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Full mind party

Ca parlait tellement dans ma tête, en français, en anglais et même en chinois, que j’ai décidé de tenter un nouveau langage : le silence. Très éloquent parfois, très bruyant à sa façon, très pratique dans ces pays d’Asie où il semble bien que, à défaut de le trouver dans l’environnement immédiat, les gens soient capables de le générer à l’intérieur d’eux-mêmes.

J’ai donc mis le cap sur la Thaïlande, armée de deux t-shirts et de deux pantalons, et de mon livre de chinois car j’avais du mal à renoncer, tout de même, à mon apprentissage forcené de la langue du Milieu, et gardais un fond de scepticisme quant à ma capacité à chercher trop longuement ce silence promis…

Après révision de la géographie locale, il s’est avéré que la Thaïlande ne touchait pas la Chine, même si elle semble lui avoir laissé comme un morceau d’elle-même, dans le Sud du Yunnan, dans ce Xishuangbanna peuplé de Dai à l’écriture simili-nouillesque et au goût prononcé pour le piment, la citronnelle et les feuilles de bananiers. Le chinois, avec ses quelques sonorités démultipliées par quatre tonalités, arrive toujours à redonner un peu de poésie han à des noms forgés d’un autre air : sipsawng pa na, « douze provinces rizicoles », devient ainsi quelque chose comme « la double terre ajoutée à l’Ouest », ou « le territoire de l’Ouest aux deux têtes solidement adjointes », mais c’est là mon interprétation, les caractères chinois offrant quant à eux des possibilités bien plus larges de laisser libre cours à son imagination…

Pour rejoindre le cœur du Royaume des Eléphants, et la source originelle d’où s’écoulent ces sonorités en forme de nouilles, il faut descendre le Mékong. Ou survoler la jungle, mais j’ai opté quant à moi pour la version longue, avec changements successifs de décors, jusqu’à Chang Saen, dans le Nord de la Thaïlande. Ayant péniblement tâché d’obtenir des informations valables sur le sujet, je me suis lancée un peu au petit bonheur la chance, jusqu’à Jing Hong, la capitale du Xishuangbanna, dans un premier temps, puis jusqu’au fin fond de la Chine du Sud, le port le plus méridional qu’on ait pu inventer sur cette partie chinoise du Mékong, le point, à vrai dire, où celui-ci change de nom, de Lang Cang River, à Mékong… Guan Lei est le nom de ce charmant port de pêche, où l’on ne pêche pas grand-chose il faut dire, si ce n’est des containers et des caisses en polystyrène. « Guan » veut dire fermé, et « Lei », fatigué, mais là encore je ne voudrais pas accorder trop de crédit à mon imagination pour l’explication sémantique de ce joyau de la jungle sino-birmane…

Fermée et fatiguée, c’était plutôt l’état dans lequel j’étais moi-même, car dans un autre état d’esprit, Guan Lei aurait été le genre d’endroit où j’aurais adoré passer plusieurs semaines, un endroit dubout du monde, où l’on se demande ce qui peut amener certains à vivre, où les âmes qui tournent ensemble chaque jour au rythme de la vie quotidienne pourraient être tombées là comme des graines un peu lourdes dans un sac de bulles ou de paillettes, des résidus agglutinés au fond de la poche, quand le reste se passe en haut, au Milieu, dans la foule active du grand Empire. Des poussières d’aimants, sinon, attirées par des frontières de métal, collées là comme des poissons contre la vitre d’un aquarium. En tout cas il n’y a plus rien derrière la limite, le fleuve marque la fin, et le long du fleuve il faut vivre, installer une rue ou deux, quelques palmiers nains pour une illusion d’ombre l’après-midi, un marché miniature où s’étalent les habituels abats et les bassines fleuries, des restaurants comme toujours trop nombreux, pour pouvoir entre soi changer ses habitudes…

Guan Lei est peut-être l’un des rares endroits en Chine où les habitants se connaissent tous entre eux. Si un étranger débarque, il n’a pas besoin d’être blonde, seule et femme pour être repéré. Si par hasard il cumule par ailleurs ces trois caractéristiques, alors c’est gagné, dans la poche, il devient la source d’occupation des regards, l’objet pratique pour rafraîchir un peu les yeux et les conversations, l’objet marchant et respirant peu identifié.

