Sent: October 26, 2003 Subject: Comme la muraille de Chine…
…je n’ai pas fait le tour de Chine ! Quatre semaines, juste le temps de commencer à prendre ses repères et comprendre un peu comment marchent les choses ici. 110 heures de bus et trains divers au total, et quelques kilomètres à vélo, à pieds. 30 litres de thé vert (?). Plusieurs mètres de nouilles, à toutes les sauces, fameuses. Pas mal de sourires, pour essayer de palier à la difficulté de communication…
Deux Orients extrêmes
J’ai quitté le Japon il y a un mois, en bateau, de Kobe à Tianjin (48h) : transition douce pour franchir l’océan gigantesque qui sépare ces deux pays. En commun, je dirais que je vois, à peu près : les baguettes, les vélos (pas sur les trottoirs, en Chine : il y a des voies cyclables, ou alors pas de trottoir…), le bruit en mangeant les nouilles (ca y est, l’entrainement a porté ses fruits, et je ne conçois plus comment on peut manger ses nouilles sans les siroter : ce doit être comme pour le vin, les arômes ressortent mieux au passage de l’air…), le principe de base des toilettes (accroupi : mais là s’arrête la comparaison), quelques traces architecturales dans les toits des maisons.
Le reste : aussi éloignés que peuvent l’être un Anglais et un Américain, un Grec et un Turc, un Français et… whatever. Bref, très différents (et ne s’appréciant guère).
Les Chinois mangent autant de viande que les Japonais, du poisson. Ils sont aussi bruyants que peuvent être calmes les Nippons. Au Japon, le sol est le support de la vie sociale et quotidienne ; en Chine, c’est comme s’il n’existait pas, on jette tout dessus, on crache de côté les morceaux de gras, à table, on crache tout court, voire plus, et on mélange éventuellement le tout de temps en temps d’un coup symbolique de serpillière antique. La même serpillière peut servir à essuyer le couvercle du yaourt un peu poussiéreux que vous achetez dans la rue, dans lequel on plante ensuite une paille.
Au Japon, j’avais pris l’habitude de me cacher pour me moucher discrètement si nécessaire. L’arrivée en Chine est un sacré relâchement ! On sent néanmoins ses limites, l’éducation et le polissage ont fait leur effet avec les années, et il faut sûrement longuement travailler pour « détricoter » cet apprentissage et arriver à cracher dans la rue, par exemple. J’ai vu des étrangers y arriver cependant ; il faut dire que c’est une nécessité, vue la pollution : j’ai traîné moi-même une toux grasse à chaque passage dans une grande ville.
Le crachat (universel, en Chine : les visiteurs officiels des J.O. 2008 vont avoir plus d’une surprise !) est peut-être l’ultime apprentissage. Avant cela, on peut arriver, peu à peu, à pratiquer sans complexe le coup de coude dans les flancs de son voisin pour le dépasser, la parole coupée (pour acheter un billet de train : arriver avec ses gros sacs à dos, bousculer, se pencher devant celui qui est en train de parler, attraper l’attention du guichetier – qui passe sans plus de tracas d’un interlocuteur à l’autre, d’ailleurs -, prendre la parole tranquillement, jusqu’à ce qu’un autre fasse pareil devant soi). Plus difficile : le hurlement à tue-tête dans les couloirs des hôtels ou au téléphone : on a quand même des scrupules européens difficiles à renier…
Se faire une place au soleil
J’ai senti en Chine une certaine liberté. Il y a de la place pour tout le monde, le tout est de la prendre. C’est une bataille de tous les instants, mais tout est possible. Cela vaut pour la conduite en vélo (en voiture, en bus… En train, je n’espère pas…) : le seul code qui vaille est, « s’il y a un passage à se frayer, vas-y ».
Quelqu’un qui avait passé du temps en Chine m’a dit que, selon lui, au sein d’une telle population, il arrive un moment où l’on ne peut plus prendre en compte l’intégralité de ses voisins ; on se concentre sur le cercle de la famille, et l’on fait abstraction de tout ce qui dépasse. D’où ce sentiment d’avoir affaire, chez les Chinois, à un egoïsme forcené.
J’ai ressenti parfois une grande dureté chez les gens, en particulier dans le Sichuan, chez les Tibétains.
