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Huitieme lune

Les choses changent vite en Chine, c’est non seulement une légende, mais une réalité, et le temps de délaisser ce blog quelques semaines, voici que Coca Cola & Co a annexé la terrasse de la cantine : quatre tables et parasols aux couleurs de la boisson aux extraits végétaux – le rouge de la chance, dirait-on par ici…

Les échafaudages de bambou sur la maison d’en face sont tombés, elle est peut-être déjà en fonction. Il faut dire qu’on y travaillait sept jours sur sept, ici le dimanche a certes un statut particulier (il s’appelle « Xingqi tian », ou « Jour de la semaine », le seul d’entre les sept à n’avoir pas de numéro, mais un nom propre), mais dans certaines limites. Je crois que voici encore une chose qui me plaît ici, ce fonctionnement continu des choses, des gens, et du bruit… J’ai beau être « en banlieue », la vie est dense et bourdonnante comme partout ailleurs ; la vue sur les montagnes en prime, ce qui continue de me réjouir tous les jours…

De mon côté, je change aussi, à vitesse presque chinoise. Voici que je me suis mise au parapluie pare-soleil, une coutume ma foi très pratique, et parée de vertus, la coloration du paysage en ombrelles aux tons pastels, par exemple, à défaut de la peau, qui doit, pour les Chinois, rester aussi blanche que possible. Pourquoi les Occidentaux sont-ils si prisés ? Non pas pour leur long nez, mais pour leur haute taille et leur peau blanche…

J’ai donc investi dans un parapluie local, fatiguée un beau jour de ruisseler sous les douches de la saison des pluies, que même le Gore Tex a du mal à contrecarrer, et en fais à présent usage sous les rayons brûlants de ce soleil d’altitude qui donne aux Yunnannais leur teint un tant soit peu éloigné des figures de lune des mannequins pékinois dans les pubs à la télé… Comme il est d’usage, ledit parapluie, par ailleurs mauve et métallisé, est orné d’une contrefaçon de « Hello Kitty » : « Lovely Baby », ou quelque chose comme ça. Ici, la broderie, le motif et l’imprimé sont rois, Snoopy, Cinderella, les petits chats et les petits cochons en particulier. Parmi les éléments introuvables (ou quasi introuvables), le pyjama uni non brodé, le coton à démaquiller (néanmoins j’ai pu dégoter une boite de marque « Princess Cinderella », garnie de précieux petits carrés blancs et, miracle, unis), le soutien-gorge non-rembourré (il parait en revanche que la culotte rembourrée, pour un postérieur tendance Vivienne Westwood, est un élément tout à fait envisageable). Il y en a sans doute d’autres, mais j’avoue que je me trouve par ailleurs entièrement satisfaite ici et ne pousse pas la recherche d’articles manufacturés trop loin, étant, contrairement aux Chinois modernes, et au grand étonnement de mes étudiants, peu versée dans le shopping dominical.

Je n’ai pas encore les yeux bridés, ai toujours mes cheveux (ai poussé l’individualisme jusqu’à tenter une coupe « maison », sans dégâts majeurs ; en attendant d’aller tenter l’un des innombrables coiffeurs qui bordent le campus – le changement de coupe semble être, avec le basketball, le sport favori des étudiants), pas encore de vélo mais y songe car la balade au vent et l’exercice me manquent un peu, et je mesure la distance parcourue en termes d’acclimatation, par rapport à il y a trois ans, à ma capacité nouvelle à pouvoir fréquenter n’importe quel type de toilettes, collectifs et en panne d’hydratation (pour rester neutre et léger), sans réfléchir ni m’armer de toute une stratégie de mouchoirs sur le nez, regards au plafond et efforts de motivation et de concentration dignes d’une séance de méditation.

