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Santa Claus s’importe-exporte-t-il par traîneau ?

Je faisais l’inventaire, le mois dernier, de tout ce que j’avais et que n’avaient pas les « jeunes » autour de moi (ces « jeunes » nés en 1986… désagréable révélation : pour moi, 1986 c’est déjà l’âge des souvenirs bien nets, voire explosifs, Challenger, Tchernobyl… je me demande assidument depuis comment l’on décide des frontières entre les générations…). Ce mois-ci m’est tombée dessus, avec la hotte du Père Noël, la liste de  tout ce que je n’avais pas ici… Liste assez élémentaire, et peu essentielle finalement, mais qui m’a étonnée car elle ne m’avait pas frappée dans d’autres situations que je pensais, à tort, comparables, en voyage par exemple, au bout de plusieurs mois de dortoirs et de douches hasardeuses…

L’école nous a emmenés, pour fêter le début d’année, en excursion dans la région, et plongés pour l’occasion dans un bain de luxe, deux jours durant, ou du moins quelques heures si l’on s’en tient au temps passé dans… une chambre d’hôtel quatre étoiles (et tout à fait honnêtement quatre étoiles : pas l’habituelle illusion nuageuse chinoise, ou le vernis de l’étoile tombe en cloques sitôt que l’on s’approche d’un peu trop près…). Ce fut un choc, jamais je n’ai autant apprécié la moquette, le climatiseur électronique qui peut donner sur commande en cinq minutes une atmosphère tropicale à la chambre, et la douche instantanément chaude, puissante, blanc crème, un vrai cocon…

Le chauffage ! Un trésor, un dieu ! Appréciez-le, vénérez-le, jamais je n’avais compris à quel point il peut donner une autre couleur aux lieux, une autre texture aux sols, une autre forme aux corps, un autre rôle aux vêtements… Imaginez : pouvoir rejoindre la salle de bain, le matin, d’un pas souple et détendu, enrobé d’une couche unique de coton, sans hésitations interminables et contorsions maladroites pour passer le plus efficacement possible des couvertures à un emballage étudié de polaires, chaussettes, châles et autres sous-vêtements gracieux made in China – alias les fameux ensembles de coton aux jambes molles et aux genoux déformés que l’on voit sécher partout, sur les balcons, au bord des routes et même sur les cages des terrains de football… Et pouvoir se laver paisiblement les mains et les dents, sans y laisser a chaque fois la moitié de ses doigts, réduits à l’état de glaçons, et aussi agiles que des pingouins dans les heures qui suivent…

Légère angoisse (vite balayée néanmoins, no worries), à l’idée que, contrairement au voyage où il suffit d’endosser son sac à dos pour se réchauffer, et de changer d’endroit en cas d’inconfort, là c’est à moi de m’habituer à ces manières glaciales… Heureusement, ça a l’air possible, dixit les Canadiens qui m’entourent, qui au bout de quatre ans ont réussi à remonter leur thermostat interne. Apparemment, il est plus simple de traverser cinq mois de glaciation annuelle en Nouvelle-Ecosse, que trois mois de fraîcheur hivernale au Yunnan… Notre confrère australien, néanmoins, est resté trois ans avec son thermostat bloqué sur « Perth », et s’apprête à rentrer, cette semaine, au pays, avec femme (chinoise) et enfant. Son premier souhait en arrivant ? Troquer son bonnet épais contre un maillot à fleurs, et retrouver un nez blanc et à peu près sec…

Outre cette révélation et ces interrogations sur la possibilité d’une « luxe-dépendance » − j’ai eu aussi, à ce propos, un grand moment de rêverie en regardant, quatre heures durant dans un amphithéâtre bétonné digne du compartiment inferieur de mon frigidaire, des films américains avec mes étudiants, notamment « You’ve got mail », un festival d’appartements new-yorkais cosy et chaleureux, de papiers peints fleuris, meubles en bois et moquettes épaisses… A la moindre vision de l’un de ces intérieurs, mais également d’un Starbucks, d’une librairie bruissante (et non tonitruante), ou tout simplement d’un trottoir, mon collègue canadien et moi poussions des soupirs désespérés… −, outre ces interrogations, donc, ce petit voyage au Sud de Kunming m’a donné la chance de parcourir les paysages du Yunnan, des hectares de serres et de champs cultivés méticuleusement par des paysans en chapeaux de paille, des villages de terre aux toits gris et cornés, des montagnes et des rivières aux noms engageants de « claires eaux » (un doux contraste, là encore, avec les rigoles qui enchantent les rues de ma vie quotidienne…). Nous avons rejoint à la rame – du moins traînés par des rameurs, comme des paquets emmitouflés et « bibendumomifiés » par des gilets de sauvetage orange et sûrement très décoratifs en cas de naufrage – une petite île sur un lac agité, et fait le tour de cette îlot parfait, couvert de camélias, de lauriers et de pins aux bras souples comme des queues de dragon, parsemé de temples et de petits kiosques aux toits vernissés, orange eux aussi mais autrement plus fins que nos coussins d’embarcation…

