoir apporté, de Jing Hong, quelques autres objets marchant et respirant faiblement identifiés, la plupart chinois, mais aussi un couple de Canadiens, avec qui j’ai eu la joie de pratiquer mon québécois, et qui ont su apprécier, je crois, mes talents de guide touristique incollable sur Guan Lei.

Tout ça pour ça, quatre jours déjà depuis Kunming, et la voici, la Thaïlande ! Adieux des amiraux de Guan Lei, et bienvenue, côté thaï, d’un immense Bouddha assis sur un char doré et pailleté, souriant, à peine gêné de tant de fastes, quand quelques heures auparavant c’était l’austérité des administrations cubesques et la rouille humide des cargos, puis la sobriété naturelle des maisons laotiennes, dont les toits de palme se confondent dans la forêt, tandis que les sarongs de leurs habitants au bain se fondent dans les eaux du Mékong…

La Thaïlande, c’était soudain les couleurs, les odeurs, la chaleur, les épaules qui redescendent après trois mois de froid congélatoire à Kunming, le rose du coucher de soleil et l’or du Bouddha qui semblaient tout envelopper, donner un goût de guimauve et de coco aux choses, faire étinceler les sourires des gens, faire remonter le mien de je ne sais où, bêtement, à l’intérieur… En une heure j’étais à Chiang Rai, dans un bus bondé certes, mais capitonné de rose, empli d’une musique lancinante, le long des rizières où se reflétait le soleil descendant. La douceur partout, la démarche qui se déhanche naturellement. La Thaïlande…

Je ne savais pas trop ce que je venais faire là cette fois-ci, sauf que j’allais tenter d’étudier la méditation, et retrouver cet ami thaï, Silapa, rencontré au Laos six mois plus tôt. Finalement, un mois plus tard, j’ai refranchi la frontière avec quatre semaines de voyage dans les pattes, des kilomètres de bus, de train, de voiture et de taxis collectifs, des maisons grandes ouvertes et des nattes un peu partout pour dormir, des bruits de forêt, des feux de bois sous le ciel étoilé, des douches dans les gares, des heures d’attente et d’observation, des vies fortes et variées, croisées et partagées, parfois le temps d’un sourire, parfois un peu plus…

Je n’ai pas fait d’efforts pour apprendre un mot de thaï, plutôt beaucoup d’efforts pour tenter d’oublier trop de mots de chinois agglutinés dans ma tête, et tout ce qui pouvait polluer avec par la même occasion, pour essayer de pratiquer ce qui pourrait bien être – ça, et non pas un désir hollywoodien de plaire, ni un besoin d’entretenir les clichés pour nourrir la manne touristique – la source de la culture thaï, de ces sourires dont la gratuité nous surprend, de ces corps déliés, de cet art de partager l’espace avec les plantes, et les plats avec les autres, de cette patience qui rejaillit partout, à savoir, l’attention, le « mindfulness » comme dit si bien l’anglais, la présence aux choses, aux gens et aux événements…

Je ne raconterai pas le détail de ce trajet zigzaguant à travers la Thaïlande et sur le chemin tout aussi sinueux de la mindfulness, mais disons, pour faire bref, qu’entre les nuits de train et de bus, il y avait quelques pauses, et que l’une d’entre elles fut un séjour de dix jours dans un monastère, à partager le rythme des moines et les offrandes quotidiennes des villageois, à tacher de pratiquer le mindfulness dix-huit heures par jour, et à veiller à vivre en bonne harmonie avec les grenouilles, les fourmis volantes et les araignées dans la salle de bain.

