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Savez-vous parler “guanxi” ?

Comment dit-on « facebook » en chinois ? Guanxi… Ou l’art du networking. Certains disent avoir un bon karma, d’autres une bonne étoile, ici on dit avoir un bon guanxi : un paquet de relationnel, une toile épaisse et bien entremaillée qui vous tient fermement en place dans la société.

Impossible de rien faire sans guanxi. Guanxi s’occupe de vous, guanxi vous prend en main, guanxi vous présente, vous introduit, vous donne un visage, provoque les poignées de mains, les sourires, les cadeaux et le lèche-bottisme. Guanxi vous protège, terrifie les attaquants, elle a une armure et un sabre comme dans les légendes médiévales de l’Empire, rien ne peut attaquer guanxi. En surface, guanxi a un paquet de cartes de visite en poche, qu’il faut donner des deux mains, toujours, et recevoir de même. Un geste de la tête vers le bas, ou au moins le regard, pour accompagner. Guanxi aime trinquer aussi, « ganbei ! » si l’on doit vider le verre, « he ! » si l’on doit simplement boire. Inutile de se regarder dans les yeux, les Chinois n’ont pas peur du mauvais sexe, ils sont superstitieux mais point quant il s’agit de guanxi… Par ailleurs le sexe comme priorité nationale est une particularité qu’ils laissent aux Français, papes internationaux du « laman », alias « romantisme » (voir article précédent sur ce dernier sujet).

Guanxi, donc, peut vous mener très loin en Chine, ou très bas, c’est comme on veut. Le compère de guanxi est « pengyou », l’« ami », qui est toujours dans les parages et surgit facilement : dans une bouche nouvellement rencontrée on ne tardera ainsi pas à entendre clamer « pengyou, pengyou ! hao pengyou ! », ce qui signifie que vous êtes, ça y est, l’heureux ami tout juste déniché, ou, le cas échéant, que la personne mentionnée juste auparavant s’avère justement, oh surprise, être un grand ami. Grand ami signifie carte de visite dans le porte carte. Qu’on n’aille pas s’y méprendre, chose pourtant facile pour nous autres Européens, lents à la détente il faut bien le dire, pour qui il prend plusieurs mois, voire des années parfois, pour consolider un « ami »… Je ne suis pas sûre qu’il existe la distinction, en chinois, entre « copain » et « ami », voilà une recherche linguistique à explorer plus avant…

Guanxi est sexuée. Il y a le guanxi des femmes, et celui des hommes. Les femmes sont dotées, dans ce domaine-ci comme dans d’autres, d’un régime spécial. En tant que représentante de la gent féminine (mais l’interlocuteur n’avait pas saisi qu’il y avait une nuance entre femme occidentale et femme chinoise, nuance peut-être même tracée à l’encre de Chine non diluée, si vous voyez ce que je veux dire en termes de contraste…), j’ai eu droit à une approche guanxistique toute caractéristique, que j’ai su apprécier à sa juste valeur, en gardant presque mon calme…

Je me suis lancée récemment dans un business de cartes postales à base de dessins, ce qui m’a d’une certaine façon rapprochée de la Chine, d’une autre face de la Chine en tout cas, fort intéressante elle aussi, après le volet enseignement et pédagogie. L’affaire m’a menée à développer force guanxi, j’ai pu rencontrer un paquet de gens, échanger en chinois petit nègre comme en anglais ou en français avec une population variée, ce qui est toujours quelque chose qui m’enchante, tout autant que les longues heures de travail solitaire et de silence emmuré… Au cours de ces échanges, j’ai pu rencontrer un énergumène hautement guanxitique, le show business local, armé de deux portables et promenant longuement son regard, au-dessus d’un journal déplacé partout sous le bras, dans les cafés occidentaux, à la recherche sans doute d’un guanxi plus international, ou plus féminisé qui sait…