A Guan Lei j’ai eu l’occasion de pratiquer mon chinois, mon « putong hua »[1] version école de Pékin, avec des chauffeurs de camions et des marins, ces deux populations se rencontrant en ce point, sous le soleil très exactement, le matin à quai pour transférer les caisses, à la chaîne, des barges aux poids lourds et vice-versa, et le soir sur les rivages d’un verre de bière, chantant parfois tard dans la nuit sous les écrans des karaokés dissimulés aux coins des rues… Trois d’entre eux m’ont tirée d’une solitude légèrement pesante en m’invitant à dîner le deuxième soir ; ils se relayaient au volant d’un camion de piments thaï, jusqu’à Chong Qing dans le Sichuan. J’ai regardé avec fascination, les matins, ces échanges de marchandises sur les bords du quai flambant neuf, une portion bétonnée de frais du Mékong, grandiose volée d’escalier jusque sur cette rive encore torrentielle ; le fleuve est étroit et fougueux à cette latitude. Et en face, c’est la jungle, à portée de bras semble-t-il, c’est la Birmanie, une touffe épaisse de forêt sous la brume, un mur derrière lequel, peut-être, chantent des lumières et des foules colorées, mais là encore seule l’imagination peut prétendre secouer l’âme embusquée sur la rive, la brume qui dort là jusque tard dans la matinée…

Pourquoi venir jusqu’à Guan Lei, en minibus pas tout à fait 4×4, à travers la forêt et les plantations de thé et de bananiers, en retenant contre ses genoux une famille entière en tenue, comme on dit, minoritairement ethnique, montée en cours de route car après tout, on respirait un peu trop bien dans cet habitacle sous exploité spatialement parlant ?… Par espoir d’y pouvoir embarquer sur l’un de ces cargos, et de descendre le Mékong à petite vapeur, deux jours jusqu’en Thaïlande…

Espoir déçu, car les temps ont changé, on parcourt désormais cette portion du fleuve en 4×4 nautique : obligation d’embarquer sur une vedette, mouette blanche qui surgit là deux fois par semaine, en provenance de Jing Hong (j’aurais donc pu malencontreusement rater la visite de Guan Lei…). Guan Lei vous dit au revoir du haut de ses berges majestueusement bétonnées, flanquées à gauche du bâtiment des douanes, à droite de l’Amirauté, deux magnifiques spécimens d’architecture cubesque rehaussés de pseudo-toits triangulaires xishuangbannesques. Quand il finit par vous dire au revoir, car les adieux prennent parfois plus de temps que prévu, ou qu’espéré : si le bateau arrive un peu tard, ou si par exemple l’un des passagers de Jing Hong a quelques problèmes côté passeport, ou les deux à la fois car après tout nul ne sert de chercher l’explication finale, tout le monde est invité, après une matinée passée à bord entre soi (dix personnes) et un délicieux repas refroidi dans une barquette de polystyrène, à ré-enjamber trois cargos, remonter à quai et découvrir (ou redécouvrir…) Guan Lei, vie nocturne y compris car la compagnie offre la chambre d’hôtel jusqu’au lendemain matin… On ne parcourt pas le Mékong à n’importe quelle heure, en effet, j’avais déjà expérimenté ça au Laos : c’est départ matinal ou rien, faute d’éclairage autre que galactique…

La vedette avait tout de même l’avantage d’avoir apporté, de Jing Hong, quelques autres objets marchant et respirant faiblement identifiés, la plupart chinois, mais aussi un couple de Canadiens, avec qui j’ai eu la joie de pratiquer mon québécois, et qui ont su apprécier, je crois, mes talents de guide touristique incollable sur Guan Lei.

Tout ça pour ça, quatre jours déjà depuis Kunming, et la voici, la Thaïlande ! Adieux des amiraux de Guan Lei, et bienvenue, côté thaï, d’un immense Bouddha assis sur un char doré et pailleté, souriant, à peine gêné de tant de fastes, quand quelques heures auparavant c’était l’austérité des administrations cubesques et la rouille humide des cargos, puis la sobriété naturelle des maisons laotiennes, dont les toits de palme se confondent dans la forêt, tandis que les sarongs de leurs habitants au bain se fondent dans les eaux du Mékong…

