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Paresse touristique

Je suis restée muette un moment encore… C’est qu’il s’agit d’augmenter la vigilance, à mesure que certaines choses menacent de rentrer dans l’ordre du banal, et que l’œil en profite pour glisser discrètement vers un état de paresse confortable… Néanmoins, la Chine n’a pas fini de me surprendre, et je vais tâcher de continuer le travail, quitte à fouetter mon œil de temps en temps s’il le faut…

J’ai également été assez occupée dernièrement à concevoir, enfin, la version illustrée de ce blog, et je suis heureuse de pouvoir mettre en ligne aujourd’hui quelque chose d’un peu plus visuel[1], après presque un an de spéculations verbales.

Afin de stimuler l’œil et le cœur, pour rester médicalement correct comme on le fait assez spontanément en Chine, je me suis penchée un peu sur la question du tourisme, et du « allons voir ailleurs si l’air est plus pur »… Cela m’a menée à participer à un voyage organisé par l’école, à Chengdu, la capitale du Sichuan voisin. Le 1er mai est une fête importante, la troisième occasion pour les Chinois, après la Fête Nationale d’octobre et le Nouvel An de février, de pratiquer ce sport intéressant : le déplacement de masse et la consolidation, à coup de photoreportages et d’investissement tonitruant des lieux, d’un certains nombre de lieux de mémoire sûrement essentiels pour les générations futures.

Le 1er mai, qui donne son nom à un certain nombre de rues à travers le pays (Wu Yi Road[2]), est bel et bien ici aussi la fête du travail. Que fait-on donc quand on obtient, par décret du gouvernement provincial, cinq jours d’arrêt ? On va fêter ça avec son « unité de travail », autrement dit avec ses collègues, et ses patrons, avec qui il est bienvenu de trinquer, voire de se retourner la tête, en tout cas de passer du temps, à défaut de parler. La notion de « devoir » est bien implantée dans le monde du travail, peut-être même dans la société après cinq heures du soir, et pour le 1er mai on s’en donne à cœur joie pour célébrer ça, une véritable ode au travail sous sa forme sucrée, le loisir…

Nous voici donc embarqués, sept professeurs étrangers et à peu près autant de responsables chinois, dans une série de minibus, d’avions et de télésièges (la forme extrême-orientale de ce qu’on appelle chez nous randonnée), pour quatre jours de loisirs forcés, au rythme effréné de six heures quarante le matin, à vingt-deux heures le soir, avec force pauses restauratrices dans l’intervalle, pauses shopping, pauses clichés de groupes, et pauses toilettes collectives, histoire de vraiment tout partager.

Le processus a déclenché chez ce noyau d’Occidentaux une réaction choc, voire des réactions totalement inattendues, de retour aux joies adolescentes de la fugue, du pétard dans la chambre d’hôtel, et de la beuverie systématisée sur quatre nuits, suivie de journées zombiesques derrière le drapeau et le haut-parleur 100% chinois du guide, qui se fichait pas mal d’ailleurs de savoir si ses longs monologues en mandarin atteignaient ou non le cerveau de son public… Dans un sursaut presque guerrier, l’individualisme occidental s’est donc réveillé, et dévoyé dans une forme tout aussi lamentable du group effect, pas tout à fait celle qui était attendue pour l’occasion, mais néanmoins assez plaisamment lamentable.

Cela m’a valu une vision de Chengdu totalement différente de celle que j’avais eue il y a trois ans, où j’arrivais, sac au dos, de mes plateaux tibétains, et me contentais d’arpenter à pied et en vélo la ville, qui m’était apparue comme un réseau de ruelles fumantes et odorantes, de maisons de thé chantantes, et de trafic aléatoire autour d’une grande place où trônait la statue de Mao. J’avais néanmoins tenté à l’époque une excursion prioritairement touristique, pour aller voir le Bouddha géant de Leshan, mais étais vite rentrée m’occuper de mes moutons, après ce petit épisode grégaire passablement édifiant.

Cette fois-ci, Chengdu s’est révélée non plus un réseau, mais un quadrillage, d’avenues toutes plus larges les unes que les autres, séparées en leur centre d’un garde-fou – et bien fou, à vrai dire, celui qui s’aventurerait à la traversée… Le café long en grain de Starbucks distille son odeur sur les trottoirs larges de six pieds, et Mao, bien lui en soit pris, respire sur une large esplanade piétonne, sous laquelle vibrent les pots d’échappement et les autoradios. Nous avons visité la maison du poète Du Fu, tout à fait inspirante, même sous la pluie, et à côté, flâné dans « snack street », la version reconstituée de ce qui pourrait être la « vieille ville », mais entièrement sortie de terre dans les années 2000, et où l’on a astucieusement rassemblé, dans des échoppes, l’intégralité des « snacks » disponibles à Chengdu, et dans le Sichuan tout entier, possiblement. Comme ça on n’a plus à se décarcasser pour découvrir soi-même les choses, au hasard de pérégrinations aléatoires : simple, rapide, efficace.