Nous commencions la pratique de « sitting » quotidien à 3 heures du matin, occupions le lever du soleil à balayer, en toute mindfulness, les feuilles des grands arbres de la jungle que les oiseaux avaient secouées pendant la nuit, faisions un repas par jour, à 8 heures, lorsque les moines étaient allés quêter de quoi remplir leurs bols et ceux de leurs assistants-méditants, nous autres profanes venus nous frotter un peu à l’expérience monastique, et organisions le reste de notre journée comme nous l’entendions, entre halls de prière ouverts sur la forêt et kutis carrelés, ces cellules où nous dormions, individuellement, sur une natte tressée et sous une moustiquaire (j’avoue avoir commis une erreur irréparable lorsque, fatiguée de me faire attaquer sauvagement par des armées de fourmis pourtant dans leur total, n’est-ce pas, libre droit d’exister, mais qui avaient compris que la moustiquaire ne les concernait pas nécessairement, j’ai imaginé d’utiliser mon « Insect Ecran spécial textiles », retrouvé par hasard dans une poche de mon sac, pour un léger spray sur la bordure externe de ma natte de sommeil : les colonies de fourmis se sont transformées, le temps entier de la retraite, et ce malgré mes balayements répétés et coupablement méditatifs, en rangées de soldats décimés, sur le carrelage sacré du kuti… J’en ai conclu, outre que j’avais failli lamentablement à la loi du monastère et à ma capacité supposée à travailler la résistance à la douleur, à la démangeaison et au chatouillement, que l’Insect Ecran était une vraie saloperie, et que déjà le karma se vengeait probablement, en m’ayant fait dormir, moi aussi, le nez sur cette infâme dérivé, tout compte fait et ni plus ni moins, d’un pesticide en mal de vacances et d’air tropical…). Voilà en tout cas, toute digression mise à part, une retraite qui avait de quoi décaper sérieusement un surplus éventuel d’agitation mentale sino-sonore, tout comme la croyance erronée en la vertu dite inégalable du sommeil réparateur : une bonne dose de méditation, et vous ne sentez même plus l’envie d’aller vous coucher sur un carrelage natté…

Parmi les autres techniques éprouvées pour développer le mindfulness, j’ai pratiqué le remplissage manuel de capsules de plantes médicinales, en tailleur sur une natte, là encore, ou sur un trottoir de Bangkok ; la balade nocturne en forêt où il s’agit de garder son sang froid et de ne penser ni aux serpents, ni aux tigres, et encore moins au froid ; le trajet en pick-up à deux dans un mètre cube fermé à l’arrière, de 20h à 7h le lendemain matin, avec une pause toute les trente minutes environ, histoire de ne vraiment pas dormir, de goûter à toute la gamme de snacks et autres boissons exotiques éventuellement disponibles dans le pays, et de prendre le temps de sentir, degré par degré, l’évolution climatique du Nord vers le Sud…

Peu à peu, le brouhaha chinois s’est calmé dans ma tête, j’ai tout de même eu l’occasion de sortir quelques phrases dans le Nord, dans un village peuplé de Hans depuis cinquante ans, et également dans la maison de bambou d’une famille, une fois encore, minoritairement ethnique, hameau de femmes perdu dans la forêt, où les langues se croisent, et où sur la télévision qui trône dignement au milieu de la cabane tressée, le karaoké se lit en thaï, en mandarin et en birman…

J’ai voyagé un moment, aussi, avec une Chinoise de Malaisie, qui voulait se faire nonne, et que j’ai accompagnée recevoir ses préceptes d’un moine américain, au Nord de Chiang Mai… La Chine n’était jamais trop loin, finalement, et plus j’avançais, plus je me rendais compte à quel point il était intéressant d’être ici un peu plus en voisine, un peu moins en extra-terrestre… Et qu’elle commençait à me manquer, aussi.

Au bout d’un mois, je me suis envolée pour Hanoi, et j’ai pu retrouver mes parents sur une jonque de la Baie d’Halong ! « Voir Halong et y revenir… », disent les Vietnamiens… Je ne savais pas à l’époque, ni une semaine auparavant, que j’aurais la chance de revoir la baie, en tout cas je veux bien que le proverbe tienne ses promesses une nouvelle fois encore… C’était le Têt, le Nouvel An printanier pendant lequel le pays entier fait voyager des arbres en fleurs, à dos de mobylettes, et se congratule sur l’air joyeux (et, pour nous, un peu « j’ai-du-papier-mâché-dans-la-bouche-mais-je-vais-tâcher-de-ne-pas-l’avaler-de-travers ») de « Chuc Mon Nam Moi ! ». J’ai voyagé avec mes parents jusque dans le Sud, le delta du Mékong, dans un rythme un peu plus staccato, un peu moins au pas de l’éléphant, un peu plus sur l’air du saut de puce, mais il semble que, de toute façon, le Vietnam ait en lui-même un tempo différent de ses voisins d’Asie du Sud-est. Même en finissant par rester, après ce périple d’une semaine du Nord au Sud, huit jours sans bouger au même endroit, je dois dire que la Chine est apparue tout à coup un havre de calme, à l’issue d’un nouveau grand saut de puce en avion, de Saigon à Kunming.

La surprise du moment, c’est que ma mère était de la partie, convaincue de rester huit jours de plus à Saigon, puis de s’envoler avec moi pour Kunming, d’où elle est repartie il y a peu, via Pékin et… le Transsibérien !

