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Réchauffement analphabétique

La Chine a perdu sa grisaille, sa brume, sa dureté… C’est fini. Place à la couleur, à la multiplication du synthétique, à la recréation, grâce à ce dernier, d’un univers infiniment démultiplié. Ce n’est pas l’Inde encore, mais c’est un début de coloration, celle de Mickey, de Dingo et de l’Occident, celle des blousons nylon et des sacs plastifiés, des néons phosphorescents.

Je regardais « La Môme », hier soir, et me disais que l’Europe des années vingt semblait reposer sur les mêmes clichés de gris, la brique noircie par le charbon, les épaules enroulées de châles dans les traverses moitié éclairées, les crieurs de rue et les charrettes encombrées, encombrantes…

Mais soudain, d’un jour à l’autre comme toujours, semble-t-il, la Chine a perdu ce vernis là, la Chine de la ville en tout cas, celle de Kunming, celle d’une région tirée par le tourisme et la popularité du climat. Je me suis réveillée un matin, et tout était gai, pimpant ; il y avait plus de couleurs que de gris, du moins, c’était assez dépaysant, encore. J’avance sur mon vélo, et je me dis que ce n’est pas la couleur qu’on essaie de mettre, ici, qui reste − celle-ci, celle des bâtiments parfois grimés de rose, des barrières fraichement repeintes de bleu, s’efface trop vite sous la poussière −, mais celle qui s’insinue, malgré elle, en taches sur la vie parsemée des gens, les bouts de plastique qui circulent partout, se plaquent sur les choses, enrobent les épaules, désormais, à la place des châles.

Voilà le rythme auquel avance la Chine, j’ai du mal à suivre, j’ose à peine fermer les yeux, de peur de les rouvrir sur une autre étape, en ayant raté les échelons…

Le pain est passé à cinq yuans le paquet, il était à trois quand je suis arrivée, est vaguement passé par le quatre à un moment donné, mais est sans doute déjà en route vers six, il est temps de songer à en revenir aux nouilles… Ou aux pattes de poulets, puisqu’un nouveau magasin s’est ouvert il y a quinze jours en bas, où l’on se rue (ou peut-être est-ce qu’on y « fait la queue »…), il faut dire que les illustrations étalées sur les murs sont pour le moins appétissantes…

Voilà, j’ai donc laissé la Chine de côté un mois à peine, et j’ai laissé échapper le fil trop rapide du rouet, je suis rentrée émue, comme à chaque fois que m’a déjà été donnée l’occasion de quitter, puis de retrouver, le territoire, puis étonnée, de nouveau. Dans une sorte de respect infini pour cette Chine énorme, que l’on ne semble, en rentrant par la terre, pénétrer que par un bout, comme une épingle qui rentrerait dans une fesse de chair, à l’insu de tout mouvement, sans modifier rien de l’épaisse, placide forme, qui l’avalerait, et poursuivrait sa route, roulant, étonnant, séduisant par sa rondeur, sa fierté, et son indifférence.

Arrivant du Laos, tout de suite j’ai été sous le charme de la modernité déglinguée. Les portables tonitruants, plus grésillants encore que la sono du bus, dans leur effort pour surpasser de bruit leurs voisins sur-actifs eux aussi. La force du béton, pour ériger la puissance, la solidité, et se perdre aussitôt en ruissellements désespérés, en formes tout juste carrées, mais de l’intérieur, rongées d’informe. Les vitres bleues… Celles de mon appartement, que j’allais retrouver, mais surtout celles de milliers de petits cubes, à travers la campagne et les villes, affirmant leur présence d’un bleu coupant de méthylène, quand tout autour inviterait au bois, au brun, et à la douceur fondue de la terre… C’est ce que font les Laos, les Thaïs, fondre l’habitat dans l’environnement, mais en Chine on découpe, et on remplace. On découpe des carrés, et on pose dedans des cubes. Le haut, le bas, la gauche et la droite, après tout cela suffit pour définir un espace, et un habitacle…

