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A double sens

L’un de mes exercices favoris en classe consiste à donner une liste de mots, et à demander à mes élèves de former une phrase autour de chaque mot. J’applique d’ailleurs la recette à mon propre apprentissage du chinois, y prends, certes, moins de plaisir que quand je tente l’expérience en français, mais néanmoins c’est efficace, et a le mérite de vous faire sentir tout a coup capable de quelque chose, de vous donner prise sur la langue, de la faire vibrer soudain, non plus comme un amas de sons, signes et autres tournures grammaticales alambiquées, mais comme quelque chose de vivant.

Mes étudiants traitent l’anglais comme une langue morte, ils feraient un carton en latin ou en grec ; nul doute que les Chinois pourraient rafler prochainement le marché des traductions bibliques et autres éditions de Lettres classiques – ils ne sont plus à un marché près, après tout… Peut-être a-t-on réellement peine à croire, en Chine, que l’étranger vit bel et bien, s’agite, dort, mange et parle, de l’autre côté des frontières ? Il n’y a qu’a voir l’étonnement quotidien que nous suscitons, et ce d’autant plus lorsque, quoique dotés de longs nez, longues jambes et cheveux mous, nous nous livrons à des activités étrangement comparables à celles de nos nouveaux compatriotes : manger, aller aux toilettes, et parler…

Sans aller chercher si loin cependant, il semble que l’autre explication à ce traitement résolument mortifère de la langue anglaise soit à chercher du côté de l’éducation… Une fois qu’ils ont compris la teneur de l’exercice, et ravalé tout un arsenal de mimiques étonnées et de commentaires paniqués en chinois, mes étudiants se précipitent sur leurs livres pour chercher à faire ce qu’ils ont été éduqués à maîtriser depuis vingt ans, à savoir, recopier. J’espère un jour pouvoir me glisser dans une classe primaire, et observer comment on enseigne le chinois aux enfants. Nul doute qu’une langue aussi solidement basée sur l’écriture incite à une rigueur méthodique dans le recopiage, ainsi qu’à une redoutable faculté de stockage en mémoire. Plus j’avance dans ma découverte du chinois, plus je réalise à quel point il vaut mieux ne pas oublier un trait dans le dessin d’un caractère, et combien il importe de savoir écrire autant que de parler, car les sons au total ne sont pas si variés, et une même prononciation (même déclinée en quatre tons distincts…) correspond à des dizaines de caractères différents… L’une des phrases utiles à savoir, d’ailleurs, est celle qui permet de vérifier, lorsque l’on doute du sens d’un mot, l’orthographe de ce dernier en le comparant aux mots de quelque formule courante : « tu veux dire, zuo de zuo fan, ou zuo de qing zuo ? » (« zuo de faire la cuisine, ou zuo de assieds-toi s’il te plaît ? »).

Mais rassurez-vous, étant encore dans la dure phase de rabâchage des dites formules courantes, je n’ai pas encore trop à me préoccuper de les rapprocher de quoi que ce soit de trop poétique ni technique… Cela dit, je constate que ma « Méthode 90 » (du Livre de Poche, pour lui faire un peu de publicité méritée), prototype pédagogique de l’enseignement des langues « à l’occidentale », est plus efficace que le professeur chinois que se paie l’une des mes collègues américaines deux fois par semaine : en trois mois, elle a ingurgité des dizaines de caractères, mais n’a aucune idée de la façon de les articuler entre eux, et est proprement incapable de composer une phrase, ne serait-ce que pour demander son nom à quelqu’un, ou le gratifier du fameux « as-tu déjà mangé ? », l’équivalent de notre « comment vas-tu ? »… C’est à se demander si le professeur a bien compris qu’elle souhaitait, non pas étudier la calligraphie, mais parler chinois et se sortir enfin du pétrin quotidien dans lequel se trouve ici le non initié linguistique… Elle songe, cela dit, à prendre ces trois derniers mois comme une expérience intéressante de l’éducation à la chinoise, et à tirer prochainement son chapeau au cher professeur.

Pour revenir à cet exercice de création de phrases, à mettre sans doute plus du côté du creative thinking des Américains que de l’esprit confucéen des Chinois, je dirais qu’en dépit du fait qu’il déstabilise en général totalement mes étudiants, il me révèle parfois des informations tout à fait intrigantes. C’est ainsi que j’ai pu obtenir, dans deux classes distinctes et à des moments différents, autour du mot Chine (nous venions d’étudier en long et en large comment dire que le Yunnan est au Sud-ouest de la Chine, Pékin au Nord, etc.) : « La Chine est un pays développé » et« La Chine est un pays en voie de développement »… Difficile de contredire l’un comme l’autre des élèves, l’objectif n’était pas de rentrer dans une polémique géopolitique, ni de créer un incident diplomatique ou de faire passer les laowai (étrangers) pour encore plus déplacés qu’ils ne le sont déjà, ni, encore moins, de faire perdre la face aux étudiants… Leur grammaire était correcte, et je les ai donc félicités, very good indeed.

