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Au pays des yaks

Eh bien voila, il y a un an, j’arrivais sur ce campus et découvrais l’extrême talent musical des Chinois, en matière de haut-parleurs et de « soap muzak », et la féerie colorée de toute une foule de jeunes occupés à acheter des couettes et des thermos fleuris, et me voilà replongée dans ce même festival, dans un léger sentiment de déjà vu, mais moins terrorisée cette fois-ci à l’idée de ne pas savoir reconnaître les visages, ou de fondre sous les regards scrutateurs…

D’ici lundi, le deuxième acte du show devrait commencer, à savoir la partie militaire, et je me réjouis d’avance de la reprise des « yi, er, san, si ! » dès 6 heures du matin, voilà qui devrait être tout à fait dynamisant, et raser efficacement toute trace de flegme vacancier… Je vous renvoie aux photos prises l’année dernière sur le sujet, ne suis pas sûre d’en refaire cette fois-ci, pour vous donner une idée de la couleur verte dont se pare le campus pendant quinze jours : camouflage assorti à la prairie du terrain de foot, ce bol d’oxygène en forme de ovale vert, notre fier représentant de l’écosystème local, résistant patiemment à l’envahisseur bétonnier.

Côté béton, ça progresse, ça progresse, pas de souci de ce côté là, l’été a été productif, et ma pauvre rue, cette chère Haitun Lu, continue de se parer de nouveaux murs, de nouveaux trous, de nouvelles bosses. Je me prends à éprouver comme une forme de pitié pour cette voie de passage – car c’était là son attribution originelle, avant de devenir une voie d’embouteillage majeure –, qui semble totalement laissée pour compte, massacrée et saignée jusqu’au dernier râle, là où tant d’autres routes se voient prioritairement transformées, aménagées au goût des Chinois, c’est-à-dire dans le style large, droit, muni de garde-fous et de feux à minuteries, bordées de pistes cyclables tout aussi larges, et de trottoirs par-dessus le marché, où déambulent calmement les gens, sous une rangée d’arbres si possible.

Le massacre commence à porter ses fruits, et conjugué au réchauffement planétaire, il a apparemment donné cet été d’appréciables effets marins, où Haitun Lu s’est changée, nouvelle mutation, en rivière, désormais praticable en bottes ou en tongs, au choix, selon son degré de tolérance au mélange égouts-boue-rats crevés sur la peau. Dieu merci je m’étais, sitôt les cours terminés, échappée vers le Nord, mais certains ont pu me décrire, tout au long de l’été, les cycles des marées haituniennes, et j’ai eu la chance de voir le paysage de mes propres yeux dimanche dernier en rentrant – du moins en tentant de rentrer, car l’opération n’a pas été simple et j’ai bien cru devoir aller attendre la fin de la saison des pluies à l’hôtel… Motivé déjà par le retour, mon entrain n’a fait que grandir en imaginant le campus changé en île, et moi captive au milieu…

Le soleil est revenu cependant, la pluie pointe encore son nez de temps en temps, toujours plus ou moins imprévisible, mais en gros le terrain est praticable, et les embouteillages ont pu reprendre sans encombre.

Ce qui me laisse l’esprit tranquille pour songer à ces merveilleuses vacances, et aux cours qui m’attendent dès mercredi prochain, avec les mêmes charmants élèves qu’au semestre dernier, a priori, si l’emploi du temps ne change pas encore quatre ou cinq fois. Les vacances, donc, sans réel plan initial, mais tout de même quelques pages d’un guide touristique photocopiées à l’arrache et ciblant tout droit au Nord, et un carton d’invitation du consulat de France à Chengdu en poche, se sont étalées sur six semaines, et quatre provinces.

Commencement pas désagréable, par une petite soirée organisée par le consulat pour le 14 juillet ; à la suite d’une nuit de train et à l’aube de six semaines de dortoirs et de backpacking, j’avoue que ce soudain étalage de luxe, un buffet complet de plats dont j’avais presque oublié l’existence, et que jamais je n’ai tant appréciés, arrosés pour bien faire de champagne et de vin rouge, était un divin cadeau, et je remercie la République. J’ai rencontré par ailleurs un architecte chinois qui avait vécu trente ans en France, et qui m’a fait découvrir le lendemain une troisième vision de Chengdu, à base de maisons de thé et de marché aux puces, fort différente en somme de la séance de loisirs forcés du 1er mai dernier, et qui, si elle ne m’a pas encore réconciliée totalement avec la ville, m’en a tout de même rapprochée.

Après ça, retour au bon vieux sac à dos, et je me suis enfoncée dans une région où j’espère vraiment retourner, au Nord du Sichuan et au sud du Gansu, pour finir à Xining, la capitale du Qinghai, avant de regagner le Yunnan, côté Nord-Ouest, haut dans les montagnes toujours. Tout cela chez les Tibétains, pour ne pas dire au Tibet, car si administrativement la province du Tibet s’arrête aux frontières de ces quatre autres provinces, culturellement elle déborde largement.