L’énergumène a attaqué par le volet facile, l’amour de l’art, le goût sans fin des dessins, des couleurs, du trait, absolument fabuleux. Il a cependant mêlé à sa palette, indubitablement, des faux-pas tout naïfs et plutôt pas très internationaux, pour le coup : le côté paternaliste et mécène, le goût du voyage à deux en voiture − il allait d’ailleurs, sans même que je ne lui ai rien demandé, me fournir sans problème un permis de conduire chinois, grâce à un guanxi de ses amis ; s’y croyait déjà… −, le désintérêt pour le business, ayant franchi la cinquantaine, la fortune et l’effort ; l’étonnement qu’une femme puisse prétendre « travailler » (d’où pense-t-il que sortent les dessins ?), l’étonnement tout simplement qu’elle puisse imaginer avoir des relations purement professionnelles avec lui, sans nulle intervention du facteur « guanxi féminin », alias promotion canapé…

Jamais en deux ans ici je n’avais ressenti une telle rage. Le type était intéressant, il avait, depuis plusieurs années, parcouru le Yunnan et les pays voisins à la recherche de maisons traditionnelles, qu’il avait démontées pierre par pierre et remontées sur un terrain proche de Kunming, devenu studio de cinéma en plein air, louable par qui souhaite plonger son film dans une atmosphère nostalgique, la Chine traditionnelle récupérée in extremis et condensée le long de deux rues en carton semi-pâte. Grâce à lui, des maisons du centre de Kunming (qu’il s’agit de venir voir avant la fin de l’été, je pense, si l’on veut saisir encore une miette de ce qui sera bientôt aplani totalement et remonté sous la forme d’un Disneyland presque bien imité…) ont pu être sauvées, elles côtoient désormais des murs de villages et, non loin, des temples du Myanmar et de Thaïlande, dans un joyeux mélange où percent à peine le décalage et le trébuchement bancal, où l’on s’attend à tout moment à voir surgir une carriole défoncée et des haillons dans la brume, où restent collés en fait des restes de posters techniques des tournages tout juste nettoyés.

Voilà qui pourrait devenir l’attraction préférée des touristes occidentaux, en mal de ruines et de nostalgie dans ce pays où la grue et le marteau sont rois, tandis que les touristes chinois se précipiteraient dans « Kunming Old Street » , le Disneyland en préparation, dans lequel on trouvera sans doute, comme à Chengdu, un succédané de culture yunnannaise, compacté de façon fort pratique en porte-clefs, yoyos et gobelets papiers…

Toujours est-il que ce type là a su réveiller en moi la plus grande rage, tout autant qu’il m’a édifiée en matière de guanxi, pas dans le sens qu’il entendait, malheureusement pour lui, sens qui résidait en ses longs discours sur l’importance, pour les artistes, de pratiquer le guanxi, sans lequel ils ne valaient rien ; et valoir quelque chose, n’est-ce pas, était fondamental, il s’agissait d’abord de se faire un nom bien résonnant, comme une caisse sonore, et puis il serait toujours temps après de voir ce que l’on met dans la caisse… Je ne suis même pas sûre que cette dernière préoccupation lui soit montée une minute à la tête, le guanxi en lui-même faisant bien l’affaire après tout. Non, s’il m’a édifiée en matière de guanxi, c’est plutôt en me donnant à comprendre la portée de ce vent de creux qui peut, tout autant qu’il porte, bien entendu, le travail, souffler à en détruire les fondations mêmes, dans ce pays comme dans le nôtre, mais ici avec la particularité d’être officialisé et vénéré comme quelque chose d’immensément respectable.