Avec elle j’ai redécouvert mon environnement yunnannais, mettant de côté un moment l’apprentissage du chinois, constatant, plutôt, qu’à sédimenter quelque part dans ma tête le temps de ces quelques semaines, il avait fermenté plutôt positivement, et me laissant ré-envahir par ces sons, ces odeurs, ces goûts et ces gens parmi lesquels j’aime décidément beaucoup vivre.

Reprise des cours, signature d’un nouveau contrat pour l’année prochaine, aménagement, enfin, de mon appartement, à présent agrémenté d’un mélange de fausses orchidées thaïlandaises et d’imprimés bariolés chinois. Je constate que je deviens de plus en plus perméable au charme certain des broderies chinoises omniprésentes, qui les premiers temps me chatouillaient désagréablement la vue : je viens même d’investir dans une paire de jeans rebrodée sur les fesses, un atour universel dans le périmètre environnant. La liste des articles introuvables se réduit donc peu à peu ; si l’on sait s’accommoder de certains graphismes, même les pyjamas deviennent envisageables…

Une chose que j’aurais du mal à trouver, et je voudrais profiter de l’opportunité de ce blog et de la ténacité de ceux d’entre vous qui seront arrivés jusqu’ici dans leur lecture, pour faire un appel à contribution, au nom de l’éducation de mes jeunes (et moins jeunes : j’ai ce semestre une classe de professeurs !) étudiants : si vous aviez l’intention, par hasard, de jeter de vieux calendriers illustrés, ou toute image, publicité, tout cliché intriguant ou intéressant, tirés de magazines ou autres, jetez les plutôt dans la boîte aux lettres, avec mon adresse… Les images, dont nous sommes saturés en Occident, sont encore une denrée un peu plus rare ici, et j’ai pu tirer l’autre jour un cours bien intéressant, d’un vieux calendrier Norman Rockwell prêté par un collègue…

Je me demande d’ailleurs si ce plaisir, bien connu chez nous et bien mis en pratique par un Norman Rockwell entre autres, de tirer des images de la vie quotidienne, est une pratique aussi développée ici que chez nous… Prenez un Occidental en voyage : il va mitrailler de son appareil photo tout ce qu’il peut de scènes authentiquement banales, au risque de surprendre un tant soit peu l’autochtone occupé à vendre sa soupe ordinaire, à fumer sa pipe ou à faire pipi. Le Chinois, lui, prendra plus volontiers une scène posée, organisée pour l’occasion, moins soucieux peut-être de fixer l’instant présent, de saisir le passé sur du papier glacé, que de faire valoir la notion de groupe ou d’amitié.

Pour ne pas faillir à ce devoir de témoignage, tout comme aux lois de l’amitié, j’ai pris récemment quelques photos, que je tâcherai tôt ou tard d’uploader sur ce blog, d’un week-end intéressant que j’ai eu l’occasion de passer dans une famille à la campagne, chez les parents de Sophia, ma jeune recruteuse et amie désormais à l’école. C’était la fête de Qing Ming,fête des ancêtres, à l’occasion de laquelle les familles paysannes rendent un culte sur la tombe ancestrale, au milieu des champs, tuant une poule et cuisinant tout ce qu’elles ont de plus abondant, sur le tumulus changé en buffet campagnard. J’ai pensé alors à mes propres ancêtres, qui sans doute vivaient d’une façon proche des habitants de ce village, il y a quatre ou cinq générations. Chez nous, on dit qu’il faut quatre générations pour construire une fortune et assurer une éducation supérieure à ses descendants. En Chine, je me demande s’il n’en faut pas que deux…