J’étais à peine remise d’une journée de vélo dans des villages de huttes, autour de Luang Namtha,  au Nord du Laos, que l’envie m’a prise de rentrer en Chine, et au détour d’une rue, le lendemain matin à 7 h30, un bus est apparu, bardé de caractères chinois. Aussitôt arrêté, aussitôt rejoint, j’étais en Chine déjà, on me pressait à grands moulinets de bras et sourires enthousiastes de monter à bord, pas de problème, foin de la gare routière, des tickets à tamponner dans l’ordre régularisé, quand il y a de la place, on vend : tout est possible en Chine, du moment qu’il y a du business à la clef… J’avais donc rejoint la grande famille, c’est le sentiment que toujours j’ai, dans ce pays, les gens ne se connaissent pas, mais à peine rassemblés pour un court moment dans un espace confiné, ils se connectent joyeusement, au son de leurs mp3, mp4 collectivement partagés, et de leurs téléphones eux aussi gaiment mêlés à la partie, et chaque nouvel arrivant est un ajout supplémentaire de joie, et de fierté. Ah, ça y est, on est chez nous… On peut cracher ; on le pouvait pourtant auparavant : le Laos borderline est une terre de crachat elle aussi, mais tout de même on crache mieux ainsi, de la fenêtre de ce bus, enclave de territoire roulant sur les plates-bandes voisines, et rejoignant la mère patrie…

Les odeurs… Les odeurs m’ont submergée d’émotion, combien j’avais aimé ce Laos propre et calme, vide où ne flottent que le fumet du riz gluant, la noix de coco et le durian, mais combien j’aime les odeurs de la Chine… Un mélange indéfinissable, il faudrait un nez, un professionnel de la parfumerie pour détailler la composition de cette moxibustion, de ce fumet complexe-ci. Le charbon − et pourtant il disparaît à grand pas ; les détergents que, malgré tout, on doit bien employer quelquefois, dans un espoir d’obtenir une propreté fugitive et toujours réinventée ; les soupes grasses, les bouillons où flottent tant de choses, les entrailles bouillies sur les trottoirs, dans les échoppes ; le flot des usines, celui des échappements des voitures, des camions roulant de mécaniques ; les vêtements et cheveux parfois lavés, parfois pas, la fibre tissée qui condense le reste d’une façon toute particulière ; les balais mous, contre les arbres, qui en font autant ; l’huile, dans la boue, peut-être est-ce elle qui capte ainsi les odeurs, et les restitue à qui passe : n’est-ce pas la matière grasse qui retient les parfums ?

Et les toilettes… Les fameux toilettes chinois, il faut les voir pour y croire, il faut prendre le bus de nuit, traverser les aires semi-nocturnes où un vieil homme veille, vingt-quatre heures par jour, penché sur sa pipe à eau, à moitié sceptique, attendant sans doute la gamelle de ses repas sortie de quelque part, sur la route ou dans les bois alentour ; il veille, dans un ballet de camions, sur un trou sombre que l’on appelle toilettes, quelque chose d’indéfinissable autrement, qu’il faut rejoindre à la lueur faible d’une ampoule, et à la force de l’instinct, ou de l’odorat…

La Chine parfumée. Ce pourrait être une installation, un projet démentiel, ambitieux, comme celui d’emballer la Tour Eiffel de rubans, ou de cerner un pays d’un mur cyclopéen… Imaginer des diffuseurs de parfum, sur les pylônes des villes, à côté des caméras de télésurveillance… Ou  bien, plutôt, représenter ces odeurs de la Chine, d’une façon ou d’une autre, car pour moi il n’y aurait rien de plus triste que de les perdre, que de voir gommées ces odeurs, comme on gomme d’autres espèces gênantes de touches « déplaisantes », les trous dans le sol, les pompes à relents, les vélos rouillés, les étals débordants trop des murs… Les odeurs ne se prêtent point à la nostalgie, car on n’a pas conscience d’en être baigné. Aussitôt quittées, aussitôt oubliées… Mais quelle variété, aussi, et quel inégalable renouvellement…

M’a frappée, aussi, l’échelle des choses : du Laos à la Chine, les mêmes hévéas, la même culture partout déployée, vouée à couvrir, à déraciner, si cela est possible, le pavot chéri des lieux, mais d’un côté à l’autre d’une ligne que l’on appelle la frontière, passée de bosquets parsemés dans la jungle, à lignes de rangs infinis, épousant de leurs courbes des collines entières, des coteaux tridimensionnels. La jungle est mise au pas, sa mousse tombée du ciel s’arrête sur des plantations rayées, des pans de terrain rayés d’alignements impeccables, des troncs eux-mêmes rayés, en serpentin, pour laisser couler l’or, la sève dont on fait les pneus, et le latex…