En particulier, la situation d’une femme en Chine face au guanxi se résume à l’annulation : une femme chinoise, aujourd’hui encore, à part sans doute bien entendu quelques exceptions, notamment dans les milieux branchés et éduqués de Pékin ou Shanghai, ne peut pas refuser une relation avec un « puissant », qu’il ait de l’argent ou du grade, ou les deux. On m’a raconté depuis une histoire intéressante, d’un policier venu draguer ouvertement la compagne chinoise d’un jeune Français, sous les yeux de ce dernier, sous le prétexte qu’elle avait tout intérêt à sortir avec lui étant donnée sa position sur l’échelle du pouvoir ; du jeune Français prenant sa copine sous le bras et disant ses quatre vérités au soi-disant tout-puissant ; et de la jeune femme tremblant de peur, se demandant si ce que son ami avait fait était bien raisonnable…

J’ai vu également un film passionnant sur le sujet, et sur la société chinoise actuelle, présentée sous forme d’échelles et de jeux de pouvoir dans le cadre d’un immeuble moderne tout juste sorti de terre et de béton armé, que je vous recommande : « Curiosity kills the cat » (traduction sans doute en chinglish de l’un de ces proverbes chers aux Chinois…).

La féminité en Chine est une source d’intrigue pour moi, je suis saisie par le contraste entre la participation au travail, y compris aux travaux les plus durs ou physiques, des femmes, leur éducation croissante et égalitaire je pense, et les carcans dans lesquels elles sont prises par ailleurs, la soumission à des croyances ancestrales, ou encore à des situations qui pour nous peuvent sembler paradoxales, le contrôle de leur désir d’enfants, par exemple, réduit à un par famille, allié au maintien d’une peur générale de la pilule, à laquelle on préfère largement, semble-t-il, l’avortement multi récidiviste… Ceci, cela dit, se défend, et loin de moi l’idée de dire que la pilule fait la féminité, ni la santé, cependant il me semble que la capacité à pouvoir allier librement différentes facettes de sa vie peut constituer ce que l’on valorise, en Occident en tout cas, comme une féminité épanouie. Personnellement, entre la perspective d’un avortement bi-mensuel et l’abstinence, je me demande si je ne choisirais pas la deuxième option, quitte à faire une croix sur une facette plus ou moins essentielle de la vie − là encore les civilisations peuvent s’entendre ou se disputer sur le sujet…

Je suis intriguée par les contrastes entre ces femmes « bulldozers », la quarantaine, cinquantaine d’années, goudronnant les routes, marchant les pieds en canard et hurlant dans les bus, et la nouvelle génération d’étudiantes, d’employées du secteur tertiaire, qui semble redoubler d’efforts pour se « féminiser », mais qui pour moi échoue tout aussi lamentablement… Ici comme dans beaucoup de domaines, on applique facilement le vernis extérieur, on s’approprie des codes copiés du dehors, mais on ne réfléchit pas vraiment à ce qui peut provoquer ces codes, ou les annuler. A ce qui peut faire un individu, une féminité. Devenir individu n’est pas particulièrement valorisé, il faut dire, pourquoi donc alors les femmes se lanceraient-elles dans cette recherche personnelle ? En tout cas, elles font des clients parfaits pour les magazines et autres stéréotypeurs professionnels, qui leurs expliquent qu’en combinant la dentelle, les talons, le maquillage et la permanente, elles ont tout gagné.

Il y a tous les cas de figures bien entendu, et les milieux sociaux, lieux de vie et niveaux d’éducation jouent beaucoup, même si je ressens, pour ma part, un malaise général face à cette féminité chinoise. Les textes théoriques sur le sujet pourraient dire que peut-être les Chinoises ne sont pas vraiment dans l’attention à leur plaisir, à leur désir, à leurs possibilités… Dans les campagnes du Yunnan bien sûr on pratique encore le mariage forcé, et toutes autres formes d’arrangements, selon les rites des minorités locales également. Dans les villes il en va autrement, mais l’impression générale qui me vient, des conversations ou des scènes que j’observe dans les cafés étudiants, ou de ce que l’on a pu me raconter, c’est que les femmes semblent toujours en demande, ennuyeuses, frustrées, en attente de quelque chose de la part de l’homme, que ce soit une sécurité financière pour celles de la campagne, ou, pour celles des villes, un monde paradisiaque, l’idéal « romantique » qu’elles se croient en droit d’exiger, le chevalier servant, fidèle, aimant, et pleins d’attentions matérielles… La femme attend de l’homme, mais ne se perçoit pas quant à elle comme pouvant lui apporter quelque chose. Elle se précipite dans le mariage, l’exige même assez rapidement le plus souvent, comme sous un parapluie qu’elle n’imagine même pas elle-même contribuer à tenir. Et inversement, un homme se perçoit nécessairement comme un pourvoyeur convoité d’argent, de voiture, et pourquoi pas de guanxi, comme cet énergumène cinématographique que je citais tout à l’heure… A ce compte là je comprends que tous ils ne tarissent pas d’éloges sur un « romantisme » à la française…