Les parents de Sophia vivent dans une ferme en briques de pisée, comme on en voit partout au Yunnan, autour d’une cour où s’ébattent des poules et ronflent, dans un coin, des cochons. La cuisine est, comme dans la cour du monastère où j’avais passé un peu de temps à Dali, dans l’angle droit, au fond. C’est une pièce à ciel ouvert, un quart de sa surface est éventrée par le haut, pour laisser rentrer la lumière, et récolter la pluie aussi sans doute, dans la grande jarre où l’on puise par ailleurs, quand on a fini de la remplir le matin par un unique robinet, des bassines d’eau pour laver les légumes, se rincer les mains, brosser ses dents au-dessus d’un trou percé là dans le sol (Sophia me montre comment on se brosse les dents « à la chinoise » : à l’aide d’un gobelet, empli d’eau chaude du thermos pour moitié, d’eau froide de la jarre pour l’autre : bien appréciable, et je comprends à présent ce rituel du gobelet, partout observé, partout trimballé, même dans les couloirs encombrés des lavabos de trains… Une résurgence de l’ère glaciaire, tout simplement…). Il y a un meuble en fer forgé à côté de la jarre, vague esquisse de meuble disons, quelque chose comme on n’en voit plus trop chez nous à part sur les étals prisés des brocanteurs : des pieds, trois paliers successifs pour poser des bassines émaillées, un petit miroir au-dessus, et tout un tas de brosses à dents et vieux gobelets en plastique pendant là au milieu des toiles d’araignées, comme autant de fleurs sur les volutes sans doute initialement esthétiques de la chose. Je pense à ma trousse de toilette, à mon besoin irrépressible de me tartiner de crème, deux fois par jour, à me garder du soleil, de la crasse, de l’engelure, de la carie, de tout ce que les magazines nous gardent d’approcher de trop près en matière d’hygiène et de para-hygiène, je pense à tout ce que je trimballe, régulièrement, même en voyage, et je regarde la mère de Sophia, et me demande quand elle a pris le temps la dernière fois d’ôter l’intégralité de ses vêtements pour se nettoyer confortablement…

Nous avons passé la nuit dans le train et la matinée dans le bus, avec Sophia, et j’accepte sa proposition d’aller me doucher, quant à moi, le soir, à deux-cents mètres, chez sa tante qui a fait installer une baignoire et un panneau solaire pour l’eau chaude dans un réduit de sa cour à elle. La baignoire est ouverte à tous, semble-t-il ; de toute façon il y a peu d’embouteillages devant la porte, et au vu de l’état des toiles d’araignées qui parsèment jusqu’au fond émaillé du bassin, je comprends qu’il y a peu de souci à se faire concernant l’éventualité d’un autre utilisateur pressé derrière moi. Je ne m’attarde pas cela dit, me livre à une gymnastique bien maîtrisée pour rejoindre directement, du bac, le fond de mes chaussures, sans passer par la case carrelage (lave-t-on aussi les cochons dans cet espace ?…), et rejoins Sophia, qui, elle, se passe de ce cérémonial un peu compliqué. Les toilettes sont un autre lieu de rendez-vous de charme, à pratiquer avec une lampe torche la nuit (ce foutu thé vert sévit généralement de façon inévitable, et encore mieux dans les montagnes rafraîchies du printemps…), derrière la maison par un petit chemin de boue ; on prend la clef, auparavant, sur un clou dans la cour, on s’arme de courage et de papier hygiénique, et on passe le minimum de temps possible dans l’espace confiné du closet, un trou dans l’adobe et pas d’eau… Le son des vaches qui passent derrière, cela dit, un charme certain.

Je passe sur les toilettes publiques de l’école communale, l’autre option disponible et apparemment pratiquée par tous au village − on a la vue la plus imprenable sur les montagnes, il faut dire…

La mère de Sophia et sa tante portent, comme beaucoup de femmes au Yunnan, une casquette bleue, dans laquelle elles ont enroulé tout un paquet de cheveux étonnamment longs, et nattés finement. Un plastron de feutrine et un tablier, plusieurs couches sur et sous leur pantalon noir, pour résister au froid, ou au soleil, c’est selon. Nous préparons les légumes dans la cour, les lavons dans ces paniers recourbés comme des pelotes basques, en plus plats, que l’on voit partout et qui servent entre autres de passoires. Hachons, emballons tout dans des paniers-hottes, que les deux femmes insistent pour porter, tandis que les hommes trimballent des bidons, un poulet, et tout un arsenal que nous essayons de contribuer à véhiculer, Sophia et moi, également. Nous rejoignons la tombe des ancêtres de la famille, dans un champ pour le moment sec et ratiboisé, peut-être une céréale tout juste moissonnée, ou quelque chose à planter prochainement. Sophia et moi allons chercher des gousses d’ail dans le champ du voisin. D’autres voisins passent, gaiement équipés eux aussi, traversent notre espace tombal pour rejoindre le leur, derrière la haie broussailleuse qui s’est vaguement installée entre les deux champs. On commence à cuisiner, nous coupons, détaillons, plumons (les deux hommes, le père et l’oncle de Sophia, ont procédé au sacrifice du poulet un peu plus loin, pour ne pas choquer peut-être mes yeux d’Occidentale, qui plus est végétarienne, le summum de la suprême bizarre étrangeté…), ramassons des brindilles, créons un feu, puis une marmite de soupe, puis une omelette géante au concombre amer, puis tout un tas de mets sautés dans un bidon entier d’huile triplement ré-usée… Au final, les plats sont installés sur le tumulus, on fait de vagues salutations à genoux devant ces échantillons du festin, auxquels on a ajouté des cigarettes et de l’alcool de riz, pour des offrandes plus complètes ; on va saluer les ancêtres des voisins, aussi, et puis on les invite à partager, et aussi ceux qui arrivent à présent, une vieille dame incroyablement vieille, mais qui fume avec un plaisir plus qu’assumé (Sophia m’explique qu’elle dit en effet estimer avoir atteint l’âge où elle peut, enfin, fumer sans autre forme de mauvaise conscience…), les frères et sœurs de Sophia, et leurs conjoints, leurs enfants aussi… Tout le monde partage les plats, sur des bols de riz, dans l’herbe aplanie du champ. C’est totalement incroyable, je n’en reviens pas d’avoir la chance de partager un tel moment encore…