La Thaïlande, c’était soudain les couleurs, les odeurs, la chaleur, les épaules qui redescendent après trois mois de froid congélatoire à Kunming, le rose du coucher de soleil et l’or du Bouddha qui semblaient tout envelopper, donner un goût de guimauve et de coco aux choses, faire étinceler les sourires des gens, faire remonter le mien de je ne sais où, bêtement, à l’intérieur… En une heure j’étais à Chiang Rai, dans un bus bondé certes, mais capitonné de rose, empli d’une musique lancinante, le long des rizières où se reflétait le soleil descendant. La douceur partout, la démarche qui se déhanche naturellement. La Thaïlande…

Je ne savais pas trop ce que je venais faire là cette fois-ci, sauf que j’allais tenter d’étudier la méditation, et retrouver cet ami thaï, Silapa, rencontré au Laos six mois plus tôt. Finalement, un mois plus tard, j’ai refranchi la frontière avec quatre semaines de voyage dans les pattes, des kilomètres de bus, de train, de voiture et de taxis collectifs, des maisons grandes ouvertes et des nattes un peu partout pour dormir, des bruits de forêt, des feux de bois sous le ciel étoilé, des douches dans les gares, des heures d’attente et d’observation, des vies fortes et variées, croisées et partagées, parfois le temps d’un sourire, parfois un peu plus…

Je n’ai pas fait d’efforts pour apprendre un mot de thaï, plutôt beaucoup d’efforts pour tenter d’oublier trop de mots de chinois agglutinés dans ma tête, et tout ce qui pouvait polluer avec par la même occasion, pour essayer de pratiquer ce qui pourrait bien être – ça, et non pas un désir hollywoodien de plaire, ni un besoin d’entretenir les clichés pour nourrir la manne touristique – la source de la culture thaï, de ces sourires dont la gratuité nous surprend, de ces corps déliés, de cet art de partager l’espace avec les plantes, et les plats avec les autres, de cette patience qui rejaillit partout, à savoir, l’attention, le « mindfulness » comme dit si bien l’anglais, la présence aux choses, aux gens et aux événements…

Je ne raconterai pas le détail de ce trajet zigzaguant à travers la Thaïlande et sur le chemin tout aussi sinueux de la mindfulness, mais disons, pour faire bref, qu’entre les nuits de train et de bus, il y avait quelques pauses, et que l’une d’entre elles fut un séjour de dix jours dans un monastère, à partager le rythme des moines et les offrandes quotidiennes des villageois, à tacher de pratiquer le mindfulness dix-huit heures par jour, et à veiller à vivre en bonne harmonie avec les grenouilles, les fourmis volantes et les araignées dans la salle de bain.

Nous commencions la pratique de « sitting » quotidien à 3 heures du matin, occupions le lever du soleil à balayer, en toute mindfulness, les feuilles des grands arbres de la jungle que les oiseaux avaient secouées pendant la nuit, faisions un repas par jour, à 8 heures, lorsque les moines étaient allés quêter de quoi remplir leurs bols et ceux de leurs assistants-méditants, nous autres profanes venus nous frotter un peu à l’expérience monastique, et organisions le reste de notre journée comme nous l’entendions, entre halls de prière ouverts sur la forêt et kutis carrelés, ces cellules où nous dormions, individuellement, sur une natte tressée et sous une moustiquaire (j’avoue avoir commis une erreur irréparable lorsque, fatiguée de me faire attaquer sauvagement par des armées de fourmis pourtant dans leur total, n’est-ce pas, libre droit d’exister, mais qui avaient compris que la moustiquaire ne les concernait pas nécessairement, j’ai imaginé d’utiliser mon « Insect Ecran spécial textiles », retrouvé par hasard dans une poche de mon sac, pour un léger spray sur la bordure externe de ma natte de sommeil : les colonies de fourmis se sont transformées, le temps entier de la retraite, et ce malgré mes balayements répétés et coupablement méditatifs, en rangées de soldats décimés, sur le carrelage sacré du kuti… J’en ai conclu, outre que j’avais failli lamentablement à la loi du monastère et à ma capacité supposée à travailler la résistance à la douleur, à la démangeaison et au chatouillement, que l’Insect Ecran était une vraie saloperie, et que déjà le karma se vengeait probablement, en m’ayant fait dormir, moi aussi, le nez sur cette infâme dérivé, tout compte fait et ni plus ni moins, d’un pesticide en mal de vacances et d’air tropical…). Voilà en tout cas, toute digression mise à part, une retraite qui avait de quoi décaper sérieusement un surplus éventuel d’agitation mentale sino-sonore, tout comme la croyance erronée en la vertu dite inégalable du sommeil réparateur : une bonne dose de méditation, et vous ne sentez même plus l’envie d’aller vous coucher sur un carrelage natté…