J’avoue avoir cédé lorsqu’il s’est agi, sous le soleil exactement, de pérégriner à la queue leu-leu le long d’un circuit auto-piétonnier (version non motorisée du circuit auto-routier), entre les arbres d’abord, où chantaient dans les haut-parleurs de petits oiseaux apaisants pour l’esprit, puis le long d’une première rampe en colimaçon (du type de celles que l’on a spécialement designées pour arranger l’organisation des files d’attente), pour atteindre un micro-ferry et traverser un micro-lac (durée totale de l’opération : 1h30, là où le contour du lac aurait pris 12 minutes à pieds), et enfin rejoindre la deuxième rampe en colimaçon, celle qui mène au télésiège. Mais celui-là, je ne l’ai pas vu, car un besoin impérieux de fugue s’est fait sentir, et j’ai rejoint, au terme d’un laborieux parcours retour, une bienveillante maison de thé – il en reste donc à Chengdu, Dieu soit loué, et l’on peut toujours, comme au bon vieux temps, s’y faire nettoyer les oreilles à l’aide d’un outillage de ramoneur miniaturisé, et d’un diapason vibrateur qui, paraît-il, peut provoquer des sensations dignes d’un orgasme. Restant fidèle à mes coutumes d’hygiène personnelle en matière d’ORL (et en matière d’hygiène générale en Chine, quoi qu’il en soit…), je n’ai pas tenté l’expérience, mais il est intéressant d’observer les gens en train de se soumettre au ramoneur, et de guetter les signes éventuels d’une capitulation au plaisir – mais de ce côté là, les Chinois ont de l’endurance, et l’expression émotionnelle est une affaire bien contrôlée par ici…

A ce propos, j’ai pu observer au cours de cette première année ce que j’espère pouvoir continuer à étudier au cours des mois prochains, à savoir, les codes de la séduction en Chine. Ayant commencé à arpenter les boîtes de nuit de Kunming, il s’avère que « Tomber la chemise » n’aurait peut-être pas tout à fait le même succès ici, où le rythme semble bien passer jusque dans le sang des gens, mais une fois mêlé à une sacrée dose de bière, et après un parcours qui le laisse, il faut peut-être dire, anémié. On garde donc sa chemise, et on bouscule, le regard fixe, comme on bouscule, après tout, tout au long de la journée, à Wal Mart, dans le bus…

Je réalise de façon criante combien le flirt est dans l’air de France… Point de ça ici, on reste pudique dans ses plaisanteries, ou alors on aborde la technique inversement proportionnellement directe : « I love you », d’entrée de jeu, ou, autre version également répandue, « Qu’est-ce que tu penses de la sexualité ? », interprétation probablement mal comprise du si mondialement connu, romantique, « Voulez-vous coucher avec moi – ce soir ? »… Reste à savoir si ces techniques d’approche sont réservées aux Occidentales, animaux étranges autour desquels gravitent toute une pléiade de légendes, ou si ce sont des stratégies usuelles, l’art de la guerre sexuelle…

Autre effet problématique de ce manque absolu de glamour, l’organisation d’une fête, pour laquelle il faudrait sans doute lutter d’arrache-pied afin de maintenir un esprit, disons, « de charme », sans retomber inévitablement dans la combinaison « lumière blafarde – alcool de riz blafard – flashes d’appareils photos blafards », sur fond de monceaux d’épluchures et d’écorces de graines répartis entre la table et le sol, devenu de toute façon impraticable pour toute forme de danse ou de sitting un peu plus détendu… Il reste à inventer une forme intermédiaire et inédite de la fête ici, hors les murs par mesure d’hygiène, mais pas non plus dans d’autres murs déjà trop aguerris à l’esprit de néon blafard, karaokés et autres bars « à graines » (où le sol est officiellement dédié au crachat d’épluchures). Je songe à la montagne, derrière, ou à l’un des chantiers qui fleurissent dans les alentours, à condition de viser les quelques heures profondément nocturnes où l’on arrête d’y travailler…