Le soir, on me ressert des œufs, et le lendemain matin aussi, au cas où je n’en aurais pas eu assez : en tant que végétarienne, je leur pose un problème d’étonnement majeur, comment peut-on refuser de manger de la viande ?!… Et comment peut-on survivre, surtout ?… Je mange dix-huit œufs au total pendant le week-end, et diverses autres spécialités huileuses et pimentées comme il se doit, et mets cinq jours à m’en remettre au final, mais l’expérience en valait la chandelle…

Nous passons la soirée dans le salon, avec les parents de Sophia, à qui elle traduit mes tentatives en mandarin, tout en m’explicitant leurs paroles à eux. Le salon est la pièce du fond, au rez-de-chaussée dans la cour. Tout se passe toujours au rez-de-chaussée, dans les fermes chinoises : le premier étage est réservé aux grains, et aux stocks divers d’où la mère de Sophia nous tirera d’ailleurs des trésors de cadeaux, noix, tofu fermenté (un condiment dont je ne peux plus me passer, depuis mon passage initial en Chine déjà…), fruits, au moment du départ. Le salon m’intrigue : ouvert aux quatre vents, noirci comme par deux siècles de fumée et de crasse intensive, il porte quand même une télévision, avec un lecteur de DVD, et une décoration, toute fascinante pour un Occidental en mal de grands mythes, de posters de Mao en technicolor… A part ça, les canapés sont défoncés, et on se fiche bien du confort de toute façon, le tout c’est de pouvoir discuter et fumer un peu, de temps en temps quand même, quand on a bien travaillé…

Nous repartons en bus avec Sophia, pour Kunming où il fait tout drôle d’arriver, après ça, dans le chaos sonore et visuel et les embouteillages cacophoniques passablement oubliés… Le mouvement, surtout : tout semble s’agiter à un rythme que personne ne semble trop mesurer, ni craindre, ni remuer même. « Quand on arrive en ville », comme dirait l’autre, quand on a quitté cet espace statique et séculaire de la campagne, on change, on déplace, on remplace, on s’agite lentement, et puis on recommence ailleurs s’il le faut…

Mon voyage en Thaïlande et au Vietnam me semble ainsi loin à présent, mais néanmoins chaque jour j’ai l’occasion de pratiquer cette notion méditée là-bas, et bien intégrée, sans doute, sur cette partie du globe terrestre, à savoir l’impermanence de toute chose… La rue et le quartier où je vis en sont une incroyable illustration, les changements vont plus vite que les clics et déclics d’un appareil photo, et c’est à se demander si, pour espérer en fixer quoi que ce soit, il ne va pas falloir bientôt s’en remettre à l’imagination, qui seule, peut-être, peut prétendre galoper plus vite que la matière…

En attendant, je resterai très prosaïque, et continuerai à me délecter de mon cocktail quotidien, de sabots remuant la poussière, colonies de camions espérant, qui sait, démonter un jour la montagne, vendeuses d’ananas ôtant patiemment, à la chaîne et en vrille, les yeux noirs sur leurs ballons jaunes, grands-mères en tabliers bleus du Yunnan, étudiants en rayures et à pois, tâchant d’imiter je ne sais quel héros de manga, mi-Hello Kitty, mi-Marilyn Manson, et un peu plus loin, à Kunming, néons haut dans le ciel, vélos sur terre, calme ballet des motos électriques, et calme ruée dans les boutiques… Calme, calme vie finalement, dans laquelle j’ai tout le loisir de réinjecter parfois mon bruit personnel et occidental, à coup de hip hop et de Madonna, comptant bien obtenir, de ce mélange pas toujours explicable, un middle way de quelque sorte…


[1] Le mandarin, ou la langue officielle, enseignée de façon universelle à l’école et parlée à la télévision. Littéralement, putong, « ordinaire », et hua, « langue ».