Parmi les autres techniques éprouvées pour développer le mindfulness, j’ai pratiqué le remplissage manuel de capsules de plantes médicinales, en tailleur sur une natte, là encore, ou sur un trottoir de Bangkok ; la balade nocturne en forêt où il s’agit de garder son sang froid et de ne penser ni aux serpents, ni aux tigres, et encore moins au froid ; le trajet en pick-up à deux dans un mètre cube fermé à l’arrière, de 20h à 7h le lendemain matin, avec une pause toute les trente minutes environ, histoire de ne vraiment pas dormir, de goûter à toute la gamme de snacks et autres boissons exotiques éventuellement disponibles dans le pays, et de prendre le temps de sentir, degré par degré, l’évolution climatique du Nord vers le Sud…

Peu à peu, le brouhaha chinois s’est calmé dans ma tête, j’ai tout de même eu l’occasion de sortir quelques phrases dans le Nord, dans un village peuplé de Hans depuis cinquante ans, et également dans la maison de bambou d’une famille, une fois encore, minoritairement ethnique, hameau de femmes perdu dans la forêt, où les langues se croisent, et où sur la télévision qui trône dignement au milieu de la cabane tressée, le karaoké se lit en thaï, en mandarin et en birman…

J’ai voyagé un moment, aussi, avec une Chinoise de Malaisie, qui voulait se faire nonne, et que j’ai accompagnée recevoir ses préceptes d’un moine américain, au Nord de Chiang Mai… La Chine n’était jamais trop loin, finalement, et plus j’avançais, plus je me rendais compte à quel point il était intéressant d’être ici un peu plus en voisine, un peu moins en extra-terrestre… Et qu’elle commençait à me manquer, aussi.

Au bout d’un mois, je me suis envolée pour Hanoi, et j’ai pu retrouver mes parents sur une jonque de la Baie d’Halong ! « Voir Halong et y revenir… », disent les Vietnamiens… Je ne savais pas à l’époque, ni une semaine auparavant, que j’aurais la chance de revoir la baie, en tout cas je veux bien que le proverbe tienne ses promesses une nouvelle fois encore… C’était le Têt, le Nouvel An printanier pendant lequel le pays entier fait voyager des arbres en fleurs, à dos de mobylettes, et se congratule sur l’air joyeux (et, pour nous, un peu « j’ai-du-papier-mâché-dans-la-bouche-mais-je-vais-tâcher-de-ne-pas-l’avaler-de-travers ») de « Chuc Mon Nam Moi ! ». J’ai voyagé avec mes parents jusque dans le Sud, le delta du Mékong, dans un rythme un peu plus staccato, un peu moins au pas de l’éléphant, un peu plus sur l’air du saut de puce, mais il semble que, de toute façon, le Vietnam ait en lui-même un tempo différent de ses voisins d’Asie du Sud-est. Même en finissant par rester, après ce périple d’une semaine du Nord au Sud, huit jours sans bouger au même endroit, je dois dire que la Chine est apparue tout à coup un havre de calme, à l’issue d’un nouveau grand saut de puce en avion, de Saigon à Kunming.

La surprise du moment, c’est que ma mère était de la partie, convaincue de rester huit jours de plus à Saigon, puis de s’envoler avec moi pour Kunming, d’où elle est repartie il y a peu, via Pékin et… le Transsibérien !

Avec elle j’ai redécouvert mon environnement yunnannais, mettant de côté un moment l’apprentissage du chinois, constatant, plutôt, qu’à sédimenter quelque part dans ma tête le temps de ces quelques semaines, il avait fermenté plutôt positivement, et me laissant ré-envahir par ces sons, ces odeurs, ces goûts et ces gens parmi lesquels j’aime décidément beaucoup vivre.