On obtient parfois des révélations édifiantes ; un professeur canadien de l’école s’est vu répondre l’autre jour, tandis qu’il demandait à sa classe ce qu’ils pensaient pouvoir découvrir d’intéressant au Vietnam : « poor people »… Voila un résumé qui ferait sensation sur une brochure touristique…

De mon côté, cette histoire de pays développé ou non m’a laissée perplexe. Même s’il a pu y avoir réelle confusion entre deux termes de la part de l’un des deux élèves, et qu’il ait pu vouloir dire l’exact contraire de ce qu’il a bien voulu réussir à prononcer (béni soit-il, du moins, pour cela), la question mérite d’être posée… Sans doute les deux étudiants avaient-ils bien en tête la même définition du « développement » : progrès matériel, équipement technologique, meilleures conditions sanitaires, élévation du niveau de vie, etc. Mais sur cette base, que dire ? Je suis partagée sans cesse entre des phases d’adaptation tranquille à mon nouvel environnement, où je me laisse gagner par cette nouvelle « norme », pensant que les choses viennent facilement à moi, finalement (mais oubliant que c’est moi qui vais à elles et fais sans doute un puissant effort d’adaptation), et des phases ou soudain, prenant du recul, j’ai comme un deuxième œil qui s’éveille, et s’étonne : « non, mais qu’est-ce qu’il fait celui-là ? Il tire sa carriole à cheval à contresens dans la piste cyclable… » Pendant qu’un autre, à côté, fait vrombir son 4×4 à vitres teintées sur la route à trois voies (enfin, à voies : impossible de déterminer le nombre de voies en Chine ; il y a autant de voies, dirons-nous, qu’il n’y a de place sur la chaussée pour ceux qui s’y trouvent, qu’ils y roulent, marchent, pédalent ou rêvassent, en avant ou à contresens…).

Le trafic est une source intarissable d’étonnement, les engins à deux, trois ou quatre roues qui s’ébattent ou se poussent péniblement, les chevaux et leur crottin au milieu de tout ça, ces vélos dont la selle une fois sur deux est trop basse, ça donne des allures rocambolesques, les genoux en éventail sur les côtés et l’air d’être tranquillement assis devant la télé (je me demande si les clefs à molettes sont chose rare en Chine, ou si tous ces vélos sont du type « just stolen » et utilisés tels quels ; ou si le vélo de la petite sœur sert à la famille tout entière, sans que l’on se donne la peine de relever la selle de temps à autre… en tout cas, j’ai mal aux genoux pour eux quand je les vois…)… Il y a aussi ces nouveaux vélos électriques, qui ne font pas de bruit, mais se font doubler par les vélos traditionnels… Ces bébés plaqués contre le dos de leurs parents, sur les tricycles débordant de bazar, dont la tête endormie pend sur le côté, par-dessus les motifs éclatants du porte-bébé brodé. Ces marcheurs pliés sous des paniers surchargés. Ces minibus dont le klaxon semble être le principal combustible, et puis ces camions monumentaux, qui soulèvent autant de poussière qu’ils n’en laissent tomber de leurs chargements.

Et puis il y a des téléphones portables dans toutes les mains, ­dans celles des cyclistes également, il y a des hôtels étonnants de luxe (du moins en apparence : je ne m’avance pas sur la solidité de la construction, ni sur la qualité de la prestation…), des frigidaires, des télévisions, des jeans sur toutes les paires de jambes âgées de moins de 30 ans, des Mac Donald, des chaînes de donuts, Carrefour et Wal Mart qui rivalisent dans l’accumulation de denrées dont seules un petit volume finira dans les caddies (on vient se promener là en masse, mais les paniers à la sortie sont réduits)… Je suis allée réviser mes Christmas Carols chez Wal Mart, d’ailleurs, avant-hier : toutes les caissières étaient affublées, en plus de leur habituel gilet étiqueté d’un prénom américain, d’un chapeau de Père Noël, et la foule se pressait dans les rayons aux sons de « Jingle Bells » et autres « Santa Claus is coming to town »…

D’apparence, mes étudiants ressemblent fort à ce que nous pouvons être, nous autres Français et plus largement Occidentaux, dans nos années de tranquillité estudiantine : des jeans, et encore des jeans, des tentatives tous azimuts pour se démarquer tout en respectant la mode, des promenades nonchalantes le long du campus, et l’ingurgitation d’une dose phénoménale de snacks en tous genres, tout au long de la journée… Mais parfois je réalise l’immense écart qui me sépare d’eux : dès ma naissance j’ai eu droit à un passeport, obtenu en dix jours pour une somme raisonnable, et non en six mois pour une liasse inabordable de billets ; au fil des années, j’ai pu voyager, lire un paquet d’informations de sources variées (et a priori non censurées), découvrir plusieurs aspects de cette culture américaine qui semble incontournable dans le monde aujourd’hui – et non simplement me contenter de goûter un ou deux hamburgers made in China, d’écouter du rock tout en ne saisissant pas un traître mot des paroles, et de porter des t-shirts bardés de mots anglais mal orthographiés et placés au hasard, pour leur côté esthétique… (Cela dit je serais curieuse de savoir ce qui est écrit sur les innombrables t-shirts à calligraphie asiatique que nous portons nous autre, à Paris et ailleurs…).