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Santa Claus s’importe-exporte-t-il par traîneau ?

Je faisais l’inventaire, le mois dernier, de tout ce que j’avais et que n’avaient pas les « jeunes » autour de moi (ces « jeunes » nés en 1986… désagréable révélation : pour moi, 1986 c’est déjà l’âge des souvenirs bien nets, voire explosifs, Challenger, Tchernobyl… je me demande assidument depuis comment l’on décide des frontières entre les générations…). Ce mois-ci m’est tombée dessus, avec la hotte du Père Noël, la liste de  tout ce que je n’avais pas ici… Liste assez élémentaire, et peu essentielle finalement, mais qui m’a étonnée car elle ne m’avait pas frappée dans d’autres situations que je pensais, à tort, comparables, en voyage par exemple, au bout de plusieurs mois de dortoirs et de douches hasardeuses…

L’école nous a emmenés, pour fêter le début d’année, en excursion dans la région, et plongés pour l’occasion dans un bain de luxe, deux jours durant, ou du moins quelques heures si l’on s’en tient au temps passé dans… une chambre d’hôtel quatre étoiles (et tout à fait honnêtement quatre étoiles : pas l’habituelle illusion nuageuse chinoise, ou le vernis de l’étoile tombe en cloques sitôt que l’on s’approche d’un peu trop près…). Ce fut un choc, jamais je n’ai autant apprécié la moquette, le climatiseur électronique qui peut donner sur commande en cinq minutes une atmosphère tropicale à la chambre, et la douche instantanément chaude, puissante, blanc crème, un vrai cocon…

Le chauffage ! Un trésor, un dieu ! Appréciez-le, vénérez-le, jamais je n’avais compris à quel point il peut donner une autre couleur aux lieux, une autre texture aux sols, une autre forme aux corps, un autre rôle aux vêtements… Imaginez : pouvoir rejoindre la salle de bain, le matin, d’un pas souple et détendu, enrobé d’une couche unique de coton, sans hésitations interminables et contorsions maladroites pour passer le plus efficacement possible des couvertures à un emballage étudié de polaires, chaussettes, châles et autres sous-vêtements gracieux made in China – alias les fameux ensembles de coton aux jambes molles et aux genoux déformés que l’on voit sécher partout, sur les balcons, au bord des routes et même sur les cages des terrains de football… Et pouvoir se laver paisiblement les mains et les dents, sans y laisser a chaque fois la moitié de ses doigts, réduits à l’état de glaçons, et aussi agiles que des pingouins dans les heures qui suivent…

Légère angoisse (vite balayée néanmoins, no worries), à l’idée que, contrairement au voyage où il suffit d’endosser son sac à dos pour se réchauffer, et de changer d’endroit en cas d’inconfort, là c’est à moi de m’habituer à ces manières glaciales… Heureusement, ça a l’air possible, dixit les Canadiens qui m’entourent, qui au bout de quatre ans ont réussi à remonter leur thermostat interne. Apparemment, il est plus simple de traverser cinq mois de glaciation annuelle en Nouvelle-Ecosse, que trois mois de fraîcheur hivernale au Yunnan… Notre confrère australien, néanmoins, est resté trois ans avec son thermostat bloqué sur « Perth », et s’apprête à rentrer, cette semaine, au pays, avec femme (chinoise) et enfant. Son premier souhait en arrivant ? Troquer son bonnet épais contre un maillot à fleurs, et retrouver un nez blanc et à peu près sec…

Outre cette révélation et ces interrogations sur la possibilité d’une « luxe-dépendance » − j’ai eu aussi, à ce propos, un grand moment de rêverie en regardant, quatre heures durant dans un amphithéâtre bétonné digne du compartiment inferieur de mon frigidaire, des films américains avec mes étudiants, notamment « You’ve got mail », un festival d’appartements new-yorkais cosy et chaleureux, de papiers peints fleuris, meubles en bois et moquettes épaisses… A la moindre vision de l’un de ces intérieurs, mais également d’un Starbucks, d’une librairie bruissante (et non tonitruante), ou tout simplement d’un trottoir, mon collègue canadien et moi poussions des soupirs désespérés… −, outre ces interrogations, donc, ce petit voyage au Sud de Kunming m’a donné la chance de parcourir les paysages du Yunnan, des hectares de serres et de champs cultivés méticuleusement par des paysans en chapeaux de paille, des villages de terre aux toits gris et cornés, des montagnes et des rivières aux noms engageants de « claires eaux » (un doux contraste, là encore, avec les rigoles qui enchantent les rues de ma vie quotidienne…). Nous avons rejoint à la rame – du moins traînés par des rameurs, comme des paquets emmitouflés et « bibendumomifiés » par des gilets de sauvetage orange et sûrement très décoratifs en cas de naufrage – une petite île sur un lac agité, et fait le tour de cette îlot parfait, couvert de camélias, de lauriers et de pins aux bras souples comme des queues de dragon, parsemé de temples et de petits kiosques aux toits vernissés, orange eux aussi mais autrement plus fins que nos coussins d’embarcation…