Nous avons chanté au karaoké de l’hôtel, et dansé sur des tubes estampillés « années 90 » sans aucun doute, de la bonne boîte à rythme informe et trans-nationale, mais que ça fait du bien de danser… Etrange cela dit de partager ça avec le directeur de l’école, sa femme, leurs famille et amis, et toute la hiérarchie du Département Anglais ; mais c’est ainsi que l’on procède en Chine… Il s’agit aussi de s’adonner à moult toasts, à coup de baijiu (l’alcool de riz blanc qui a, pour rester dans le ton, la force d’un dragon…) ou de bière ; on peut tricher avec du thé heureusement, du moins en tant qu’Occidentale aux coutumes étranges (ils ne sont plus à ça près)…

Voila donc comment j’ai passé les deux premiers jours de l’année. Pour ce qui est de la fin de celle qui précède, eh bien, elle fut bonne, sous le signe d’un Noël improvisé et éclectique, qui nous a finalement pas mal occupés, entre Chinois, Américains, Canadiens, Anglais, Australien et Philippine. Santa Claus était de la partie, il a débarqué, en costume trop court (parce que conçu pour un Sheng Dan Lao Ren[1] chinois, et pas pour un Canadien de 70 ans et 1m90…) le jeudi soir, au cours de la fête que nous avions organisée pour les étudiants, une première à l’école visiblement. Comment organise-t-on une fête pour des étudiants d’une vingtaine d’années à l’Ouest du Bosphore ? On met de la musique, un buffet, et on suppose que rapidement ils vont commencer à se parler, à danser et à boire… Comment fait-on en Chine ? Sûrement pas comme ça, sous peine de créer un phénomène, rare mais existant, de désertification immédiate… Il faut occuper la compagnie. Les Chinois ont du mal à comprendre notre faculté à rester des soirées entières à discuter, un verre à la main. Il faut faire quelque chose : chanter, jouer, regarder la télévision… Pour une fête, donc, organiser des jeux, rendre l’événement interactif, comme on dit ! Je demandais à voir, quant à l’efficacité de cette stratégie, mais j’ai été servie. Nous avons vu, éberlués, nos étudiants se ruer comme des enfants sur des chaises musicales, déchirer sauvagement des couches de papier journal pour chercher des bonbons, courir dans tous les sens derrière des ballons de baudruche… Bien entendu, pour rester dans la tradition locale, nous avons chanté, sous les applaudissements et les assauts de supporters venant en courant nous glisser des fleurs dans les mains…

J’ai ainsi pu décorer mon appartement d’un bouquet de roses rouges, parfois à paillettes, dans une bouteille en plastique. Et ma télévision est couverte de cartes de Noël, bardées de « Happy Every Day ! » dactylographiés, et pour l’une d’entre elles, d’un étrange personnage robotique tâchant de se faire passer pour Santa Claus, portant la mention « Zola Christmas », le mystère restant quant à ce Zola : est-ce le nom de ce héros des temps moderne, ou une mauvaise orthographe pour « merry » – après tout, en prononçant très vite, la bouche pleine de chocolat et avec un bon accent chinois, on n’en est pas loin… J’ai aussi ajouté quelques unes des décorations de papier que j’ai passé une semaine à faire en classe, avec les élèves : bonheur que ces classes, et oui, il faut le dire, malgré les clichés la créativité est internationale…