Mais d’une façon générale, c’est la gaieté des gens qui ressort (les Chinois sont très joueurs, ils se rassemblent facilement dans les parcs, sur les trottoirs, nouent la conversation en trois secondes), la gentillesse (souvent quelqu’un pour vous aider, dévier son chemin pour vous accompagner là où vous voulez aller). J’ai adoré les trajets en train, c’est presque une fête. On échange des noix, des fruits, du thé…
L’intimité dynamitée
Je crois que je n’ai pas eu, en un mois, une minute d’intimité. Pas moyen de s’asseoir dans un coin avec un livre, ou son journal : un, puis deux, puis une foule éventuellement, de Chinois vont s’approcher, commencer à parler (même si l’on ne comprend rien), mettre les doigts sur un dessin, prendre le livre des mains, commenter à leurs voisins… Le plus drôle étant lors de mes tentatives de dessin : d’une certaine façon, la gaieté des Chinois, et leurs rires pointés alternativement vers les personnages et leurs modèles suspectés, m’ôtaient toute culpabilité dans l’entreprise de défiguration à laquelle j’étais en train de me livrer…
A vélo dans une ville, à coup sûr au premier feu rouge un étudiant va venir demander s’il peut faire le trajet avec vous (quel que soit le trajet), « to practice his English« . J’avais beau lui expliquer que j’étais « French« , peu importe, je me changeais en ambassadrice de l’Occident, professeur d’anglais, un peu comique…
Le chant du « laowaï »
Comme au Japon, tous les étrangers (laowai) sont mis dans le même panier « Occident ». Il y a le « Western » et l’« Eastern world », peu importent les nuances.
Là encore, par une belle journée sans trop de galères, les « hello » sont presque plaisants, et les « laowai » ont un caractère exotique amusant. Après 26h de bus, entre deux fumeurs, une jeune Chinoise vomissant par la fenêtre (un trajet sans la jeune fille vomissant ne serait pas vraissemblable : en tant qu’« Occidentaux », on s’attendrait à être les seuls en droit d’être malades dans les bus, ayant pour cela de bonnes raisons ; sotte pensée de notre part, mais constat néanmoins que ce sont toujours les locaux qui semblent souffrir les premiers des routes formidablement cabossées, des amortisseurs de l’époque des Ming, des pots d’échappement sans ramonage), les genoux dans le menton, les pieds coincés entre deux sacs de riz et son propre sac à dos, on devient moins patient.
Après quarante tentatives de prononciations de cette phrase que l’on sait, pourtant, être chinoise – on a passé quatre heures à en étudier la composition et le sens -, face à un visage impassible et à une série de « meiyou » (« non, il n’y a pas ») et de « tinbudong » (« je ne comprends pas » : l’une des premières phrases que j’ai appris à dire, me disant qu’elle me serait sans doute utile à prononcer ; en fait, je me suis plus souvent vue la recevoir à la figure, que la prononcer…), également. Le « laowai » lancé à tout bout de champ devient un aiguillon prêt à déclencher une tempête.
Cette fois je crois que j’ai pu ressentir au fond de mes tripes ce que peut éprouver un immigré marchant dans la rue, avec sa démarche importée, ses vêtements, son allure, ne parlant pas la langue, essayant tant bien que mal de faire des efforts pour se faire comprendre, mais personne ne le comprend, il a du mal à déchiffrer la signification des mimiques ou des rires des gens, et par-dessus le marché on lui balance des « étranger » plus ou moins ironiques…
D’un autre côté, je n’ai pu m’empêcher de penser à la boulangère du fin fond du Massif Central, qui voit débarquer depuis peu quelques spécimens barbares en Gore Tex, démarche sportswear, montrant du doigt les petits pains avec des accents gromelants, et je me dis qu’elle a sûrement tendance, elle aussi, à ranger ces astronautes dans la case « Amerloque » ou « Teuton », sans discernement ni autre forme de curiosité, comme les Chinois ont leur case « touriste occidental »…
Communication hasardeuse, étonnantes rencontres
D’une façon générale, c’est le manque de communication qui crée les rancoeurs ; si seulement on pouvait expliquer pourquoi l’on agit comme ceci, et pas comme cela, pourquoi l’on a ces gestes, cette démarche si décalée…
J’ai acheté à Pékin une méthode pour apprendre le « colloquial Chinese« , c’est tellement frustrant de ne pas pouvoir communiquer. Heureusement il y a les étudiants, dans les grandes villes en particulier, on fait des rencontres intéressantes. Cette écolière, par exemple, et un vieux monsieur, qui se sont approchés tandis que j’essayais de négocier des fruits dans la rue, à Chengdu. L’écolière faisait l’interprète. Le vieux monsieur m’expliquait que j’étais en train de me faire avoir, me montrait les magnifiques pommes qu’il avait achetées pour quatre fois moins ; m’en donnait une, puis deux, d’ailleurs. Ils m’ont accompagnée tous deux ensuite à un restaurant où je pourrais manger quelque chose de bon et pas cher ; ont décrypté pour moi le menu et ont passé la commande en chinois. L’écolière est restée deux heures avec moi au restaurant, m’apprenant du chinois, et moi lui montrant de l’anglais. Le vieux monsieur sur son vélo est revenu dix minutes plus tard nous poser discrètement sur la table deux petits pains chauds, avant de s’éclipser, tout aussi discrètement…
Ou ce jeune Tibétain, à Songpan (petite ville du nord du Sichuan, région tibétaine), que j’ai aidé à ouvrir son compte email Yahoo dans un cyber café (tellement contente de pouvoir, pour une fois, aider quelqu’un à mon tour !), qui a absolument tenu à m’inviter à dîner. Il avait fui, à 19 ans, sa vie de berger de yaks auprès de ses six frères et soeurs dans les montagnes, pour rejoindre, sans un sou, Lhassa, puis l’Inde et le Dalai Lama, et étudier le bouddhisme. Après huit ans en Inde, il a eu le plus grand mal à franchir la frontière chinoise pour une visite à sa famille. Il parle mieux anglais et tibétain que chinois (il s’en est d’ailleurs trompé dans la commande au restaurant), est quasi végétarien, respire le calme, est choqué par la plupart des pratiques chinoises…
A Dali, un moine m’a invitée à boire le thé, puis à déjeuner avec lui, des amis à lui et les autres moines, dans le temple.