Reprise des cours, signature d’un nouveau contrat pour l’année prochaine, aménagement, enfin, de mon appartement, à présent agrémenté d’un mélange de fausses orchidées thaïlandaises et d’imprimés bariolés chinois. Je constate que je deviens de plus en plus perméable au charme certain des broderies chinoises omniprésentes, qui les premiers temps me chatouillaient désagréablement la vue : je viens même d’investir dans une paire de jeans rebrodée sur les fesses, un atour universel dans le périmètre environnant. La liste des articles introuvables se réduit donc peu à peu ; si l’on sait s’accommoder de certains graphismes, même les pyjamas deviennent envisageables…

Une chose que j’aurais du mal à trouver, et je voudrais profiter de l’opportunité de ce blog et de la ténacité de ceux d’entre vous qui seront arrivés jusqu’ici dans leur lecture, pour faire un appel à contribution, au nom de l’éducation de mes jeunes (et moins jeunes : j’ai ce semestre une classe de professeurs !) étudiants : si vous aviez l’intention, par hasard, de jeter de vieux calendriers illustrés, ou toute image, publicité, tout cliché intriguant ou intéressant, tirés de magazines ou autres, jetez les plutôt dans la boîte aux lettres, avec mon adresse… Les images, dont nous sommes saturés en Occident, sont encore une denrée un peu plus rare ici, et j’ai pu tirer l’autre jour un cours bien intéressant, d’un vieux calendrier Norman Rockwell prêté par un collègue…

Je me demande d’ailleurs si ce plaisir, bien connu chez nous et bien mis en pratique par un Norman Rockwell entre autres, de tirer des images de la vie quotidienne, est une pratique aussi développée ici que chez nous… Prenez un Occidental en voyage : il va mitrailler de son appareil photo tout ce qu’il peut de scènes authentiquement banales, au risque de surprendre un tant soit peu l’autochtone occupé à vendre sa soupe ordinaire, à fumer sa pipe ou à faire pipi. Le Chinois, lui, prendra plus volontiers une scène posée, organisée pour l’occasion, moins soucieux peut-être de fixer l’instant présent, de saisir le passé sur du papier glacé, que de faire valoir la notion de groupe ou d’amitié.

Pour ne pas faillir à ce devoir de témoignage, tout comme aux lois de l’amitié, j’ai pris récemment quelques photos, que je tâcherai tôt ou tard d’uploader sur ce blog, d’un week-end intéressant que j’ai eu l’occasion de passer dans une famille à la campagne, chez les parents de Sophia, ma jeune recruteuse et amie désormais à l’école. C’était la fête de Qing Ming,fête des ancêtres, à l’occasion de laquelle les familles paysannes rendent un culte sur la tombe ancestrale, au milieu des champs, tuant une poule et cuisinant tout ce qu’elles ont de plus abondant, sur le tumulus changé en buffet campagnard. J’ai pensé alors à mes propres ancêtres, qui sans doute vivaient d’une façon proche des habitants de ce village, il y a quatre ou cinq générations. Chez nous, on dit qu’il faut quatre générations pour construire une fortune et assurer une éducation supérieure à ses descendants. En Chine, je me demande s’il n’en faut pas que deux…

Les parents de Sophia vivent dans une ferme en briques de pisée, comme on en voit partout au Yunnan, autour d’une cour où s’ébattent des poules et ronflent, dans un coin, des cochons. La cuisine est, comme dans la cour du monastère où j’avais passé un peu de temps à Dali, dans l’angle droit, au fond. C’est une pièce à ciel ouvert, un quart de sa surface est éventrée par le haut, pour laisser rentrer la lumière, et récolter la pluie aussi sans doute, dans la grande jarre où l’on puise par ailleurs, quand on a fini de la remplir le matin par un unique robinet, des bassines d’eau pour laver les légumes, se rincer les mains, brosser ses dents au-dessus d’un trou percé là dans le sol (Sophia me montre comment on se brosse les dents « à la chinoise » : à l’aide d’un gobelet, empli d’eau chaude du thermos pour moitié, d’eau froide de la jarre pour l’autre : bien appréciable, et je comprends à présent ce rituel du gobelet, partout observé, partout trimballé, même dans les couloirs encombrés des lavabos de trains… Une résurgence de l’ère glaciaire, tout simplement…). Il y a un meuble en fer forgé à côté de la jarre, vague esquisse de meuble disons, quelque chose comme on n’en voit plus trop chez nous à part sur les étals prisés des brocanteurs : des pieds, trois paliers successifs pour poser des bassines émaillées, un petit miroir au-dessus, et tout un tas de brosses à dents et vieux gobelets en plastique pendant là au milieu des toiles d’araignées, comme autant de fleurs sur les volutes sans doute initialement esthétiques de la chose. Je pense à ma trousse de toilette, à mon besoin irrépressible de me tartiner de crème, deux fois par jour, à me garder du soleil, de la crasse, de l’engelure, de la carie, de tout ce que les magazines nous gardent d’approcher de trop près en matière d’hygiène et de para-hygiène, je pense à tout ce que je trimballe, régulièrement, même en voyage, et je regarde la mère de Sophia, et me demande quand elle a pris le temps la dernière fois d’ôter l’intégralité de ses vêtements pour se nettoyer confortablement…