Les Tibétains considèrent qu’ils ont trois régions, et chacune a ses costumes et ses architectures propres. Ceux que l’on croise dans le Sichuan et le Gansu sont certainement très impressionnants, de véritables cow-boys, plus grands, plus baraqués, le nez plus allongé, et plus délurés aussi que les Chinois : sans aucun doute, ceux-ci ont pu avoir peur quand ils les ont vus apparaître, barbouillés de noir et crasseux par-dessus le marché, dans leurs grandes bottes et grandes robes enturbannées… Certains ne parlent pas le mandarin ; par contre, le flamand, l’espagnol, s’il le faut… Et bien sur l’anglais, qu’ils ont été, pour nombre d’entre eux, apprendre en Inde.

Le voyage dans ces coins là implique un amour forcené du bus, et même en cherchant bien, on ne trouvera pas un trajet qui puisse éventuellement commencer plus tard que 6h30, et s’achever plus tôt que 18h, même si la prévision d’arrivée était estimée à 12h ou 15h… Mais heureusement on est sûr de ne jamais s’ennuyer, il y a toujours de quoi pimenter un peu la curiosité : l’occasionnel camion renversé sur le bord du chemin, qui nous rappelle l’occasionnelle possibilité du bus retourné ; l’occasionnelle traversée de yaks, signalée par des panneaux dans un chinglish du plus grand effet, « Zoology channels » ; le non pas occasionnel, mais généralisé, nuage de fumée, ponctué de crachats rocailleux, et les tout aussi généralisés hurlements des petites radios-téléphones portatives, la version collective du lecteur mp3, bien individualiste quant a lui, après réflexion : quand on peut faire profiter les autres, pourquoi se priver ?… Et bien sûr les occasionnels vomissements de la population féminine, un trait incontournable de tout trajet en bus chinois qui se respecte.

Assise contre un moine, et dévisagée plus que ponctuellement par l’œil intrigué, en coin, d’un Tibétain au long nez, je n’ai trouvé, outre qu’à songer à emprunter le chapelet tranquillisant de mon voisin, qu’à serrer les fesses et retenir mon souffle quand, pour changer un peu des lacets en fin de compte pas si vertigineux de la route, le chauffeur a opté pour un raccourci, une piste de sable coupant à pic, perpendiculaire à la pente – tout schuss, comme on dit…

Celui-là n’a pas eu la déveine de rencontrer les flics, mais d’autres l’ont parfois, et au milieu d’un paysage grandiose, sous le chaleureux soleil de midi (au frais, l’expérience aurait été moins épatante), nous avons pu, au cours d’un autre de ces fameux trajets, attendre patiemment notre chauffeur, embarqué quelque part par une paire de flics embusqués, pour cause de surcharge pondérale du véhicule… Quand il est finalement revenu et que nous avons pu reprendre la route, il n’y a plus eu qu’à s’arrêter sept fois, pour quatre réparations du moteur et trois passages classés « délicats », où les passagers surnuméraires (remontés à bord malgré la première intervention policière) devaient descendre, continuer d’avancer à pied, en courant ou à bord d’un tracteur, avant de remonter quelques centaines de mètres plus loin. L’avantage de ces pauses impromptues est qu’on peut, en groupe, les hommes en amont et les femmes en aval, aller faire pipi au bord de la route de temps en temps, ce qui est bienvenu quand les pauses toilettes ne sont pas officiellement prévues dans la feuille de route.

Ce voyage me donne l’occasion de poursuivre sur le volet du tourisme en Chine, et de ses diverses applications. Après tout, le tourisme des Chinois dans leur propre pays, en attendant qu’ils ne se lancent à l’assaut des autres territoires (et alors là, ceux d’entre vous qui éventuellement travaillent dans l’hôtellerie, better get ready…), se développe de 20% chaque année, et inclut des catégories de plus en plus variées. Cette fois-ci, nouveauté par rapport à mon dernier voyage en Chine il y a trois ans, j’ai pu faire connaissance du volet « nouvelle jeunesse », une catégorie bien spécifique, dont voici les grandes caractéristiques : on a entre vingt et trente ans, on se déplace avec ses potes, ou on les trouve sur Internet ; on s’équipe de fond en comble (y compris en Quechua, ce qui prête à confusion : jusqu’ici le Quechua landmark permettait de repérer les Français, bien exclusivement…), et on squatte les dortoirs des A.J.[1].

A quoi reconnaît-on qu’un Chinois a investi les lieux dans un dortoir ? A une myriade de petits sacs plastiques, des micros serviettes éponge qui sèchent partout, tout un bazar dont on se demande comment il peut rentrer dans le micro sac à dos et ses micros sacs annexes, mais à force de pliages et rangements tonitruants, soyez assurés que c’est possible. On peut même faire rentrer les divers cordons de lecteur mp3, appareil photo, téléphone portable (on veille à ce que celui-ci ne soit jamais à court de batteries, pour être à même de sonner en pleine nuit si nécessaire) qui rampent partout le long des murs et des lits superposés. Et le paquet de cigarettes entamé confortablement sur l’oreiller (mais par grande politesse on a quand même utilisé un cendrier : on est entre gens civilisés, après tout…). Par contre, il ne semble jamais y avoir trop de place pour la lampe de poche, accessoire barbare et réservé sans doute aux laowais, et si peu utile quand il suffit, à toute heure, de tourner l’interrupteur du plafonnier pour que lumière se fasse…