Plus généralement, si d’acclimatation il faut parler, je dirais que je me sens bien dans ce type de climat humain : les décisions de dernière minute, l’activité continue mais sans à coups, et surtout l’humilité, je crois, des Chinois, qui n’ont pas l’air de se prendre au sérieux, et s’effaceront toujours au profit de l’harmonie du groupe. Le climat du campus, en outre, est particulièrement stimulant, je me sens portée à étudier moi aussi un maximum de choses (et notamment un maximum de caractères chinois…), et tout bruyant qu’il soit, il dégage une force tranquille : sept-mille étudiants remuants mais là encore, sans à coups… Je réalise que si je me suis si souvent entendu dire en France combien je pouvais être soi-disant « si calme », ici en revanche il ne viendra à l’idée de personne de me faire ce genre de remarque. Comme c’était bizarre, comme c’était étrange à Paris, comme cela semble naturel ici : il semble que de ce côté là, je me fonde à peu près dans le paysage…

Tout à fait prête à contribuer à l’harmonie collective, car les bénéfices, il va sans dire, en sont grands, je ne sacrifie pas pour autant mes tendances individualistes occidentales, profite de mon statut particulier d’étrangère pour donner mon avis (notamment lorsque mon emploi du temps est changé quatre fois en deux semaines, et que je rentre parfois dans ma salle de classe pour découvrir trente nouvelles têtes, qui m’affirment en cœur que si, si, ils sont bien mes élèves…), et pour m’adonner à une coutume peu pratiquée ici, le voyage en solitaire, un régal pour moi et dont je guette la moindre occasion…

J’ai ainsi pu retourner à Dali, la ville où j’avais passé trois semaines en 2004, et rendre visite au monastère ou j’étais restée une semaine pour étudier le Kung-fu. Quel plaisir de retourner dans un endroit connu, quel mélange, aussi, de découverte et d’énergie passée à analyser les différences… La découverte a cependant repris le dessus, renouvelée car tout un tas de choses qui m’avaient parues si locales alors, sont rentrées dans le paysage plus généralement chinois de ce que j’ai pu constater dans ma vie quotidienne, ici à Kunming. Mon point de repère ne fut plus, lors de cette nouvelle visite, le mélange hétéroclite de six mois de voyage, mais ma maison ici − ou il fut par ailleurs bien étrange de rentrer après une semaine de dortoir et de « backpacking »…

Dali est un lieu prisé, l’un de ces paradis qu’ont élus les Occidentaux sur les routes de leurs voyages, mais aussi les artistes branchés de Pékin en quête d’inspiration, et pour finir le tourisme de masse chinois, qui vient lui aussi y prendre l’air montagnard, se régaler de folklore bai (la minorité ethnique locale), mais surtout voir les Occidentaux, car il y a là une occasion unique de les observer en grand nombre, en costume traditionnel (i.e. énormes sacs à dos, barbes et chevelures plus ou moins entretenues, attributs folkloriques glanés au fil de divers pays étranges et lointains), livrés à leurs activités habituelles, notamment l’art de la terrasse de café (et parfois aussi, autre bizarrerie majeure pour les Chinois, à des pratiques inutilement épuisantes telles que le Mountain bike ou la randonnée pédestre…), et à leurs collations quotidiennes (pancakes, pizzas, steaks, bière et chocolate brownie), des mets 100% exotiques que les Chinois osent parfois affronter, car cela fait aussi partie du voyage à Dali…

C’était la Fête de la Lune, cette semaine là, juste à la suite de la Fête Nationale (anniversaire de la création de la République populaire, en 1949) : autrement nommée fête de la Mi-Automne, cette fête est, avec le Nouvel An, l’autre grand rassemblement familial chinois. La lune, avec ses changements cycliques constants, symbolise la vie, elle aussi douée d’un incessant balancement. Sa rondeur invite au rassemblement, et ceux qui ne peuvent rejoindre leurs proches peuvent la regarder ce soir là, le quinzième jour de la huitième lune du calendrier, et penser à eux. A la fête se sont aussi associées différentes légendes, et les fêtes traditionnelles de la moisson et de l’abondance. Les trois semaines qui précèdent, et pendant la dite fête, tout n’est que « mooncakes », des gâteaux ronds fourrés à toutes sortes de graines, de fruits ou de viandes, dont on fait partout la publicité, à la télévision, dans les magasins, sur les écrans plasma des bus même (eh oui, certains bus en sont équipés…).