M’a amusée, plus qu’auparavant, la carrure épaulée des Chinois. Sous la chaleur, sous l’hévéa et le cocotier, les Laos porteraient volontiers des t-shirts, des chemisettes, des sarongs ; les Chinois, eux, ne se défont jamais de leur veste épaulée, râpée, tramée, dégingandée à force de se soulever au-dessus d’épaules inégalement rabaissées, elle leur donne une allure particulière, la carrure, une fois de plus, de ceux qui se posent, avant tout, sur la nature ; posent des carrés sur les ronds, l’alliance de la terre et du ciel, la géométrie non contradictoire des angles brisés, et des courbes… Pas très loin derrière, les carreaux de céramique, la fameuse terre vernissée, découpée, des fonds de piscine, sur les murs rhabillée. Le fond blanc de la Chine, le damier maculé de pions tachés. Un milliard d’hommes, et combien de petits carrés mouchetés ?…

J’étais partie pour chercher d’autres formes, d’autres rondeurs, la rondeur permise par la chaleur, le laisser aller des épaules, justement, libérées des ficelles du froid, et j’avais atteint un univers paradisiaque, à Koh Tao dans le Sud de la Thaïlande, où tout peut fondre d’aise, le cerveau, le dos, les orteils… Dix jours dans ce paradis conçu juste comme on attend le paradis, avec l’air qui vous soutient pour que vous n’ayez plus besoin de marcher, l’eau qui vous porte sans que nager s’impose, les poissons qui vous bécotent la surface… On se baigne dans l’eau, on baigne ses yeux parmi les nageoires et les plantes, sortis bien au-delà des limites de l’imagination ; le cerveau quant à lui baigne dans un nuage sonore, béat, ne comprenant rien, que le ballet à peine saccadé des « k » d’une langue créée tout exprès pour ce lieu : bikini, kokonut, kokakola ? ok-kay !! hamak, taksiboat, tuktuk, krème solaire… gecko ? barbekue, koup de soleil… A part quelques intrus, comme paréo ou encore bungalow, le vocabulaire se konfine dans cet espace kakaoté, roukoulant sous les kokotiers, ne sachant plus trop si les oiseaux eux aussi kakètent ainsi, ou si c’est nous, c’est notre oreille qui a réduit sa fréquence, et ne kapte plus que le krépitement allongé des « kaaaa », sous l’intense degré de préoccupation où elle se trouve…

Juste avant d’avoir atteint l’état de fonte ultime, le Nirvana klimatique, ékologike et gymnastike, je me suis dirigée à nouveau vers le Nord, dans l’idée de rejoindre le Laos, par l’une de ses portes ouvertes sur la Thaïlande. J’avais dans l’idée de passer voir un ami thaï, dans la belle ville de « Roi », m’écrivait-il, à quelques longues encablures de Bangkok. Après vingt-quatre heures de voyage depuis mon île paradisiaque (car, selon une pensée bien répandue, le paradis se mérite…), j’ai atterri, par la magie d’une péripétie linguistique et sonore là encore, dans la bonne ville de Loei, où je n’avais pas d’ami thaï, mais n’allais pas tarder à avoir un certain nombre d’observateurs, aussi curieux presque que des Chinois, et faisant force usage de leur « farang ! », la traduction locale du concept de « laowai ». Il s’est avéré que mon ami se trouvait, quant à lui, à Roi Et, à trois cent kilomètres au Sud-est de là, et je me suis donc armée de mon phrasebook Lonely Planet pour explorer seule cette bourgade, pas mécontente en fait d’avoir l’occasion de me frotter un peu à la Thaïlande profonde, et au sentiment d’analphabétisme complet que je commençais à perdre, à force d’efforts sino-linguistiques, en Chine…

Après cet intermède exploratoire, j’ai rejoint, enfin, Vientiane, découverte pour la deuxième fois, et cette fois avec beaucoup de plaisir et d’intérêt. C’est bel et bien une capitale d’Etat, il faut s’en persuader, et de l’idée de capitale, on dirait que Vientiane s’acharne à ne garder que le côté para-culturel : le raffinement, l’approvisionnement en délicatesse, les beaux arrangements urbains et paysagers, les centres culturels et linguistiques… Tout l’apparat dont aiment bien, il faut dire, se vêtir les Français, à l’inverse des Chinois, qui font des capitales provinciales douze fois plus volumineuses, concentrant l’abondance et un choix élargi de produits manufacturés, mais cherchant peu, au-delà, à souligner leur présentation de « capitale », capiteuse et capitonnée… Vientiane avait, par-dessus le marché, accueilli peu avant un sommet de la francophonie, et l’on avait sans doute, pour l’occasion, redoré son blason colonial, son merveilleux passé de ville douce à accueillir l’étranger et sa langue barbare…