Un autre, dans le train, m’a demandé à 6 heures du matin, juste avant l’arrivée en gare, de dessiner son portrait.
Les tribulations des Chinois en Chine…
D’une façon générale, les Chinois sont très surpris de voir tous ces étrangers qui voyagent seuls. « Où sont tes amis ? », questionnent-ils ! Le tourisme à la chinoise est une attraction en soi. Il faut voir ces hordes de casquettes et drapeaux, débarquant ou embarquant dans des bus, se relayant devant les « hauts-lieux » photographiques, souvent identifiés par une pierre marquée d’une inscription, dressée devant une vue magnifique, une cascade ou un bouquet d’arbres.
J’ai été assez deçue par un parc national, Jiuzhaigou, dans le nord du Sichuan, dans lequel on circule en « randonnée » le long de passerelles en bois, devant un groupe en costume de ville et cigarettes, derrière un autre groupe, inversement, en gore tex et appareils à trépieds (le système des passerelles a le mérite de s’adapter à la grande diversité des approches touristiques possibles en Chine…). Un service de bus dessert toute la journée le parc. L’entrée est hors de prix. La plupart des touristes chinois viennent du Guangdong, de Shanghai ou de Pékin. Seuls les touristes étrangers, tous equipés du « Lonely Planet », logent dans le parc, chez l’habitant – Tibétains ; record de crasse et d’inconfort, mais l’expérience vaut le détour. J’y ai passé deux nuits. Pas une goutte d’eau dans le village. Rinçage des bols et baguettes à l’eau de pluie, chasses d’eau improvisées… Elles sont loin, les douches européennes de 20 minutes… Dans les villes chinoises, les filles lavent leurs longs cheveux dans des bassines, sur le trottoir : la douche a une valeur que l’on sous-estime, dans nos villes à nous ! -, ce qui soit-disant est interdit ; on évite ainsi de repayer l’entrée, et de se ruiner dans les hôtels bétonnés alignés à la lisière du parc.
Impressionnant contraste entre les Chinois des grandes villes de la côte et le monde rural (majoritaire), où l’on travaille à la charrue à bœufs, paniers d’osier sur le dos, tandis que les grains de maïs et les piments sèchent sur les trottoirs… Entre les deux, tous les commerçants, employés, etc., des villes moyennes. Sans compter les étudiants lettrés, une population à part, là encore.
…et les tribulations des Barbares en Chine
Au Yunnan, j’ai pu faire enfin une vraie randonnée, magnifique, une gorge profonde, des roches et des arbres dignes des gravures chinoises. Et vivre les seuls trois jours, en un mois, de silence et de moments isolés. Apres trois jours, on prend l’habitude de se lever chaque matin et de renfiler ses chaussures pour prendre la route, et l’on se dit que l’on pourrait continuer à l’infini… (comme cet Anglais qui avait gravé sur un banc l’inscription de son passage, en route qu’il était, à pieds, autour du monde depuis quinze ans !).
Le deuxième jour, encore une fabuleuse surprise « à la chinoise » ; incroyable ce à quoi le fait de ne pas parler chinois peut vous mener… En temps normal, cela se limite à une mauvaise connexion en train, un minibus bondé au lieu du royal confort promis, du Lipton Yellow au lieu du fabuleux thé du Yunnan, une spécialité culinaire totalement inattendue dans l’assiette… Là, après une descente abrupte en plein soleil pour atteindre le fond de la gorge, et un bol de nouilles pour s’en remettre, nous demandons quel serait le chemin le plus sûr pour remonter et atteindre le refuge. La jeune femme nous sort un petit carnet sur lequel est écrit, en anglais, « dear tourist, (…) si vous voulez emprunter le chemin de droite – soit disant plus sûr, du moins avons nous cru comprendre – merci de demander notre aide, et de payer 5 yuans ». Il y aurait en effet une échelle à emprunter. Comme à chaque passage de pont ou de chemin nouveau, nous nous acquittons des 5 yuans. Et ne tardons pas à réaliser ce que les Chinois sont prêts à faire faire aux touristes pour 5 malheureux yuans… Ce n’est pas une échelle, mais cinq, à chaque fois plus longues, verticales (voire inclinées en arrière) le long de la falaise, ou plutôt à un mètre ou deux de la falaise, autrement dit dans le vide. Une fois engagé, on n’a plus qu’à se concentrer sur le grondement de la rivière, en bas, pour ne pas écouter son cœur en délire, et à manger du sucre pour penser à autre chose… Production de plusieurs litres d’adrénaline en un temps record.