Nous avons chanté au karaoké de l’hôtel, et dansé sur des tubes estampillés « années 90 » sans aucun doute, de la bonne boîte à rythme informe et trans-nationale, mais que ça fait du bien de danser… Etrange cela dit de partager ça avec le directeur de l’école, sa femme, leurs famille et amis, et toute la hiérarchie du Département Anglais ; mais c’est ainsi que l’on procède en Chine… Il s’agit aussi de s’adonner à moult toasts, à coup de baijiu (l’alcool de riz blanc qui a, pour rester dans le ton, la force d’un dragon…) ou de bière ; on peut tricher avec du thé heureusement, du moins en tant qu’Occidentale aux coutumes étranges (ils ne sont plus à ça près)…

Voila donc comment j’ai passé les deux premiers jours de l’année. Pour ce qui est de la fin de celle qui précède, eh bien, elle fut bonne, sous le signe d’un Noël improvisé et éclectique, qui nous a finalement pas mal occupés, entre Chinois, Américains, Canadiens, Anglais, Australien et Philippine. Santa Claus était de la partie, il a débarqué, en costume trop court (parce que conçu pour un Sheng Dan Lao Ren[1] chinois, et pas pour un Canadien de 70 ans et 1m90…) le jeudi soir, au cours de la fête que nous avions organisée pour les étudiants, une première à l’école visiblement. Comment organise-t-on une fête pour des étudiants d’une vingtaine d’années à l’Ouest du Bosphore ? On met de la musique, un buffet, et on suppose que rapidement ils vont commencer à se parler, à danser et à boire… Comment fait-on en Chine ? Sûrement pas comme ça, sous peine de créer un phénomène, rare mais existant, de désertification immédiate… Il faut occuper la compagnie. Les Chinois ont du mal à comprendre notre faculté à rester des soirées entières à discuter, un verre à la main. Il faut faire quelque chose : chanter, jouer, regarder la télévision… Pour une fête, donc, organiser des jeux, rendre l’événement interactif, comme on dit ! Je demandais à voir, quant à l’efficacité de cette stratégie, mais j’ai été servie. Nous avons vu, éberlués, nos étudiants se ruer comme des enfants sur des chaises musicales, déchirer sauvagement des couches de papier journal pour chercher des bonbons, courir dans tous les sens derrière des ballons de baudruche… Bien entendu, pour rester dans la tradition locale, nous avons chanté, sous les applaudissements et les assauts de supporters venant en courant nous glisser des fleurs dans les mains…

J’ai ainsi pu décorer mon appartement d’un bouquet de roses rouges, parfois à paillettes, dans une bouteille en plastique. Et ma télévision est couverte de cartes de Noël, bardées de « Happy Every Day ! » dactylographiés, et pour l’une d’entre elles, d’un étrange personnage robotique tâchant de se faire passer pour Santa Claus, portant la mention « Zola Christmas », le mystère restant quant à ce Zola : est-ce le nom de ce héros des temps moderne, ou une mauvaise orthographe pour « merry » – après tout, en prononçant très vite, la bouche pleine de chocolat et avec un bon accent chinois, on n’en est pas loin… J’ai aussi ajouté quelques unes des décorations de papier que j’ai passé une semaine à faire en classe, avec les élèves : bonheur que ces classes, et oui, il faut le dire, malgré les clichés la créativité est internationale…