Le mois était donc à la fête, mais pas seulement. Je suis partie à Lijiang, dans le Nord du Yunnan, refaire une randonnée que j’avais faite il y a trois ans, et qui avait sans doute contribué à mon amour du Yunnan et à mon envie d’y revenir : la Gorge du Saut du Tigre, en version abrégée cette fois, sans la partie échelles qui m’avait valu de tester ma résistance au vertige la dernière fois (un agréable passage aménagé à l’âge de pierre, se pourrait-il, où pour la modique somme de 5 yuans versée à une femme guettant là le touriste aventureux et lui servant auparavant un bol de nouilles bien relevées, on pouvait, à l’époque, se payer une frayeur adrénaline digne de Luna Park et de Schwartzy et Rocky réunis, le long d’une série d’échelles rouillées incrustées en contre-plongée dans la falaise, sur fond musical torrentiel de Yang Tsé déchaîné, en contrebas…).

Forte envie, une fois là-bas, de prolonger sur la route du Tibet, mais l’attrait de mes élèves et du travail était trop fort, j’ai donc repris les cours après cette interruption bienvenue de quelques jours, et abordé la phase finale du semestre : les examens…

Le sujet ne sera pas « Eloge de la paresse », il a déjà été traité, et puis je ne sais pas s’il permettrait de recaser aisément les habituelles cinq phrases globalement retenues, à savoir « there are four people in my family », « in my spare time, I like playing computer games » (quoique, cette phrase là pourrait coller…), « my hometown is very beautiful » (but I can’t say why), « I think school is very bored » (boring ; mais le concept de préfixe-suffixe a du chemin à faire avant de s’imposer dans un esprit moulé aux caractères chinois…) et « I am from Kunming of Yunnan » (la façon chinoise de présenter une localité ; à mon oreille, ça sonne un peu comme si l’on voulait s’assurer que l’on parle bien du même Kunming, au cas où, comme pour Paris, il y en aurait un au Texas…).

L’une des professeurs américaines d’ici me faisait remarquer, hier, que sans doute l’apprentissage massif de l’anglais par les Chinois et leurs capacités créatives, pour le coup, inouïes en matière de chinglish[3], allaient bien finir par transformer la bonne langue anglaise… Les Américains vont-ils devoir se doter, eux aussi, d’une Académie pour parer aux dérives ?…

A propos de chocs des cultures et de moqueries sur nos institutions pleines de charme et notre approche romantique de la vie, je vous recommande le film « Les Chinois à Paris », de Jean Yanne. J’ai bien ri. Les Chinois devraient le regarder aussi, pour se décomplexer face à la pseudo exception française du charme et de la délicatesse, et apprendre à discerner, derrière le mot « français », l’appellation « gaulois »… A compléter avec « Balzac et la petite tailleuse chinoise », pour une version plus historique, mais aussi plus idéalisée, de la rencontre des deux cultures…

Il reste trois petites semaines de cours d’ici les vacances. La période est aux déménagements, huit des onze professeurs étrangers partent pour de nouveaux horizons, et commencent à emballer, expédier, distribuer… A mon tour donc de me retrouver dans la position, appréciable cette année, de rester et de récupérer tout un tas d’articles de consommation, dont je dois freiner l’irruption si je veux garder un appartement vivable et ne pas être ensevelie à mon tour quand viendra le temps de bouger… Je sens l’inquiétude de ceux qui partent de savoir quoi faire de leurs marchandises, retrouve mes tracas de l’année dernière à ce propos, et écoute avec amusement l’un d’entre eux me vanter les mérites de cette lampe de poche multi-fonctions, transistor et boussole, et amphibie sans doute aussi, l’indispensable outil de survie dans un monde de fous de consommation…

Je finirai là ce dernier post de l’année universitaire, avant de vous raconter, je l’espère après l’été, un voyage quelque part en Chine, ou ailleurs… Je commence à faire des rêves et à élaborer des projets, mais fidèle de ce côté là, de plus en plus, à la technique chinoise, ne déciderai qu’au dernier moment… Il se pourrait bien toutefois que je me porte cette fois vers les hauteurs, histoire de prendre un peu le frais, et de prendre un peu d’altitude aussi par rapport à ces premiers mois d’avancée, cahin-caha, vers « ma Chine revisitée » : ré-abordée, redessinée, et peut-être un peu plus, chaque jour, démystifiée…

Bon été à vous tous d’ici là ! Et merci de vos encouragements et commentaires, et de ce dialogue merveilleux cette année via le blog et les autres canaux de communication dont la technologie a le mérite de nous parer…


[1] Des dessins et croquis, réalisés au fil des mois, dans le Yunnan et ailleurs en voyage.

[2] Wu, « cinq » et yi, « un ».

[3] « Chinese English », l’équivalent chinois de notre franglais