Jamais eu aussi peur je crois. Mais comme à chaque galère, quelque chose de lumineux après. En l’occurence, un fou rire incontrôlable, assis dans la poussière sur le chemin à pic au-dessus du vide et des échelles maudites…
Tentative de recensement des moyens de locomotion en Chine
Je pourrais continuer à l’infini. Pour résumer géographiquement (enfin la géographie chinoise est-elle devenue concrète et passionnante, sortie des manuels et des cours de fac !), j’ai rejoint, depuis Tianjin, Beijing, ou j’ai passé grâce à Muriel et Bertrand une semaine fabuleuse (Merci à vous de vos bons tuyaux ; les baguettes ont été d’une grande utilité, et sûrement grâce à elles j’ai gardé une santé de choc !).
Train jusqu’a Xi’an (la fameuse armée de soldats en terre). 26h de voyage jusqu’à Nanping, dans le Nord du Sichuan (sommet de l’exotisme : on me dévisageait avec de grands yeux et une curiosité record), pour rejoindre le parc de Jiuzhaigou. Puis pause (et douche publique, jamais tant appréciée) à Songpan, dans un paysage encore nouveau, montagnes cultivées en terrasses, chevaux, entre autres moyens de locomotion (le recensement des moyens de locomotion en Chine est peut-être aussi impossible à réaliser que celui de la population… jamais vu une telle créativité dans la façon de se déplacer et de transporter les choses et les personnes !).
Chengdu, ensuite, ville réputée pour son art de vivre (ses maisons de thé où l’on discute, joue, se fait masser ou nettoyer les oreilles – avec une grande pince rouillée : comme la pastèque dans la rue, peut-être à inscrire sur la liste des choses à éviter…), sa cuisine (hyper épicée : le meilleur remède contre le rhume et la pollution) et ses jolies filles, dit-on.
De là, j’ai fait un aller-retour une journée pour aller voir le plus grand Bouddha du monde, à Leishan (que j’ai failli rater : attendu quatre heures le bateau pour lequel on m’avait vendu un billet, bateau fantôme…).
Puis, 24 heures jusqu’à Lijiang, dans le Nord du Yunnan : et là, repos, flâneries, vélo, randonnée… De Lijiang, trajet bakpacker classique : Dali, puis Kunming, où je passe aujourd’hui mon dernier jour, avant de prendre ce soir un bus pour la frontière vietnamienne.
On pense au bord des rivières chinoises, on ne s’y baigne pas nécessairement…
Tout cela en pleine forme (croisons les doigts !), sauf un bon rhume (comment slalomer entre les crachats ?…), grâce à des mesures de précaution quand même. Après quelques visites dans les marchés ou même le long des trottoirs ou dans les arrière-cours des campagnes, on a vite fait de se tourner vers le végétarisme… Avoir ses propres baguettes n’est pas superflu non plus. Son sac à viande propre, aussi… Vive les lingettes auto-nettoyantes, le savon est une denrée rare dont l’odeur peut parfois devenir un rêve absolu, au cours d’une journée ! Le couteau suisse pour peler les fruits. Et l’alliée numéro un, en Chine : l’eau bouillie, partout disponible, dans les trains, les hôtels, les lieux publics même, souvent. Partout ces grands thermos fleuris, dont je vais m’empresser de faire l’acquisition à Chinatown-Paris en rentrant, je crois !
La cuisine chinoise est d’une variété incroyable, et sublime. Je ne pense pas que je pourrai jamais retourner dans un restaurant chinois en France après ça… Inutile de parler d’un nem à un Chinois, il croira que vous lui parlez chinois… Je devrais les trouver au Vietnam, je crois, par contre.
En conclusion : la Chine n’est pas Gong Li en robe de soie fuselée gravissant les marches à Cannes, ni le vieux sage barbu assis au bord du fleuve, ni la porcelaine Ming délicate et fragile… Moins délicat, mais très attachant néanmoins !
Je vous envoie plein de sourires chinois (on en croise beaucoup par ici !), et le mien, jusqu’aux oreilles, et vous embrasse,
Pauline