Quoi qu’il en soit, j’ai du mal à établir des connexions vraiment sincères et enrichissantes avec les Chinoises que je rencontre à Kunming, sauf avec certaines venues souvent de Pékin ou d’autres grandes villes « de l’Est », ayant fait le choix d’une vie un peu différente, ayant choisi le Yunnan par exemple au prix de s’éloigner de leurs parents (qui cela dit, dans de nombreux cas, finissent par déménager dans la région pour se rapprocher…).

Il me tarde pour cette raison de reprendre un bain de Paris, d’oublier quelques temps les écarts gigantesques de culture, les niveaux d’éducation aux antipodes, la position d’« étrangère », qui viennent polluer la relation avant tout humaine que l’on souhaiterait toujours avoir, simplement et authentiquement. Les choses ne sont pas si simples, il y a toujours des filtres qui viennent se coller entre soi et le monde, et il faut rester vigilant pour ne pas les laisser s’accumuler…

J’ai donc, ça y est, un billet d’avion en poche pour Paname, j’ai du mal à réaliser, j’ai vidé pour cela les dernières économies de mes dix-huit mois d’école, passées outre cela dans un an de loyer et l’équipement de mon appartement… Je ne laisserai ainsi pas de yuans en stand by dans les caisses du pays, ce qui n’est pas plus mal vue l’ambiance actuelle. J’ai l’impression que la flamme olympique a mis le feu, c’est bien triste selon moi ce qui se passe ces temps-ci entre la Chine et le monde, ce pays qui était en train de s’ouvrir et qui risque de se replier orgueilleusement pour cause de méfiance généralisée de part et d’autre de la muraille frontalière… Quelque chose me dit qu’il fera bon ne pas être étranger en Chine cet été, c’est en tout cas au moins une justification supplémentaire que je me donne pour ce retour, par ailleurs et avant tout choisi et source de grand plaisir… L’ambiance est déjà pesante en ce moment ; je ressens, même très diluée, l’animosité diffusée très certainement sur les ondes, et répercutée dans quelques centres stratégiques, Carrefour par exemple, autrefois ambassadeur du nouvel art de vivre, hébergeur radieux de la nouvelle et vénérable consommation, et aujourd’hui pris sous les jets de pierre, comme symbole du diable étranger… José Bové n’aurait pas mieux fait…

J’ai passé le mois dernier à recevoir des pétitions de toute part, que bien entendu je n’ai pas signées, car j’ai l’intention de rester en Chine quelques temps encore si possible et garde ma boite email de tout cryptage embarrassant, mais aussi parce que je n’ai pas d’opinion tranchée sur la question. Il est, pas très loin de Kunming, un royaume où je crois les jeunes expatriés aux quatre coins du monde ne reviendraient pas nécessairement, même libres, car c’est avant tout la misère et la crasse qui leur viennent à l’esprit quand ils pensent à leur terre d’origine. Pas exactement le son des clochettes sur le toit des temples et le vent des plateaux au coucher du soleil… Ce royaume là est un royaume à subventionner, et il est amusant de voir que personne, à part la Chine, ne s’est encore déclaré pour reprendre le flambeau, à part le flambeau olympique mais celui-ci ne brûle pas trop violemment, et ne coûte rien, si ce n’est le prestige de se voir ériger en défenseur du bouddhisme, des droits de l’Homme et de la pureté folklorique réunis. Maintenant, il est certain que les Chinois ne sont peut-être pas les plus délicats en matière de préservation du patrimoine, respect des cultures locales et communication limpide et pacifiste, et que le guanxi cité plus haut s’applique tout aussi bien sur les plateaux annexes − le guanxi n’a pas d’altitude limite, il vole même très haut, et s’il faut le guanxi aujourd’hui pour travailler au sommet du royaume, eh bien il est à parier que tous s’entendent : que le guanxi soit !… Difficile sans doute de faire du business pour qui « n’en est pas »… Quoi qu’il en soit, tous les points de vue se valent, et les porteurs du drapeau lamaï-pacifistes et les taoïstes réunis le savent bien sans doute…