Devant cette apparente faculté des Chinois à « jouer comme des gamins », car c’est bien l’impression qu’ils donnent régulièrement, et l’une des choses, sans doute, qui me les rendent attachants, une amie américaine diplômée en « Chinese Studies » suggère l’explication suivante : la société serait tellement codifiée, stratifiée, les places de chacun seraient si bien établies et connues de tous, qu’il n’y aurait plus de gêne, finalement, à assumer des comportements a priori réservés, chez nous, à d’autres âges ou d’autres positions ; cela n’affecterait pas la perception extérieure du rang de chacun. Un étudiant reste un étudiant, un patron, un patron, un enfant, un enfant. Chez nous au contraire, il s’agirait de prouver qui l’on est par son comportement : si je suis étudiant et que j’ai 20 ans, je suis censé me bourrer la gueule avec mes camarades, ne pas trop sourire devant des adultes, ça craint, prendre des airs de poète maudit ou d’ingénieur en puissance si par hasard on me challenge dans une conversation d’apparence un peu sérieuse ; pas me ruer en hurlant sur des bonbons ou des chapeaux de Père Noël en nylon. Finalement, une bonne vieille structure hiérarchique offre plus de liberté… Mais on peut aussi émettre l’hypothèse que si les Chinois sont bel et bien hantés par l’idée de perdre la face, eh bien les critères d’évaporation de ladite face ne sont pas les mêmes en deçà et en delà des murailles de l’Empire du Milieu…

Le lendemain de cette joyeuse fête, l’école nous a emmenés dans un hôtel luxueux du centre-ville, pour un déjeuner-buffet à l’occidentale. Ma première fourchette en quatre mois… Et plein de chauffage, nous avons traîné là la moitié de l’après-midi, avant de poursuivre au café… Le samedi, j’ai eu mon quart d’heure français, une soirée « Noël provençal » dans un centre linguistique plus ou moins associé à la Mission Economique, qui organise régulièrement des événements, et grâce auquel je rencontre le volet francophone des expats de Kunming (par ailleurs assez polarisé autour du French Cafe, le meilleur café de Kunming bien entendu…). Le dimanche, tentative à trois pour trouver le « Christmas turkey-cranberry sauce », dans un restaurant occidental bien caché au cœur d’un quartier résidentiel, ces ensembles immobiliers qui font les villes chinoises, dont il faut trouver l’entrée puis le plan, pas une mince affaire ; c’est ainsi que j’ai réveillonné d’un plat de kimchi coréen. Nous avons rejoint le reste de la troupe à l’école, pour une soirée de Noël autour de l’arbre, avec chocolat chaud, ginger bread et « secret Santa », l’appellation anglophone de notre « Noël à 10 francs », histoire de se faire des cadeaux. Et le lendemain, bouquet final, le jour de Noël complet à avaler des pancakes américains, du Nutella chinois et du thé au lait néo-zélandais (quand on veut se faire plaisir et changer du lait olympique chinois… Il ne faut pas grand-chose pour changer son ordinaire, non ?…). Apres ça il fut dur de retourner travailler, mais ce n’était pas pour longtemps, et me voici en vacances, sur le départ pour la Thaïlande ! On avance à grands pas vers le Nouvel An chinois, qui va occuper durablement une foule nettement plus conséquente que onze professeurs étrangers réunis autour d’un sapin…

Question subsidiaire, pour donner quelques nouvelles du trafic local : comment crée-t-on un embouteillage ? De façon toute bête et universelle, en mettant trop de voitures, de camions et de bus sur une route trop étroite ; de façon plus créative et chinoise, on peut imaginer tout un tas d’autres idées complémentaires : tas de briques sur les deux tiers de la largeur de la chaussée, à intervalles réguliers histoire de ne pas laisser crier victoire trop vite à l’automobiliste occupé à franchir les obstacles ; demi-tour de carrioles à cheval ou de minibus en cours de parcours ; décharge publique débordant un tant soit peu sur la route ; piétons en conciliabule tranquille, pas vraiment inquiets de leur environnement immédiat ; troupeau de chèvres évoluant à contresens, tout aussi sereines que lesdits piétons, se glissant entre les roues des camions comme les moutons sous les doigts de Polyphème… A vous d’inventer la suite… La liste est sans doute incomplète – éternellement incomplète, c’est ce qui fait son charme ! Je tâcherai de la prolonger moi-même, en gardant les yeux ouverts…

Je risque de ne pas être très bien connectée à mon email dans les semaines qui viennent, mais n’hésitez pas à laisser nouvelles et commentaires sur le blog, j’essaierai de lire de temps en temps au cours du voyage, et c’est toujours un plaisir que vos réactions !

Happy January ! (on devrait se souhaiter ça chaque mois, chaque jour ou minute même, pourquoi pas… A propos, pour les instants de poésie quotidienne, je recommande le « générateur de bonnes résolutions » sur http://luc.deb.free.fr/gibr.html, ça vaut le détour…).


[1] Père Noël