Les moines m’ont invitée à me joindre à eux pour la soirée de sortie de la pleine Lune ; je suis montée à pieds, et non plus en taxi exorbitant comme il y a trois ans, lorsque, totalement analphabète et éthérée dans mon rôle de touriste, je n’avais qu’à me fier aveuglément aux indications passablement business oriented des locaux, et suis arrivée cette fois par le chemin qui gravit la montagne, dans la forêt, où l’on croise des chevaux tirés par des cueilleurs, des bâtisseurs, des arpenteurs de monts, tous toujours ravissamment ébahis de découvrir, au détour d’un lacet, une étrangère en Gore Tex. Le Gore Tex il fallait, car la lune avait choisi, pour sa sortie théâtrale annuelle, un jour de pluie majeure et exemplaire, autrement dit un rideau de scène parfaitement aquatique, purificateur sans doute, et créateur d’effets floutés aussi délicieux que les mooncakes empâtés du dîner…

Celui-ci est un moment de joie : les retrouvailles avec ces souvenirs du Kung-fu, de ce mois de janvier glacial où j’avais pu passer, à l’époque, une semaine au rythme du gong et des entraînements, logée dans une cellule sur la cour où bruissait la fontaine, éclairée de bougies dégoulinantes et de ma lampe de poche, le matin, lorsqu’il fallait descendre en courant dans le noir jusqu’au torrent voisin pour récupérer une pierre et la rapporter, le cœur joyeux et presque réveillé, sur sa tête, bras levés histoire de se faire les épaules… Cette semaine où j’avais découvert, ébahie, le Kung-fu, la rigueur des Chinois dans l’entraînement, ma capacité à enchaîner, moi aussi, les séries martiales, à me tordre les membres dans toutes les positions au son rythmé des « yi, er, san, si… », jusqu’à cinquante pour chaque étirement − un à cinquante, mes cinquante premiers mots de chinois, gravés irrémédiablement dans ma mémoire après ça ; l’incroyable vie monastique, l’accueil fait par ces moines à des enfants orphelins, à qui l’on offre là une chance de se former à quelque chose d’utile, et de trouver une force pour leur vie déjà déracinée ; les longues séances de thé avec le « Chefo », le Maître, imperturbable méditatif qui fait régner la discipline, la rigueur et le goût du thé bien préparé sur l’endroit ; cet homme au chapeau étrange, autre hôte des lieux, perdu dans ses sourires benêts, qui préparait, à longueur de journée, de l’eau chaude et des thermos fleuris cabossés ; cette eau glacée qui coulait, par ailleurs, de la montagne, et qu’il fallait endurer au moment critique de se laver les dents, la seule partie de mon corps que j’osais encore approcher de la toilette, autrement gardée prudemment ensevelie sous un empilement de couches de polaires et de crasse bienveillantes ; le son du gong dans le noir, à 5h30, et mes tentatives pour aider les deux femmes, à la cuisine, à effiler des pommes de terre avec une machette géante…

Le repas de la fête, en l’honneur de la Lune, est fabuleux, il réveille ces saveurs et ces gestes que j’avais tant appréciés en vivant là quelques jours… Mes mains engourdies par le froid, qui n’arrivaient plus à manier les baguettes, et les rations que les uns et les autres me poussaient dans le bol, voyant mon handicap… Les regards, l’attention, la vivacité des enfants, et puis leur retenue, leur respect de tout et de tous. Un grain de riz par terre, et il faut le ramasser : on ne jette pas le riz… Tout est fait à base de plantes, de racines, de mousses étranges glanées dans la forêt parfois et portées là par les villageois, qui soutiennent le monastère et participent à sa vie, construisant, réparant, nourrissant, et venant s’y nourrir. On célèbre la fin du repas par un « Amida Fo », qu’il m’avait fallu quelques mois pour identifier, a posteriori, comme n’étant pas la chanson du « Only tofu », comme je l’avais d’abord imaginé, mais bien l’invocation d’Amitaba, le Bouddha originel… Il faut dire que le tofu est l’autre compagnon du riz, dans le bol, aux côtés des légumes, et qu’on en fait une consommation gastronomique qui achève de me convertir à son charme certain… Chacun se lève à son tour, et va rincer son bol d’un coup d’eau froide, avant de le remporter dans sa chambre, en attendant une prochaine partie de baguettes.