Nous avons passé la nuit dans le train et la matinée dans le bus, avec Sophia, et j’accepte sa proposition d’aller me doucher, quant à moi, le soir, à deux-cents mètres, chez sa tante qui a fait installer une baignoire et un panneau solaire pour l’eau chaude dans un réduit de sa cour à elle. La baignoire est ouverte à tous, semble-t-il ; de toute façon il y a peu d’embouteillages devant la porte, et au vu de l’état des toiles d’araignées qui parsèment jusqu’au fond émaillé du bassin, je comprends qu’il y a peu de souci à se faire concernant l’éventualité d’un autre utilisateur pressé derrière moi. Je ne m’attarde pas cela dit, me livre à une gymnastique bien maîtrisée pour rejoindre directement, du bac, le fond de mes chaussures, sans passer par la case carrelage (lave-t-on aussi les cochons dans cet espace ?…), et rejoins Sophia, qui, elle, se passe de ce cérémonial un peu compliqué. Les toilettes sont un autre lieu de rendez-vous de charme, à pratiquer avec une lampe torche la nuit (ce foutu thé vert sévit généralement de façon inévitable, et encore mieux dans les montagnes rafraîchies du printemps…), derrière la maison par un petit chemin de boue ; on prend la clef, auparavant, sur un clou dans la cour, on s’arme de courage et de papier hygiénique, et on passe le minimum de temps possible dans l’espace confiné du closet, un trou dans l’adobe et pas d’eau… Le son des vaches qui passent derrière, cela dit, un charme certain.

Je passe sur les toilettes publiques de l’école communale, l’autre option disponible et apparemment pratiquée par tous au village − on a la vue la plus imprenable sur les montagnes, il faut dire…

La mère de Sophia et sa tante portent, comme beaucoup de femmes au Yunnan, une casquette bleue, dans laquelle elles ont enroulé tout un paquet de cheveux étonnamment longs, et nattés finement. Un plastron de feutrine et un tablier, plusieurs couches sur et sous leur pantalon noir, pour résister au froid, ou au soleil, c’est selon. Nous préparons les légumes dans la cour, les lavons dans ces paniers recourbés comme des pelotes basques, en plus plats, que l’on voit partout et qui servent entre autres de passoires. Hachons, emballons tout dans des paniers-hottes, que les deux femmes insistent pour porter, tandis que les hommes trimballent des bidons, un poulet, et tout un arsenal que nous essayons de contribuer à véhiculer, Sophia et moi, également. Nous rejoignons la tombe des ancêtres de la famille, dans un champ pour le moment sec et ratiboisé, peut-être une céréale tout juste moissonnée, ou quelque chose à planter prochainement. Sophia et moi allons chercher des gousses d’ail dans le champ du voisin. D’autres voisins passent, gaiement équipés eux aussi, traversent notre espace tombal pour rejoindre le leur, derrière la haie broussailleuse qui s’est vaguement installée entre les deux champs. On commence à cuisiner, nous coupons, détaillons, plumons (les deux hommes, le père et l’oncle de Sophia, ont procédé au sacrifice du poulet un peu plus loin, pour ne pas choquer peut-être mes yeux d’Occidentale, qui plus est végétarienne, le summum de la suprême bizarre étrangeté…), ramassons des brindilles, créons un feu, puis une marmite de soupe, puis une omelette géante au concombre amer, puis tout un tas de mets sautés dans un bidon entier d’huile triplement ré-usée… Au final, les plats sont installés sur le tumulus, on fait de vagues salutations à genoux devant ces échantillons du festin, auxquels on a ajouté des cigarettes et de l’alcool de riz, pour des offrandes plus complètes ; on va saluer les ancêtres des voisins, aussi, et puis on les invite à partager, et aussi ceux qui arrivent à présent, une vieille dame incroyablement vieille, mais qui fume avec un plaisir plus qu’assumé (Sophia m’explique qu’elle dit en effet estimer avoir atteint l’âge où elle peut, enfin, fumer sans autre forme de mauvaise conscience…), les frères et sœurs de Sophia, et leurs conjoints, leurs enfants aussi… Tout le monde partage les plats, sur des bols de riz, dans l’herbe aplanie du champ. C’est totalement incroyable, je n’en reviens pas d’avoir la chance de partager un tel moment encore…