Précisément, j’ai été particulièrement séduite par le charme de ses villas ex-coloniales, fermées sur leurs volets comme sur des paupières endormies, dans les jardins desquelles poussent des pylônes électriques, et des lianes dignes du Livre de la Jungle. Au contraire de Luang Prabang, dont on a retapé la moindre planche du passé avec un art de la restauration dont les Chinois pourraient aussi avoir à imaginer, un jour, d’apprendre, mais qui pour moi ne dort plus, ne se repose plus comme peut le faire Vientiane. Les yeux toujours ouverts, la sarabande des touristes toujours ininterrompue. Les persiennes sont devenues des écrans pour les cheese cakes, les glacières sophistiquées où conserver les préparations exotiques, pour le coup, des touristes amateurs de spécialités internationales ; les volets toujours ouverts à la pénétration du business, les fentes où glisser le moindre projet, la moindre idée séduisante ou onéreuse à présenter aux venus explorateurs du monde entier. Ceux-ci roulent leurs valises sur le tarmac à présent, plus besoin de sacs à dos pour gagner sa chance d’aller découvrir Luang Prabang… Peut-être est-ce pour cela que ce n’est plus le paradis : trop simple d’accès…

J’ai néanmoins quant à moi baissé mes niveaux d’exigence, j’ai fléchi honteusement devant la perspective d’un nouveau trajet en bus local, de Vientiane à Luang Prabang, devant ce souvenir ému du voyage en simili-caravane, dans cet objet roulant relevé, jusqu’à trois mètres au-dessus du toit, d’excroissances aussi bien alimentaires, qu’animales ou mécaniques, et empli en son intérieur de joyeux lurons en partance pour la fête du Pi Mai Lao, qui m’avait mise, finalement, sur la piste de la Chine ; de ce voyage de dix-sept heures dont je me remémorais à présent la forme, celle des genoux dans le menton et des talons dans le bout des cuisses, sous une chaleur que le moindre arrêt rendait étonnamment insupportable, il y a deux ans à peine… Il faut croire qu’en deux ans j’ai pris des kilos de plomb d’âge, car je me suis précipitée cette fois-ci sur le guichet « VIP », pour acquérir un billet pour un trajet ponctuel, climatisé, et incliné… Shame on me, on ne m’y reprendra plus, mais justement ce voyage a été l’occasion de réfléchir un peu encore à l’utilité même du voyage, à sa recherche, à ses modes et à ce que je voudrais en faire par la suite… L’Asie du Sud-est sans parler la langue, en bus VIP, seule et à dessiner pourrait bien voir sa formule un peu renouvelée à l’avenir…

J’ai rapporté, outre ces petites idées, des dessins, en ligne sur www.paulinefraisse.com, et tout un tas d’imprévus et de rencontres fabuleuses, malgré tout, qui ont contribué à renouveler mon énergie et mon regard, qui, comme les volets des maisons, a besoin d’être ouvert, fermé, raboté, remis à neuf, recoloré parfois, endormi, puis réveillé…

Après Luang Prabang, je me suis dirigée vers Nong Kiaew, petit village posé au détour d’un repli de rivière, et ai opté cette fois pour les sept heures de bateau, au lieu des trois heures de minibus également proposées, on en ressort un peu tanguant, mais ça en vaut la peine… Il s’agit d’une sorte de rafting version « au sec », où le passager touristique n’a rien à faire, qu’à se perdre dans le paysage et le froid du vent sur le blanc des yeux, tandis que le pilote mène un dangereux pilotage, à contre courant sur les rapides, vérifiant d’un coup d’œil à chaque passage que l’arrière du bateau soit toujours accroché à l’avant… Il s’avère que ces deux parties parfois se disent adieu, il faut alors rapatrier l’embarcation sur la berge et inventer une solution de réparation. J’avais déjà eu droit au coup de la panne dans mon précédent voyage au Laos, mais celui-ci s’est avéré tranquille, à peine un roulement à billes à changer sur la roue avant d’un bus, une fois, bien à point car autrement que les pannes, les arrêts pipi ne sont pas prévus dans l’emploi du temps (si l’on peut parler d’emploi du temps dans cette région particulière de l’écorce terrestre). Les pannes, elles, sont quasiment prévues, il y a un prévisionnel de la panne au Laos, qui mérite pour le moins d’être observé statistiquement, et curieusement…