Je vais rentrer en France, donc, pour quelques mois, et me réjouis, tout autant que ne me préoccupe, du choc culturel que cela va peut-être représenter. Le prochain blog sera peut-être sur la France et les Français, ce peuple étrange et romantique, qui clame en râlant ses opinions et se baffre de baguettes (traduites « Magic wand », by the way, dans l’une des boulangeries modern style de Kunming, à qui revient la baguette d’or du chinglish pour ses créations pâtissières ; j’irai faire un relevé à l’occasion, à l’aide d’un carnet et d’un crayon, car on n’a pas le droit, dit-on, d’y faire des photos… Concurrence oblige : on ne voudrait pas, pour sûr, voir de tels chefs d’œuvre de créativité passer à l’ennemi…)…

Dans les rues de France, donc, il paraît que je vais me trouver un peu au large (ce qui ne fera pas de mal, il devient fatiguant, à la longue, de passer pour un modèle XXL) ; que la place va me sembler vide ; peuplée de gens rapides, cela dit, arpentant les trottoirs comme des fous, râlant d’un sourcil levé contre le passant obstruant la voie ; traversant dans les clous, au feu vert pour les piétons. Il n’y aura pas de vélos sur les trottoirs, il n’y aura pas de poules vivantes dans les filets à commission des gens, tout juste des cuisseaux emballés de polystyrène avec un tampon « bio » dessus ; il n’y aura pas de parapluies en plein soleil (sauf le mien peut-être, car je compte relancer la mode à Paris, en cas de canicule récidivante…) ;  il y aura des poussettes partout, ça créera des embouteillages sur les trottoirs, au lieu des porte-bébés à fleurs qui s’embouteillent tout autant dans les allées déjà bouchées ; il y aura des travaux qui s’arrêtent le dimanche, des terrasses qui s’embouteillent, pour le coup, le dimanche, des bobos qui s’ébahissent, le dimanche, devant des bols de nouilles grassouillettes du quartier chinois (et j’en ferai partie, comme j’en faisais partie avant… Quoique, j’opterai peut-être pour l’option salade pour un temps : la nouille, on en revient…), il y aura un climat complètement détraqué par le réchauffement planétaire, dont tout le monde débattra comme un fou autour de bouteilles de vin sur les tables des cafés et des appartements étrangement anciens, tout en roulant en vélo parce que la voiture, c’est dépassé…

Surtout, il y aura le fait que je ne serai plus étrangère, que je m’insérerai dans une population où blond aux yeux bleus, il faut bien l’admettre, ne fait pas tâche, mais où l’on peut aussi être brun, jaune, noir, bariolé, violet ou rouge et jaune à petits pois, comme dirait l’autre, sans que la terre s’arrête de tourner. Il y aura le fait que non, les Français ne sont pas racistes, qu’on arrête de nous faire croire ça, et si certains le sont c’est au gouvernement d’inventer une propagande inverse pour renverser la machine. Car on fait bien croire aux gens ce que l’on veut… Bien sûr qu’en tant qu’êtres humains, nous avons tous le besoin et la tendance naturelle à catégoriser, à créer des mots, des outils pour définir des identités. A noter qu’il y a des couleurs de cheveux, des yeux, des peaux différentes. A rassembler les signes en blocs de signes, les blocs de signes en concepts… Catégoriser, ça sert aussi à communiquer, à apprendre, à transmettre. Mais l’usage que l’on fait de ces mots, après, peut varier du tout au tout. Et avec une utilisation bien rôdée de la télé et de l’école, on peut arriver à tous les résultats… Les Chinois, bien formatés sans doute, ne s’embarrassent ainsi pas d’hypocrisie, ils notent la différence, ce qu’ils ont été éduqués en tout cas à percevoir comme une différence, et la proclament ouvertement, en face de vous : « laowai ! » (« étranger ! »). « C’est formidable », j’ai demandé à l’un d’entre eux qui riait, par-dessus le marché, l’autre jour, alors que j’étais passablement fatiguée, en fin de journée et au bout de dix occurrences déjà de la douce étiquette, « c’est la première fois que tu vois un étranger ? »… « Non, non », m’a-t-il tout gentiment répondu ; c’était juste comme ça en passant, je suppose…