Le soir, on me ressert des œufs, et le lendemain matin aussi, au cas où je n’en aurais pas eu assez : en tant que végétarienne, je leur pose un problème d’étonnement majeur, comment peut-on refuser de manger de la viande ?!… Et comment peut-on survivre, surtout ?… Je mange dix-huit œufs au total pendant le week-end, et diverses autres spécialités huileuses et pimentées comme il se doit, et mets cinq jours à m’en remettre au final, mais l’expérience en valait la chandelle…

Nous passons la soirée dans le salon, avec les parents de Sophia, à qui elle traduit mes tentatives en mandarin, tout en m’explicitant leurs paroles à eux. Le salon est la pièce du fond, au rez-de-chaussée dans la cour. Tout se passe toujours au rez-de-chaussée, dans les fermes chinoises : le premier étage est réservé aux grains, et aux stocks divers d’où la mère de Sophia nous tirera d’ailleurs des trésors de cadeaux, noix, tofu fermenté (un condiment dont je ne peux plus me passer, depuis mon passage initial en Chine déjà…), fruits, au moment du départ. Le salon m’intrigue : ouvert aux quatre vents, noirci comme par deux siècles de fumée et de crasse intensive, il porte quand même une télévision, avec un lecteur de DVD, et une décoration, toute fascinante pour un Occidental en mal de grands mythes, de posters de Mao en technicolor… A part ça, les canapés sont défoncés, et on se fiche bien du confort de toute façon, le tout c’est de pouvoir discuter et fumer un peu, de temps en temps quand même, quand on a bien travaillé…

Nous repartons en bus avec Sophia, pour Kunming où il fait tout drôle d’arriver, après ça, dans le chaos sonore et visuel et les embouteillages cacophoniques passablement oubliés… Le mouvement, surtout : tout semble s’agiter à un rythme que personne ne semble trop mesurer, ni craindre, ni remuer même. « Quand on arrive en ville », comme dirait l’autre, quand on a quitté cet espace statique et séculaire de la campagne, on change, on déplace, on remplace, on s’agite lentement, et puis on recommence ailleurs s’il le faut…

Mon voyage en Thaïlande et au Vietnam me semble ainsi loin à présent, mais néanmoins chaque jour j’ai l’occasion de pratiquer cette notion méditée là-bas, et bien intégrée, sans doute, sur cette partie du globe terrestre, à savoir l’impermanence de toute chose… La rue et le quartier où je vis en sont une incroyable illustration, les changements vont plus vite que les clics et déclics d’un appareil photo, et c’est à se demander si, pour espérer en fixer quoi que ce soit, il ne va pas falloir bientôt s’en remettre à l’imagination, qui seule, peut-être, peut prétendre galoper plus vite que la matière…

En attendant, je resterai très prosaïque, et continuerai à me délecter de mon cocktail quotidien, de sabots remuant la poussière, colonies de camions espérant, qui sait, démonter un jour la montagne, vendeuses d’ananas ôtant patiemment, à la chaîne et en vrille, les yeux noirs sur leurs ballons jaunes, grands-mères en tabliers bleus du Yunnan, étudiants en rayures et à pois, tâchant d’imiter je ne sais quel héros de manga, mi-Hello Kitty, mi-Marilyn Manson, et un peu plus loin, à Kunming, néons haut dans le ciel, vélos sur terre, calme ballet des motos électriques, et calme ruée dans les boutiques… Calme, calme vie finalement, dans laquelle j’ai tout le loisir de réinjecter parfois mon bruit personnel et occidental, à coup de hip hop et de Madonna, comptant bien obtenir, de ce mélange pas toujours explicable, un middle way de quelque sorte…


[1] Le mandarin, ou la langue officielle, enseignée de façon universelle à l’école et parlée à la télévision. Littéralement, putong, « ordinaire », et hua, « langue ».