Libre marche au pays du marché libre… Une fois libérée de ses accents (par la faute d’un clavier non seulement qwerty, mais dénué d’accents…)[1], la langue française prend une richesse double, semble-t-il. Il faudrait soumettre la question à l’Académie, et nous aurions sans doute pour cela le soutien de quelques millions d’étrangers, notamment quelques Chinois, menacés de calvitie si les accents ont bien, outre leur fonction sémantique, le don de faire s’arracher les cheveux par poignées à quiconque ose s’approcher pour la première fois d’une grammaire française.
Pour parler doublement, je dirais donc que je marche plutôt librement par ici, tout en pratiquant un marché libre et plutôt pas noir, le libre échange de bons procédés pour lequel les Chinois semblent particulièrement doués, et qui, paraît-il, serait en accord avec leur conception – peut-être similaire, en tout cas plus explicite que la nôtre – des rapports interpersonnels : le don implique sa réciproque, et mieux vaut finalement être celui qui donne que celui qui reçoit, car ce dernier est redevable, à plus ou moins long terme, d’un don équivalent.
Rien de très nouveau sous le soleil humain, me direz-vous, à ceci près que cette loi fondamentale me semble ici facile à mettre en pratique de façon ouverte et sans complexe, et donne lieu aux échanges les plus incongrus. J’ai ainsi pris conscience que ma pratique de la langue française avait ici une valeur non seulement poétique, « romantique » (le mot récurrent par excellence quand on en vient à citer la France, après « Zidane » et « Eiffel Tower »), et marketique (quotient d’image entièrement satisfaisant, puissance 10 sur l’échelle du potentiel sympathie), mais aussi marchande : entendre deux mots de français, ça se paie cher par ici il faut dire…
Je fais donc du trafic de langue de Molière, non pas à la sauce gribiche car de ce côté là ils n’obtiendront rien de moi, je ne sais cuisiner qu’au wok, mais à ma sauce commerciale personnelle, c’est-à-dire à l’instinct : une demi-heure de français contre une demi-heure de chinois, le jeudi, avec une professeur d’anglais chinoise (nos chers étudiants apprennent la grammaire avec des professeurs chinois, et nous gardons la cerise sur le gâteau : le vocabulaire, la pratique orale, le « fun » de la culture occidentale, l’exotisme de notre présence sur l’estrade, censée leur rappeler, tout de même, que derrière la frontière de l’Empire, existent bel et bien ces diables d’étrangers, et que l’anglais, ce mythe vivant, est une langue bel et bien pratiquée par des gens à peu près censés).
Et un cours particulier (!) d’une heure et demie, hier, de danse classique, sur le campus voisin de l’Ecole Normale du Yunnan, par un professeur intrigué de voir une Française vouloir pratiquer le « ballet » en Chine (c’est comme si, m’a-t-il dit, il allait étudier l’Opéra de Pékin à Paris…), et que je vais aider, pour ma part, à prononcer le vocabulaire technique, tous ces « plié », « jeté », « enveloppé » grâce auxquels nous maintenons notre présence impériale à travers le monde – loués soient-ils.
Pour ne pas trop m’appesantir sur ces expériences tout à fait intéressantes par ailleurs, je dirais que, de la première, je retire une conscience nouvelle et saisissante de l’absurdité de notre langue, et la sensation curieuse d’articuler quelques mots de français une fois dans la semaine, sensation buccale pâteuse, et résonnance des mots dans les tympans, comme si je m’entendais soudain parler. De la deuxième, je retire d’horribles courbatures, et la recommandation de pratiquer dix minutes tous les matins le maintien de posture, l’assouplissement du coup de pied, la jambe sur la barre et les six positions des bras, en attendant de tenter de suivre le cours avec les élèves après les vacances de la Fête Nationale, d’ici quinze jours… Je profite de cet intermède douloureux pour glisser que j’ai récemment compris ce qui me fascinait (en tout cas, l’une de mes sources de fascination, je crois) chez les Chinois : ce mélange de relâchement, de traitement des problèmes « à la dernière minute » (i.e. quand le mur menace de s’effondrer) dans l’entretien matériel des choses comme dans leur posture personnelle, la démarche large et posée qu’ils ont, sans encombre de parade ni de nulle tentative d’esbroufe ; et, d’autre part, de discipline incroyable, de capacité à avancer, pas à pas, et, par le travail, à obtenir ce qu’ils veulent…
Ce mélange savant ne semble toutefois pas tout à fait s’appliquer à mes élèves, chez qui j’observe un dosage aigu de la première tendance, la capacité à réviser en catastrophe, sous mes yeux et pendant le cours même s’il le faut, la leçon d’avant, si la question publique (danger suprême, car risque de perdre la face devant le groupe) menace à l’horizon. Cependant là encore, j’ai trouvé une valeur particulière à ma position de Française : avoir eu moi-même à passer par les mêmes affres pour apprendre l’anglais (et notamment, avoir connu l’horreur de la prise de parole, dévoilement honteux au groupe d’un accent lamentable, que les Français partagent avec les Chinois…) est un atout certain, et un argument de vente imparable pour leur faire accepter l’idée que oui, il va falloir bosser un peu, les gars, si vous voulez décrocher deux mots d’anglais un jour, mais c’est possible… A cela, j’ajoute une deuxième couche, le fait que je suis également en train de galérer pour apprendre le chinois, ce qui, là aussi, m’aide à comprendre leur façon parfois passablement intrigante d’envisager certaines structures, me sert de deuxième joker pour leur imposer l’idée du travail (et non la croyance en « l’Anglais Saint », souffle divin directement tombé du ciel dans leurs cerveaux frais et dispos), et les détend sérieusement quand par hasard je tente un mot dans leur langue et perd lamentablement la face (sans avoir aucun moyen de savoir ce que j’ai bien pu dire de si drôle ; mais chez eux aussi, les accents ont des vertus poétiques insondables, bien plus variées encore que les nôtres…)…
Tout ça pour dire que la langue de Zidane a encore de l’avenir, toute pleine de corners, de tacles et de coups fourrés qu’elle soit, et que je compte bien lui découvrir encore d’autres avantages. En attendant, je profite des avantages de l’anglais, sans qui je ne serais pas là pour participer, moi aussi, à « aider et soutenir l’école » : c’est là la mission pour laquelle nous avons été principalement remerciés, au cours de l’un des nombreux toasts dont nous faisons l’objet tous les quinze jours, en dînant avec le Président et les Vice-présidents. Ultime échange de bons procédés, et ultime preuve que les langues ont, ici, une valeur économique universellement admise et proclamée, pour laquelle il vaut bien l’investissement de soigner dignement une bande de onze professeurs comme la nôtre…
Cela dit, je sens, outre ces considérations marchandes, un profond respect et une curiosité sincère de la part de chacun, que je retourne au centuple pour ma part, éprouvant par ailleurs la reconnaissance d’être accueillie sur une terre qui, comptant déjà un milliard d’individus, n’avait pas nécessairement besoin de ma présence supplémentaire pour continuer à avancer. C’est du moins le sentiment que je peux éprouver, régulièrement, dans la rue, au cœur de la pulsation incessante de la vie qui bat partout ici. Dans l’enceinte de l’école néanmoins, et dans quelques moments d’échanges volés au coin des trottoirs et des parcs, j’ai parfois le sentiment inverse que si, après tout, il y avait bel et bien une place pour moi ici… Chère Chine…
[1] Entretemps je me suis procuré un clavier français, et ai procédé à l’édition des textes, accents compris… Le petit jeu de mot « marche/marché » fonctionne moins bien alors…