1800 mètres environ, m’a-t-on dit, pour l’altitude de Kunming, à laquelle je rajoute sans hésitation les cinq étages de mon appartement, qu’à cette hauteur montagnarde on sent passer, on peut le dire comme ça (même si cinq étages ici, c’est en fait quatre chez nous, en France : le zéro n’existe pas en Chine, en tout cas pas pour les paliers ; je ne sais pas pour les logarithmes). 1810 mètres environ, donc, pour mon salon panoramique de fond de ville, de fin de campagne, faîte de montagne, et foire d’empoigne…
Je traduis par « environ » le fameux « maybe » des Chinois, deux syllabes magiques qui mériteraient leurs idéogrammes attitrés, tant elles s’intègrent harmonieusement dans la langue ambidextre que nous parlons ici entre nous, Chinois et Occidentaux.
Ambidextre, car parait-il, il faut savoir manier ses deux cerveaux pour parler chinois : le gauche et le droit. J’essaie d’enseigner l’anglais à des Chinois par l’ordre et la logique, associative ou autre, que l’on m’a transmise, en bonne fille de Descartes et d’Europe ; et de lier les sons barbares du chinois selon l’ordre romain de leur transcription phonétique.
Mais c’est par le cœur qu’il faut se connecter, par le plexus et les entrailles, la musique et la transe. Alors je me laisse vibrer au son de mes CD d’apprentissage du chinois (« en 90 leçons », satisfait ou remboursé…), je répète inlassablement les phrases et les tournures que me crache l’ordinateur, tout en m’hypnotisant des méduses phosphorescentes de l’économiseur d’écran. Et je chante l’anglais devant mes étudiants, me changeant en Polichinelle de l’enseignement, mimant tout, de l’hôtesse de l’air au badaud reniflard, en passant par le professeur d’aérobic et le bébé coursant sa voiture en plastique sur le tapis (sauf que je me tiens à distance du sol, une règle d’hygiène fondamentale en Chine…)…
A environ 1800 mètres, donc, je loge parmi environ huit mille étudiants, tout un personnel dédié à l’administration et à l’entretien du campus, et quatre-cent professeurs, dont une dizaine de guest stars, dont j’ai l’heureux privilège de faire partie : les professeurs étrangers. Ce statut est le sésame des plus grands avantages, de l’étage de l’appartement (on ne voudrait pas nous faire monter trop d’escaliers, ai-je compris, d’où l’embarras initial de Sophia…), aux invitations à dîner bimensuelles, présentation officielle du Président devant la presse locale (qui s’est empressée de photographier deux spécimens de notre équipée exotique), distribution de cartes bilingues de la ville, et autres minibus spéciaux affrétés à nos déplacements collectifs.
Nous sommes, il est clair, assez repérables et intrigants, et évoluons sur les terres densément peuplées du campus au son des « hello ! », lancés par certains étudiants téméraires (qui généralement se replient de sitôt sur quelque pouffement étouffé), et soutenus parfois par les regards les plus curieux, certaines têtes se dévissant presque pour ne pas risquer de nous perdre après nous avoir dépassés.
Ma grande terreur est de ne pas reconnaitre un étudiant, et je me tiens prête à sourire à la moindre alerte, quitte à lâcher moi aussi quelques « hello ! » préventifs, en cas de doute sévère, ou à opter pour le sourire perpétuel, une technique par ailleurs favorable à la santé, au bonheur personnel et collectif et, qui sait, à l’optimisation de la transformation nécessaire, je le sens bien, de ma configuration musculaire faciale, si je veux un jour arriver à articuler quelques mots de chinois − quelques mots compréhensibles, j’entends, car si articuler des mots est tout à fait négociable, les doter d’un sens un tant soit peu sinisant est une autre affaire… Et à bien observer, il semble que les Chinois ne s’embarrassent pas tant de leurs lèvres que nous pour parler, serrent les dents s’il le faut, et font de la langue un usage qui m’échappe encore, linguistiquement parlant (pour ce qui est d’attraper du riz dans la bouche, par contre, cela semble assez évident ; comme je l’ai lu quelque part, il n’y a point de manière inenvisageable de faire passer la nourriture du bol aux dents…). Tout ce que je sais, c’est que le Tai chi chuan recommande de laisser monter sa langue au palais, pour une circulation fluidissime du Qi, et que j’ai passé de longs mois chez l’orthophoniste pour apprendre précisément le contraire, ce qui me navre car voici mon Qi menacé, sans parler de ma prononciation…
Je ne doute pas que quelques temps par ici remettront tout ça en bonne et due place, et que mes deux cerveaux, le yin et le yang, sauront se reconnecter, et chanter librement en toutes les langues, anglais, français et chinois pour commencer.
Je remercie ce blog de me faire pratiquer un peu mon français. Je promets une version chinoise d’ici 2023.