Devant cette apparente faculté des Chinois à « jouer comme des gamins », car c’est bien l’impression qu’ils donnent régulièrement, et l’une des choses, sans doute, qui me les rendent attachants, une amie américaine diplômée en « Chinese Studies » suggère l’explication suivante : la société serait tellement codifiée, stratifiée, les places de chacun seraient si bien établies et connues de tous, qu’il n’y aurait plus de gêne, finalement, à assumer des comportements a priori réservés, chez nous, à d’autres âges ou d’autres positions ; cela n’affecterait pas la perception extérieure du rang de chacun. Un étudiant reste un étudiant, un patron, un patron, un enfant, un enfant. Chez nous au contraire, il s’agirait de prouver qui l’on est par son comportement : si je suis étudiant et que j’ai 20 ans, je suis censé me bourrer la gueule avec mes camarades, ne pas trop sourire devant des adultes, ça craint, prendre des airs de poète maudit ou d’ingénieur en puissance si par hasard on me challenge dans une conversation d’apparence un peu sérieuse ; pas me ruer en hurlant sur des bonbons ou des chapeaux de Père Noël en nylon. Finalement, une bonne vieille structure hiérarchique offre plus de liberté… Mais on peut aussi émettre l’hypothèse que si les Chinois sont bel et bien hantés par l’idée de perdre la face, eh bien les critères d’évaporation de ladite face ne sont pas les mêmes en deçà et en delà des murailles de l’Empire du Milieu…

Le lendemain de cette joyeuse fête, l’école nous a emmenés dans un hôtel luxueux du centre-ville, pour un déjeuner-buffet à l’occidentale. Ma première fourchette en quatre mois… Et plein de chauffage, nous avons traîné là la moitié de l’après-midi, avant de poursuivre au café… Le samedi, j’ai eu mon quart d’heure français, une soirée « Noël provençal » dans un centre linguistique plus ou moins associé à la Mission Economique, qui organise régulièrement des événements, et grâce auquel je rencontre le volet francophone des expats de Kunming (par ailleurs assez polarisé autour du French Cafe, le meilleur café de Kunming bien entendu…). Le dimanche, tentative à trois pour trouver le « Christmas turkey-cranberry sauce », dans un restaurant occidental bien caché au cœur d’un quartier résidentiel, ces ensembles immobiliers qui font les villes chinoises, dont il faut trouver l’entrée puis le plan, pas une mince affaire ; c’est ainsi que j’ai réveillonné d’un plat de kimchi coréen. Nous avons rejoint le reste de la troupe à l’école, pour une soirée de Noël autour de l’arbre, avec chocolat chaud, ginger bread et « secret Santa », l’appellation anglophone de notre « Noël à 10 francs », histoire de se faire des cadeaux. Et le lendemain, bouquet final, le jour de Noël complet à avaler des pancakes américains, du Nutella chinois et du thé au lait néo-zélandais (quand on veut se faire plaisir et changer du lait olympique chinois… Il ne faut pas grand-chose pour changer son ordinaire, non ?…). Apres ça il fut dur de retourner travailler, mais ce n’était pas pour longtemps, et me voici en vacances, sur le départ pour la Thaïlande ! On avance à grands pas vers le Nouvel An chinois, qui va occuper durablement une foule nettement plus conséquente que onze professeurs étrangers réunis autour d’un sapin…

Question subsidiaire, pour donner quelques nouvelles du trafic local : comment crée-t-on un embouteillage ? De façon toute bête et universelle, en mettant trop de voitures, de camions et de bus sur une route trop étroite ; de façon plus créative et chinoise, on peut imaginer tout un tas d’autres idées complémentaires : tas de briques sur les deux tiers de la largeur de la chaussée, à intervalles réguliers histoire de ne pas laisser crier victoire trop vite à l’automobiliste occupé à franchir les obstacles ; demi-tour de carrioles à cheval ou de minibus en cours de parcours ; décharge publique débordant un tant soit peu sur la route ; piétons en conciliabule tranquille, pas vraiment inquiets de leur environnement immédiat ; troupeau de chèvres évoluant à contresens, tout aussi sereines que lesdits piétons, se glissant entre les roues des camions comme les moutons sous les doigts de Polyphème… A vous d’inventer la suite… La liste est sans doute incomplète – éternellement incomplète, c’est ce qui fait son charme ! Je tâcherai de la prolonger moi-même, en gardant les yeux ouverts…

Je risque de ne pas être très bien connectée à mon email dans les semaines qui viennent, mais n’hésitez pas à laisser nouvelles et commentaires sur le blog, j’essaierai de lire de temps en temps au cours du voyage, et c’est toujours un plaisir que vos réactions !

Happy January ! (on devrait se souhaiter ça chaque mois, chaque jour ou minute même, pourquoi pas… A propos, pour les instants de poésie quotidienne, je recommande le « générateur de bonnes résolutions » sur http://luc.deb.free.fr/gibr.html, ça vaut le détour…).


[1] Père Noël

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