J’ai regardé la télévision hier soir et suis tombée sur Jacques et Bernadette opinant activement de la tête, avec force, très certainement, « nin hao » et « renshi nin wo hen gaoxing » (bonjour, enchanté), face à des rangées de Chinois tout aussi poliment animés. Puis, dans une grande salle officielle, Français et Chinois ont parlementé, de quoi je ne saurais dire (j’ai toutefois entendu deux mots de français prononcés par Jacques, une affaire de quotas m’a-t-il semblé : serait-il en train de réparer l’accroc d’il y a deux ans ?), en tout cas ils étaient alignés, les uns d’un côté, les autres en face, et à défaut de comprendre deux mots de plus que « Faguo » (France) et « Che-Ra-Ke », j’ai pris un plaisir analphabète à les observer et à constater combien les premiers étaient agités comparés aux seconds.
Non qu’un conseil politique soit jamais très remuant en termes d’expression corporelle, mais les Français semblaient, en comparaison avec leurs interlocuteurs très droits et souriants d’en face, un tant soit peu plus mobiles et dispersés. Absorbés, semblait-il, autant par la conversation en cours que par, qui sait, la pensée de ce qu’ils auraient à faire juste après, de ce qu’ils pensaient de la couleur du tapis ; ou déjà en train de tirer des conclusions, de penser à faxer à leur secrétaire à Paris je ne sais quelle résolution, de se remémorer leur costume oublié à l’hôtel ou l’anniversaire de leur femme… Les Chinois, en face, étaient peut-être en train de se demander à quoi pouvait ressembler un conseil des Ministres en France, et aussi à quoi pouvait ressembler une cour de récréation au Pays de la Loi (« Fa-guo », c’est le nom de la France). Incroyable ce que ce genre de scènes peut soudain sembler grotesque quand on coupe le son, ou du moins qu’on ne peut l’interpréter autrement qu’en termes musicaux (et de ce côté là, la mélodie grave de la voix des commentateurs télé vient encore subtilement augmenter le comique de l’ensemble…).
Avant-hier, j’ai allumé la télévision et suis tombée sur une série d’autres représentations officielles. La semaine dernière, aussi. Un coup c’est une affaire de fruits taïwanais, un coup c’est une ambassadrice du Japon, en kimono, qui vient parader.
Voici la description d’une heure et demi de télévision il y a quelques jours (description visuelle, une fois encore, en attendant de pouvoir vous expliquer le contenu des messages sonores qui accompagnent…) : d’abord une émission culturelle sur un site plus ou moins mystique, quelque part en Chine, présentée par un homme affable en costume de prêtre (je me suis fait la réflexion que le col Mao était cousin du collet blanc ecclésiastique), l’air très inspiré. Puis une page de publicité, à peu près quatre spots pour vanter différentes villes de Chine, à coups d’images dynamiques de ponts autoroutiers flambant neufs, de costumes folkloriques, de gratte-ciels tout propres en contre-plongée et de jeunes gens souriants, puis un spot incontournable pour les produits laitiers, concluant « pour des Chinois forts ! » (évidemment si je faisais partie d’un lobby laitier je m’attaquerais à la Chine, et je parlerais de « force » avec tout autant de conviction : il y a là un marché juteux, laiteux c’est le cas de le dire… Cela dit tout Chinois traditionnel qui se respecte vous dira que c’est mauvais pour la santé et réservé aux nourrissons…), puis un ou deux spots supplémentaires, pour une voiture aérodynamique glissant au son d’une musique entrainante le long des endroits célèbres du monde au coucher de soleil, et enfin pour un plancher en bois naturel, lisse et pur, très surprenant quand on sait que le sol est considéré en Chine comme l’ultime zone dont on prend éventuellement soin : on jette, on crache, on urine par terre, puis on passe un grand coup de balai et on recommence…
Après ça, le journal télévisé : série édifiante de rencontres officielles, descentes d’avion sur tapis rouges, poignées de mains, salles de réception aux rideaux épais et peintures traditionnelles, micros et tribunes… Je crois que les images de terrain se comptent sur les doigts d’une demi-main. Le pouvoir se montre, en tout cas, en personne, pas de doute là-dessus. Suite à ça, générique de ce qui s’annonce comme un film d’action flambant et sanguinolent, chars d’assaut, explosions, uniformes verts courant et sautant partout, musique tout aussi explosive : du terrain, en voici ! Mais ce qui suit s’avère être une série TV tout à fait calme et posée, et tout à fait officielle également : ouverture sur une énième salle de réunion, bordée de militaires en pleine discussion ; conflit, l’un d’entre eux quitte la salle ; puis pendant quarante-cinq minutes il s’explique aux uns et aux autres, qui eux-mêmes s’expliquent entre eux, prenant les femmes officiers comme confidentes si possible, pour une touche d’intrigue de cœur, au cours de promenades ou de dîners confidentiels sur ce qui ressemble étrangement à un campus pour adultes… La version martiale d’Hélène et les garçons ? Tout à fait possible, quand on connaît le succès qu’Hélène rencontre ici. Outre Zidane et le romantisme, voici que j’ai trouvé un troisième ambassadeur de la culture française, notre chère Hélène, via ses talents musicaux, forts prisés dans les karaokés et connus de tous apparemment. On me demande à tout va de traduire ses mots doux, « Hélène, je m’appelle Hélène, je suis une fille comme les autres… ». Evidemment je ne peux m’empêcher de rire, ce qui sans doute sera interprété de multiples façons…
A propos de karaoké, voici que j’ai pu vivre ma première expérience de « KTV », l’appellation locale pour ce loisir originellement nippon. J’avais eu la chance d’essayer ça au Japon, dans un « snacku », sorte de bar miniature, rempli par un groupe et un seul, où l’on achève de se noyer au saké et au whisky tout en chantant à tour de rôle, les yeux rivés sur les clips sentimentaux de l’écran. Nulle comparaison ne devrait jamais être faite entre la Chine et le Japon, c’est la règle, mais de mes yeux d’Occidentale lointaine je ne peux m’empêcher d’évoquer ce souvenir. Quoi qu’il en soit, j’ai passé une soirée mémorable, dans l’un de ces palaces nocturnes qui clignotent un peu partout dans la ville, où vont les Chinois après le dîner pour chanter et continuer à boire.