Je voudrais faire le test avec les bébés que l’on voudra bien me prêter en France (j’ai l’impression qu’il en a fleuri pas mal ces deux dernières années…), de les mettre en face de personnes aux visages, peaux, cheveux variés, pour voir s’ils réagissent avec crainte ou étonnement, par hasard. J’en doute. Le bébé chinois, lui, réagit encore plus crûment que ses congénères adultes, les yeux écarquillés, la tête dévissée, de petits cris parfois, et s’il sait articuler déjà, bien sûr, le fameux « laowai ! », qui n’a pas d’âge…

Je crois que j’aurai les arguments pour lutter contre le racisme, désormais, en tout cas une expérience vissée dans les tripes de ce que cela peut être d’être cantonné au faciès d’« étranger ». Même en ayant le beau rôle, en étant l’étranger riche et non le réfugié politique, celui qui « apporte » et non celui qui « vole » l’emploi et « trahit » la culture, on n’en reste pas moins écarté d’emblée, fourré dans un sac avec des milliers d’autres (extrêmement pénible pour un Occidental habitué à voir valorisés sa singularité et son moi tout unique…), jalousé quoi qu’il en soit parce qu’on aura toujours, au final, des conditions de vie différentes et un statut à part, du simple fait précisément de ce que l’on est maintenu dans les cases de l’« ethnie étrangère » (terminologie officielle, spécifiée sur les fiches de la douane et sur les cartes d’identité chinoises, pour les rares cas d’étrangers ayant, pour cause d’adoption par exemple, la nationalité chinoise)…

Le problème quoi qu’il en soit est que le racisme est bel et bien une spirale à double face, un éclair coincé entre deux miroirs, qui se renvoient la pareille car à moins de faire effort de sagesse et de compassion, ou d’être perché sur un nuage d’herbe planante, on a tendance à répondre aux pommes par des pommes, et aux poires par des poires… J’ai toujours l’espoir, inversement, de ce que si je persiste à aimer les Chinois comme des êtres humains à, le plus généralement, deux bras, deux jambes, un cœur et une tête, en tout cas une base commune et essentielle d’humanité, ils m’aimeront et me percevront de la même façon… Tous les espoirs sont permis, en tout cas je sais aujourd’hui que, même en mangeant du riz trois fois par jour, je n’aurai jamais les yeux bridés, ni l’esprit d’un Chinois. Et que ce n’est sans doute pas mon objectif en vivant ici quoi qu’il en soit : plutôt de profiter de cet énorme mur, de ce bloc de difficulté et d’incompréhension, pour tenter de faire sortir le meilleur, ou l’inattendu, de moi-même…

Je regarderai les JO à la télé comme tout le monde, je pense, et souris d’avance à la splendide image qui va ressortir de tout ça… Du Yunnan, on montrera sans doute Lijiang, ses toilettes aménagés tout spécialement pour les touristes, son parcours fléché d’hôtels et de spas, entre les magasins de souvenirs, le nec plus ultra en matière de développement culturel et d’usine à confort, mais on ne montrera pas les cuisines, il ne faut jamais y mettre les pieds, n’est-ce pas ? Il n’est pas possible d’acheter un lave-vaisselle à Kunming, ne l’oublions pas…