J’ai oublié de préciser que le réchauffement climatique escompté était remisé aux calendes grecques, la fonte entamée en Thaïlande s’étant vue brusquement figée dans la grisaille à partir de Luang Prabang, sous l’influence sans doute de la vague apocalyptique de neige chinoise, dont pas un touriste ne manquait de me parler, aussitôt qu’il m’entendait mentionner l’Empire du Milieu. Je n’avais pas vu la télé, mais j’avais au final une vision très nette, gonflée sans doute à mesure des exagérations et des récits successifs, de la nouvelle catastrophe dont on se plaisait à enrober la Chine, l’événement sensationnel du printemps naissant, survenu à point qui plus est, car les Chinois s’apprêtaient à effectuer leur traditionnelle migration annuelle, vers la Fête du Printemps précisément, ce Nouvel An que pour rien au monde ils ne manqueraient de célébrer.

J’ai pu constater à mon retour que les Chinois eux-mêmes avaient pris plaisir à enrober l’événement, trouvant là une occasion nouvelle de distraire les foyers, tout en renouvelant la solidarité nationale, et je suis rentrée juste à temps à Kunming pour ne pas rater, à la télé, unshow particulièrement édifiant, sur un plateau de vedettes en strass et talons aiguilles frissonnant à peine sous les projecteurs embués d’une tornade de faux flocons qui, au pire, leurs collaient aux faux-cils, au cours duquel nous, spectateurs, avons pu savourer une succession de chorégraphies, chansons exclamées, reportages criés sur grand écran à un parterre de VIP dont on entendait chaudement l’enthousiasme, sur le thème de la neige, et de l’héroïsme de ceux qui avaient su lui survivre. En particulier, un ballet de soldats en uniformes camouflés, poussant des pelles à grands coups de hanches, sur une chorégraphie dynamique et à peine martiale, m’a emballée, j’avais peine à ne pas penser que je rêvais, et que mes yeux avaient trop bu les vingt-quatre heures de paysage du voyage précédent, pour rentrer du Laos à mon home, sweet home.

Ce nouveau trajet de vingt-quatre heures, je l’ai dit, avait été sous le coup de la redécouverte, émue, des odeurs, des visions et des sons de la Chine, il était presque passé tout seul, et pour parfaire le choc culturel, tout en étirant un peu les muscles tannés par l’immobilisme routier, j’ai enchaîné sur une nuit en boite, à Kundu, le quartier magique de Kunming, où tout n’est que néons, portes gigantesques, béant sur des empires nocturnes tonitruants aux décors néobaroques plastifiés, et j’avoue que le contraste avec le Laos précédent ne pouvait sans doute être plus poussé. La population entière de Luang Namtha aurait sans doute tenu dans ce night-club, mais j’avais peine à l’imaginer se fondre si aisément dans le décor, dans ces tenues de moulages, de shorts plus courts que les culottes, dans ces jeux de cracheurs de feu, de sourires à peine déplacés dans les coins par les mouvements frénétiques des corps, de bouteilles alignées par dizaines sur les tables, au milieu d’épluchures de fruits et de canettes de thé vert renversées… Est-ce le nombre, est-ce le goût, est-ce l’argent, est-ce le système de valeurs des Chinois qui les rend si différents de voisins à peine séparés par une frontière plus ou moins baveuse, puisque sur cent kilomètres il est permis aux uns et aux autres, de chaque côté de la barrière, de naviguer librement pour leur commerce ? Je ne sais, toujours est-il qu’ils sont étonnants, ces Chinois, je n’ai pas fini de me le dire…