Soirée d’autant plus mémorable, qu’imprévue et polymorphe… Un ami chinois me propose, un banal mercredi soir, de sortir dîner. Je pense à une petite partie de nouilles vite avalées aux abords du campus, mais nous voici embarqués dans un taxi, pour un quartier de Kunming que je ne connais pas, au son délicat d’une conversation construite − comme la musique préhistorique l’était peut-être après tout…−, autour de deux ou trois accords de vocabulaire, pour ma part, en chinois, à peine un et demi pour la sienne, en anglais. Périlleux exercice, où le ahanement nasillard pseudo sinisant, accompagné de force hochements de tête et de jeux de mains tout latins, s’avèrent d’une grande utilité pour meubler le vide. Quoi qu’il en soit, nous arrivons à un restaurant un peu plus élaboré qu’un stand de nouilles, même si la distinction reste tangiblement délicate pour qui n’est pas encore aguerri aux subtilités du décor chinois, où nous rejoignent d’autres de ses compagnons, qui pour certains parviennent à injecter quelques accords anglophones supplémentaires. Il faut croire que la soirée bat son plein et qu’ils se sont donné carte blanche pour ne pas en rester là, car sitôt les dernières lampées d’un dessert de riz macéré à la liqueur avalées (apporté par une petite vendeuse ambulante dans un panier par ailleurs empli de paquets de cigarettes), nous voilà en route pour le « KTV Palace », à quelques blocs de là. Evidemment je ne résiste pas à l’envie d’aller explorer les entrailles d’un tel lieu…
L’entrée pourrait ressembler à celle de n’importe lequel de nos casinos ou de nos night-clubs, à l’exception que, dès les escaliers, un haut-parleur assomme quiconque aurait eu la velléité de parler ; en même temps, une double rangée d’hôtesses en robes rouges traditionnelles lancent des salutations distinguées, tachant de couvrir le haut-parleur de leurs voix, mais c’est difficile. Personne ne réclame d’argent, cela se traite à la fin, une fois que le client a bien bu, mais surtout il me semble que les Chinois aiment prendre du plaisir sans compter, et n’anticipent pas, comme nous le faisons, la quantité qu’ils consommeront. D’autres hôtesses, en minijupes fendues et décolletés cette fois-ci, nous conduisent le long d’un couloir, et ce que j’adore c’est que celui-ci a beau être en marbre avec des lumières partout et un plafond en lamé brillant, on y trouve l’éternel balayeur occupé à trainer péniblement un espèce de plumeau de serpillière irrémédiablement gris (cela dit je n’ai plus rien à dire, j’ai le même à la maison…) dans les pieds des clients ; le contraste ne choque personne, ce qui rajoute encore à ma délectation et à mon amusement, c’est vraiment quelque chose qui me touche en Chine, cette volonté d’en mettre plein la vue et de plaquer certains codes dits du « haut-de-gamme », tout en ne pouvant gommer, sous le vernis écaillé et les paillettes qui n’arrivent pas à la contenir, la vie quotidienne et multiséculaire… Au bout du couloir, enfin, le saint des saints, une petite salle où nous allons pouvoir épanouir nos voix sans risquer de perdre la face devant des inconnus (c’est là où le karaoké diffère de la pizzeria française où tout le monde se met à chanter en public entre les tables à la fin du repas…), le son est monté à bloc, dans trois mètres carrés il y a de quoi faire résonner l’esplanade de la tour Eiffel (autre référence française privilégiée, mais je n’ai pas encore réussi à saisir la prononciation exacte du mot tel qu’il est remâché ici).