Ce soir là, nous poursuivons la soirée dans l’un des halls de prière du temple, à défaut de pouvoir observer la lune, qui a choisi non pas seulement de baver, mais de se perdre dans un opéra cataractique de ruissellements célestes, des trombes d’eau dont le bruit achève de nous resserrer, au chaud contre les bougies et les bassines de braise posées dans les coins, autour d’une longue table basse croulant sous les offrandes de gâteaux, de fruits, de noix et de jus d’orange industriel, une rareté que les enfants savent apprécier avec enthousiasme. Ils s’enfilent à peu près autant de mooncakes que leur estomac pourrait s’arrondir, plein comme la lune lui aussi, le temps d’une année d’attente par la suite. Je n’ai pas encore les mots pour leur expliquer que chez nous, c’est en croissant que l’on aime la lune, plutôt demi-lune en somme, mais tout aussi nourrissante et étouffe-chrétien − toute christique que soit la terre où l’on en conçoit la forme beurrée… Je n’ai pas beaucoup de mots à mon actif, mais la soirée est magique, je me sens en conversation avec tous, nous communiquons à travers les noix, les rires, les échanges de lueurs dans les flammes de bougies et dans les yeux imbibés de joie, d’amusement, et de fatigue aussi.

Après ça je passe la nuit au monastère, on me prête une cellule où, comme au bon vieux temps, je retrouve des couettes empilées, soigneusement pliées en trois puis encore en trois, à la manière chinoise, à défaut d’être jamais lavées, sur un lit de planche de bois ; et des coussins en synthétique et dentelles brodées, l’autre élément incontournable d’une literie chinoise, même monastique, proprement inlavable semble-t-il, ce qui la pare d’une caractéristique odorante à laquelle je suis, une fois de plus, extrêmement sensible, et redevable d’émotions particulières (toute plaisanterie, ou presque, mise à part…).

Suite à cette dernière nuit incroyable, j’ai dû me lever à l’aube et redescendre, encore abrutie par ce coup de lune, la pente de la montagne, afin d’être à l’heure pour mon bus, direction Kunming car les vacances avaient atteint leur fin et il fallait reprendre, ces retrouvailles avec Dali passées, le rythme de l’éducation post-adolescente anglophile…

A présent les mooncakes sont rentrés sous terre, on n’en entend plus parler, et la saison des pluies, habituellement cantonnée aux mois d’août et septembre – mais le réchauffement planétaire, contrairement à certains nuages atomiques aux facultés miraculeuses d’auto-restriction, a franchi les frontières et vient tout bouleverser… –, commence à se retirer et à nous laisser d’incroyables couchers de soleil et un ciel plein d’étoiles. Mon objectif d’ici la fin de l’année universitaire est de passer une nuit à la belle étoile sur le terrain de football, en bas (et de dégager rapidement avant 6h15 le matin, pour ne pas risquer de rajouter de couche supplémentaire à notre vernis indélébile de bizarrerie occidentale). Et avec un peu d’espoir (et encore beaucoup de travail !), de rêver en chinois…

Pour commencer, il devrait prochainement y avoir sur le site de l’école la photo du terrain de football en question, agrémenté des onze joueurs de l’équipe étrangère. Et peut-être même des photos de nous en pleine action, face au tableau noir et noyés sous la craie, avec présentations individuelles, s’il vous plait ! Je vous laisse découvrir (et guette ça moi-même avec impatience, n’ayant aucune idée de ce qui va bien pouvoir être écrit…)…

Pour finir sur une note footballistique encore, j’ai fait étudier l’autre jour à l’une de mes classes un texte sur Zidane, et ai dû m’inventer pour l’occasion un costume de « uncommited fan » (le terme employé par le journaliste dans l’article), « desperate » because Zidane, on a beau ne rien comprendre au foot et encore moins au plaisir de suivre une balle blanche sur un carré vert, c’est quand même quelqu’un, m…, indeed !

Qu’est ce qu’il ne faut pas faire pour transmettre le feu de l’apprentissage à des teenagers finalement anglo-footballophiles, mais pas toujours extrême-anglophones… C’est à croire que je suis, moi aussi, gagnée par la folie montante du feu olympique, ou que les mirages baveux de la lune arrondie ont laissé une trace d’orbite quadrillée dans mon œil écarquillé, mais pas encore, je l’espère cela dit, totalement hypnotisé…