Depuis ce retour électrifiant, je me suis mise à l’œuvre dans ma nouvelle vie, de citadine, sans campus, sans élèves, sans obligations autres que celles que je me vote, et malgré le climat qui n’atteint pas encore tout à fait les sommets espérés de la saison en terme de chaleur, je m’y sens aussi à l’aise que dans l’eau thaïlandaise où je faisais le poisson tropical… Nulle difficulté à me couler dans cette eau là, j’y retrouve plus de couleurs, plus d’aisance, plus de joie que dans nulle autre auparavant. Et pour y onduler mieux encore, je me suis remise à la danse, autre avantage du centre-ville, et ça fait du bien…

J’ai été invitée à dîner chez mes voisins, chez mes gardiens, aussi. Ces derniers accueillent désormais leur mère et belle-mère, une petite femme encapuchonnée de bleu, qui vacille péniblement sur ses pieds autrefois bandés, serrés aujourd’hui dans des bottines qu’on dirait spécialement dessinées pour ces formes que seul l’être humain pouvait être capable d’inventer, les orteils effilés dans une pointe où à peine ne tiennent, sans doute, que des lambeaux d’eux-mêmes, mais le coup de pied d’un adulte, bombé vers le ciel comme le dos d’un oiseau pris dans les filets serrés des lacets… Je ne peux échanger avec elle autre que des regards, et des mots traduits par sa fille, car elle ne parle pas le mandarin : uniquement la langue du village, ou de la région, d’où elle vient…

Mes voisins quant à eux m’ont adoptée comme leur fille, ils voudraient que je vienne dîner aussi souvent que possible, pour faire parler l’anglais à leur fils de dix-sept ans. Je crois que celui-ci, comme ses parents, a eu la cruelle désillusion de réaliser que, tout bon élève qu’il était censé, étiqueté, être, promis à partir étudier à Pékin sous les applaudissements familiaux, il ne parlait pas un mot d’anglais. Les mots se coincent dans sa gorge, ou se mixent avec la soupe qu’il tente péniblement d’avaler au même moment, car il faut bien dîner malgré l’angoisse qui le serre, mais pas moyen de les sortir… Heureusement je connais un peu le phénomène, pour l’avoir fréquenté ces dix-huit derniers mois avec mes élèves, et lui ai appliqué mes méthodes de coaching et de mise en confiance, qui l’ont passablement détendu… Je ne voudrais pas qu’il attrape un ulcère, pour avoir perdu la face devant un « Professeur »…

Cela fait drôle de ne plus être Professeur, je le suis toujours néanmoins aux yeux des inconnus que je rencontre, car c’est la description la plus simple à attribuer à un étranger, autre que celle d’étudiant, et c’est plus simple à expliquer qu’un projet artistique, doublé d’un intérêt culturel pour la Chine… L’an prochain je tenterai de me glisser dans le rôle de l’étudiant, pour voir…

Voilà, les dernières nouvelles de Kunming. La ville va bien, elle progresse, elle s’étend. Elle a mis au point de nouvelles règles de trafic, adaptées à la façon naturelle de conduire des habitants, tout le monde semble s’en accommoder très bien, sauf moi et quelques autres étrangers amateurs de trajets efficaces et rapides, et imperturbablement critiques sur les circonvolutions nouvellement obligées, le « U turn » étant devenu la règle désormais pour toutes les grandes intersections de Kunming : U turn par-ci, U turn par là, on dépasse l’intersection, puis on fait son U turn, c’est beaucoup plus amusant, et ça rappelle la conduite à vélo, quand on montait sur les trottoirs pour faire demi-tour  et qu’on piétinait les orteils de son voisin sur la deuxième partie du volte-face, faute d’avoir trop regardé… J’ai peut-être encore les yeux trop pleins de jungle, pour ne pas voir Kunming comme cet entrelacs de U turns, de fers à cheval posés là en vrac comme dans un sac d’espace, avec le cri des klaxons par-dessus… Moi, je crie « enfoiré ! » et « imbécile ! » (pour la version soft), comme je n’ai pas de klaxon, quand il faut signaler un U turn un peu tiré par les cornes, ou le réchappement in extremis de l’un de mes orteils. Avec un peu de chance, ça ressemble à de la poésie, en chinois…

Je raconterai la prochaine fois, je suppose, l’histoire du Hip Hop à Kunming… Et aussi celle d’un village de la minorité des Miaos, où l’on pratique le christianisme, depuis quatre-vingt ans à peine, et dont je reviens. Incroyable Yunnan… Je mets les photos en ligne pour commencer.