Evidemment en tant qu’étrangère j’ai un droit particulier au micro, on me somme de monter en scène, c’est-à-dire dans l’espace de quarante centimètres qui sépare la table basse, l’écran et le haut-parleur, où certains osent parfois danser, mais point trop n’en faut, on n’est pas là pour ça… On est là pour boire, pour pousser la chansonnette de façon somme toute sobre et assez individuelle, et pour observer, surtout, le spécimen étranger qui, contrairement à certains de ses homologues féminins autochtones, l’apprendrai-je assez vite après coup, semble enclin à s’amuser librement, sans même l’intervention excessive du riz fermenté en fût de chêne, ni de la bière multi-bulles, monocolore et mini-gustative…
Je me réjouis de cette occasion de me libérer, enfin, d’un surcroit de tension linguistique et d’efforts maxillaires internationaux, et me retrouve, à mesure que la soirée avance, à chanter, en toute relaxation pour le coup, tout le répertoire anglophone de l’ordinateur, y compris tout un tas de groupes chinois chantant dans la langue de Shakespeare (qui se repèrent facilement aux sous-titres plus ou moins orthographiés… et dont bien sûr je n’ai aucune connaissance), pour finir même par chanter en chinois (disons, faire des vocalises et parsemer de-ci de-là un ou deux caractères identifiés, O joie, sur l’écran…).
Régulièrement, des hôtes viennent rapporter un carton de bière, que l’on boit dans des petits verres, uniquement en groupe et au son de « ganbei », qui veut dire « tchin tchin » mais il faut vider son verre (personnellement, je manque sérieusement d’entrainement ; surtout que je n’ai pas bu, à l’exception de cette soirée, une goutte d’alcool depuis deux mois, ayant réussi jusque là à porter les incontournables toasts avec d’autres breuvages…). Ils apportent aussi des graines et des fruits. Et puis les hôtesses viennent à leur tour, équipées d’autres bouteilles et de paquets de cigarettes, les yeux pleins de paillettes, et elles veulent porter des toasts, remplissent les verres, allument les cigarettes, s’asseyent auprès de ces messieurs et jouent à des jeux de mains censés faire boire le perdant. La première, m’explique l’un d’eux qui l’enlace par la taille à l’occasion, est le « manager » du lieu, très sympathique, très « romantique ». La deuxième, une demi-heure plus tard, est elle aussi « manager »… Elle a un art très particulier de danser avec la fente de sa jupe, très « romantique » également. Je trouve enfin l’explication à ce concept de romantisme, celui-là même, peut-être, que l’on vante tant à propos des Français : l’un des hommes de la fête – célibataire, mais les autres sont tous mariés – m’explique que les hommes chinois sont romantiques, mais que le problème est que les femmes chinoises ne le sont pas. Du moins, elles le sont pendant leurs études, avant le mariage, mais sitôt mariées elles abandonnent cet état pour rentrer, j’en conclus, dans l’état rébarbatif de commères, car ce que cet homme semble qualifier de romantisme, c’est la capacité à s’amuser, la légèreté, le flirt, l’autodérision, dont les hommes en manque viennent se rassasier dans les karaokés. Les épouses des hommes présents ne viendraient pas chanter ici, et si elles étaient venues, me dit-il enfin, ils ne se seraient pas autant amusés.
Voici mes observations du moment, je ne tirerais pas de conclusion hâtive pour le moment, à part celle que les Chinois aiment chanter, et que ça aussi, ça me plait bien.
Le lendemain, le clairon de 6 heures du matin a été un peu moins bien accueilli que de coutume, et j’ai enchaîné sur six heures de « test » de mes élèves, c’était le « mid-term exam », je dois les interviewer un par un pendant cinq minutes en privé, et je continue la semaine prochaine car je n’ai pas réussi à tout faire dans la journée… A la fin de la session, après avoir posé quatre-vingt fois les mêmes questions (du type : « What did you do last week end ? », « What will you do next week end ? », « Tell me about your family » ou « Can you introduce yourself ? » – mais le problème est qu’ils ne comprennent même pas le mot « introduce », qui était pourtant le titre de la leçon, sans parler du mot « week end »…) et reçu plus d’une fois sur deux des regards désemparés ou des réponses tordues, j’ai donné aux derniers élèves présents une harangue en chinois – incroyable ce que la fatigue et l’agacement peuvent produire comme miracles, peut-être même que l’Esprit saint, qui fait parler mille langues dans la Bible, n’était rien de plus qu’une bonne vieille colère –, en tout cas pour vous donner une indication de mon niveau actuel en chinois : il est meilleur que celui de mes élèves en anglais.
Je poursuis donc le travail, il y a espoir, et il y a beaucoup de plaisir car c’est fou ce qu’apprendre une langue peut être intéressant. Je suis toujours frappée par la façon dont les hommes, où qu’ils soient sur la planète peut-être, peuvent ressentir le besoin d’exprimer les mêmes idées : les notions de temps, d’espace, de réciprocité, les modulations telles que « déjà », « sûrement », « dernier » ou « prochain »… Finalement nous avons conçu différents langages, mais ce qu’il nous semble important d’exprimer reste assez similaire… La Tour de Babel eut elle été encore plus haute et ambitieuse, peut-être aurions nous eu droit en retour à un challenge encore supérieur, la diversification et l’étrangeté absolue des structures mentales ?…
Cela dit l’histoire n’est pas finie, et cela pourrait bien nous arriver un jour, qui sait ?