Autre évolution certaine, depuis les années 70, du backpacking, la désormais immanquable Route du Pancake : un cordon continu, d’étape en étape, pour le traveller qui parcourt le monde, et qui lui permet de se rassasier dignement, et d’éviter surtout les spécialités locales (mais là-dessus je ne devrais plus rien dire car je me suis moi aussi laissée entraîner au charme du pancake ; pour ma défense cependant, je dirais que mon cas le mérite un peu, après un an sur place déjà, je sature gravement des délices huileux proposés dans les environs…). Le jeune touriste chinois qui suit lui aussi la Voie, donc, tente de s’adonner à sa façon au jeu. Commande ainsi, et avale, pêle-mêle, yaourt, chocolate cake, spaghettis bolognaise, frites… Il n’hésite pas à user de ses baguettes pour attraper les morceaux de l’apple pie qu’il a savamment lacéré au préalable. Et sort son thermos de thé pour arroser le tout, parce que faut pas pousser. Si par hasard lui prend l’envie d’un expresso, il le gobe éventuellement en apéritif, avec un float de vanilla ice cream pour la touche sucrée, et un verre de thé pas trop loin. Voilà qui rend créatif… Je pense cela dit qu’un Chinois en Europe pourrait s’en donner à cœur joie dans les restaurants dits « asiatiques », en termes d’observations du même type.

Pour finir, je dirais que j’ai un peu tenté, avec ce voyage, de rallier l’extrême bord Sud de la Chine et son acolyte du Nord, sur une ligne qui coupe en deux moitiés le pays, à la marge du grand Est han, et aux abords du grand far west multiculturel qui s’étend de l’autre part. Et que j’ai pu constater qu’à longitudes égales, habitudes égales, parfois, Kunming et Xining pourraient être sœurs, à 2000 mètres et des poussières chacune, peuplées de Huis chapeautés de blanc et faisant rôtir des petits pains ronds, sirotant du yaourt quand le cœur de la Chine han se repaît de soja fumant, brassant quelques minorités, les laissant faire leur apparition parfois au coin des rues. Kunming brasse plus, cependant, de ce côté là, et chante plus, et se couvre de fleurs. Xining cultive les criquets, et le ba bao cha (le « thé aux huit trésors »). On achète un criquet dans un petit panier rond comme une balle tressée, et on le regarde, avachi langoureusement, en sirotant un thé plein de fruits secs sous une armée de parasols et de petits arbres ombrageux.

Les deux villes ont leur lot de mendiants, on exhibe les corps déformés, les enfants paraplégiques, les brûlures. Les Chinois regardent, de leur curiosité hébétée habituelle. Comme ils nous regardent, nous, les laowais… Tout ce qui a le malheur d’être différent, de s’éloigner de la norme, du Milieu de l’Empire, les laisse pantois. J’ai parfois l’impression que la vue d’un étranger les laisse, comme beaucoup de choses, sans voix : sans commentaire. Quant aux mendiants et aux estropiés, peut-être est-ce après tout la façon la plus honnête d’aborder la question, directement, sans politesse ni fausse pudeur ? Quoi qu’il en soit, il me semble qu’à mesure que je comprends leur langue et leurs habitudes, c’est l’écart qui nous sépare que je mesure…

Tout en mesurant l’écart qui me sépare aussi de la France, et l’intervalle où j’ai l’impression de me situer en ce moment, entre les deux. Ces vacances ont aussi été l’occasion de réfléchir, et d’élaborer des projets. Et parmi eux, celui de revenir à Paris trois ou quatre mois, l’été prochain, non en touriste de passage, mais pour travailler, histoire de vous retrouver tous (et quelle joie à cette idée !) en étant moi aussi active, et de renflouer les caisses avant de revenir ici ; l’autre moitié du projet, c’est de m’installer à Dali, au Nord-Ouest de Kunming, d’ici quelques mois.

Ce joli plan a encore un peu des accents de « Perette et le pot au lait », car il s’agit de trouver le moyen d’être à Paris quelques mois sans payer de loyer, et je commence à élaborer des solutions, parmi lesquelles acheter un studio et le louer à la semaine le reste de l’année. Il y aurait aussi l’idée d’échanger ma maison quelques mois avec quelqu’un qui souhaiterait venir en Chine (peindre, par exemple, ou écrire : Dali est l’endroit rêvé pour ça…). Ou toute autre idée, et je mets vos créativités à contribution (mais pas vos intimités : pas question de venir squatter vos canapés quatre mois, rassurez-vous !) : toute solution ou piste lumineuse bienvenue !

En attendant, bonne rentrée à tous ! J’espère que l’été a été bon et reposant. Aux joies de la reprise à présent, donnons-nous du cœur à l’ouvrage…


[1] Auberges de Jeunesse : volontairement laissé sous forme de sigle, pour rester dans l’esprit « backpacking »…