Plus généralement, et à force de comparaisons interculturelles, on m’a inculqué le devoir de cultiver ces fameux « esprits d’analyse et de synthèse », perçus chez nous comme des valeurs suprêmes, à mettre sur tous les CV et à développer toute sa vie durant, avec leur comparse, l’« esprit critique »… Du coup je sais ce que « résumer », « comparer » et « donner mon avis » veulent dire, ce qui est loin d’être évident pour mes étudiants ici, qui seraient surpris de voir ce qu’on enseigne dans les écoles de commerce outre-plaines de l’Asie Centrale…

Conséquence, sans doute, de cette éducation sur le continent de la critique pure, raisonnable et reine, aujourd’hui je considère l’ordinateur comme une source prioritaire d’information et comme un outil de communication, pas comme une machine à jouer aux « computer games », seul usage véritablement reconnu aux alentours du campus, et il me semble que quand j’avais 20 ans j’avais déjà opéré le changement, et laissé Arkanoïd et autres Pac Man au placard… Ou du moins, j’étais curieuse de savoir comment on pouvait éventuellement utiliser un ordinateur à d’autres fins, et d’aller voir ce qui pouvait bien se passer sur Internet… Enfin, si les computer games sont la drogue locale (les étudiants y passent souvent la nuit, et leur regard tend parfois à se « zombiser » dangereusement), c’est un moindre mal, et de ce côté là ils sont peut-être encore protégés…

Quand j’avais 12 ans également, à l’école un médecin ou une infirmière est venu m’expliquer comment on fait les bébés ; à 15 ans on m’a parlé du SIDA ; à 17 ans, vaccinée contre l’hépatite B. Ici, nous avons appris il y a quinze jours (soit trois mois après le début des événements) que derrière cette apparence générale de sourires à gogo, douce nonchalance et organisation bien rodée, les étudiants filaient les uns après les autres à l’hôpital pour des périodes de deux ou trois mois, pour cause d’épidémie d’hépatite B… L’une de mes étudiantes est effectivement réapparue la semaine dernière, me racontant, tout sourire, son séjour à l’hôpital, comment elle était seule là-bas parce que sa famille est du Shandong, dans le Nord-Est, et aussi comment elle avait rencontré une Australienne qui avait fini par demander à se faire rapatrier… Jolie petite histoire, j’ai trouvé, et je me suis immédiatement renseignée de plus près sur ce charmant virus… Je me suis aussi permis de suggérer à l’école de mettre du savon dans les toilettes, et de faire en sorte que la chasse d’eau collective soit tirée un peu plus souvent, trouvant tout à coup que ce qui m’avait paru fabuleusement exotique et un véritable challenge d’adaptation lorsque j’étais ici en voyage, avait à présent, non seulement moins de charme, mais un autre visage : celui de la santé publique et de la sacro-sainte éducation à l’hygiène… Ma suggestion n’a pas eu beaucoup d’effets : mais non, m’a-t-on répondu, les étudiants attrapent ça en mangeant des fruits ensemble dans les dortoirs… Des fruits défendus ?… Les Chinois ont l’art de la métaphore, décidément. Ou une naïveté et un sens du tabou à toute épreuve…

Ah tiens, au moment ou j’écris, une petite fille est en train de se rincer les dents dans les plantes vertes, sur le balcon d’à côté. Je me demande ce qu’il se serait passé si j’en avais fait autant à son âge… Et aussi ce que vont donner les plantes ; je vais suivre ça de près…

Je vais pour ma part aller prendre une douche, puisque j’ai la chance, en tant que professeur étranger, d’avoir un appartement équipé, un ballon d’eau chaude électrique si je veux me chauffer un peu, et de l’intimité. On est dimanche, mes voisins sont quant à eux occupés, sur le toit d’en face, à se laver les cheveux dans une bassine, et à frictionner leur linge, accroupis. Peut-être est-ce le secret de ces cheveux magnifiques qu’ont les Chinois, ils sont « pollution proof », j’en ai bien l’impression, et restent inconditionnellement brillants malgré la couche de poussière qui vient quotidiennement se plaquer sur les miens, et sur le sol et les meubles de mon appartement… Je me demande combien d’années d’acclimatation il faut pour contrecarrer les lois de la génétique : le débat est ouvert…